XIV.
LE VRAI COMPLOT DE KHROUCHTCHEV
Toute fissure dans un régime totalitaire ossifié produit des craquements, imputables en l’occurence à Beria puisqu’il est responsable de la quasi-totalité des changements et que ses rivaux ne vont pas manquer d’exploiter.
Le 25 mai, près de 20 000 détenus du goulag dans les mines de Norilsk se mettent en grève pour protester contre la conduite de plus en plus violente et provocatrice des gardes, furieux d’une amnistie qui annonce le licenciement de nombre d’entre eux. Le 5 juin, Beria envoie un cadre supérieur du MVD à Norilsk. Celui-ci engage la discussion avec les leaders de la grève et promet de transmettre leurs revendications à Beria ; il leur demande en échange de reprendre leur travail, si précieux pour la patrie. Les grévistes se divisent : certains reprennent le travail, d’autres continuent la grève. Le procureur de la ville leur promet l’impunité s’ils arrêtent leur mouvement. La liquidation de Beria ne va pas résoudre le problème et la grève se prolongera par saccades jusqu’au 10 juillet. Or Norilsk n’est encore rien à côté de ce qui attend Beria en RDA.
Beria continue à avancer tambour battant. Le 26 mai, il adresse au présidium une note sur l’affaire dite des « aviateurs », montée en 1946, et qui a envoyé en prison le commissaire à l’aviation Chakhourine, le commandant en chef des forces militaires aériennes de l’URSS Novikov, et plusieurs de leurs adjoints. Cette affaire avait valu à Malenkov une disgrâce relative. Beria annonce qu’il soumet le dossier réuni par le ministère de l’Intérieur au collège militaire de la Cour suprême, qui l’examine trois jours plus tard, le 29 mai.
Enivré par sa toute-puissance, Beria ne prend pas de gants. Au début de juin, il envoie une brigade d’agents du MVD en Hongrie, dont un certain Schlüger, arrêté peu auparavant et qu’il avait fait libérer. Imprudente, la femme de Schlüger adresse un télégramme de félicitations à Beria pour son anniversaire, le jour même de la libération de son mari. Le 6 juin, un coup de téléphone l’avertit qu’une voiture va venir la chercher. Sarkissov l’emmène chez Beria, qui se montre insistant. La viole-t-il ? Un mois plus tard, Lioudmila Schlüger écrit : « J’ai demandé à Beria de ne pas me toucher, mais Beria m’a dit que la philosophie n’avait rien à voir et il me prit. Je n’osais pas m’opposer, car j’avais peur que Beria jette de nouveau mon mari en prison. C’est pourquoi je ne résistai pas. » La scène se reproduit deux semaines plus tard. Apparemment la même crainte débouche sur la même absence de résistance490. Le procureur Roudenko ne retiendra pas cette lettre à charge.
Après l’Ukraine et les Républiques baltes, Beria s’attaque à l’Allemagne de l’Est (RDA). Depuis de longues années, le bureau politique était dessaisi de la politique étrangère. Jusqu’en mars 1949, Staline en discutait avec Molotov, puis, après son remplacement aux Affaires étrangères par Vychinski, simple potiche qu’il méprisait, n’en discutait plus avec personne. Les successeurs se sentent d’abord un peu perdus, Khrouchtchev plus que les autres. Seul Beria, grâce aux réseaux internationaux de la Sécurité, a quelques lueurs dans ce domaine. Il en profite pour tenter de modifier certaines des équipes staliniennes à la tête des partis communistes des pays de l’Est, Hongrie et RDA en particulier.
Au Conseil des ministres du 27 mai, il propose une inflexion brutale de la politique allemande. Inquiet de la dégradation de la situation en RDA, marquée par une fuite massive d’habitants de ce pays-croupion vers l’Allemagne de l’Ouest, il fait adopter à l’unanimité la création d’une commission formée de lui-même, Malenkov, Molotov, Khrouchtchev et Boulganine, chargée de présenter dans les trois jours – il y a urgence ! – un ensemble de propositions pour redresser la situation. Sous la pression de Beria, le Conseil des ministres insiste pour que cette note parte du constat que « la situation insatisfaisante en RDA » découle du « cours vers la construction du socialisme ». Le conseil demande que soient refusées « pour le moment la construction du socialisme en RDA et la création des kolkhozes à la campagne ». Seul à manifester un léger désaccord, Molotov demande qu’à l’expression « construction du socialisme » on ajoute « accélérée »491. C’est tout. Le Conseil des ministres donne donc son accord à une orientation où, un mois plus tard, les autres membres de la direction verront la preuve que Beria est un agent de l’impérialisme, désireux de rétablir le capitalisme.
La veille, le présidium avait discuté de la question, en présence de Vychinski, ministre des Affaires étrangères, et de Gromyko, vice-ministre, qui raconte une scène différente : Malenkov préside, entouré de Beria et Molotov ; il ouvre la discussion en soulignant l’importance de la RDA. Tout le monde, selon Gromyko, est à peu près du même avis, lorsque soudain Beria déclare : « La RDA ? À quoi rime-t-elle cette RDA ? Il ne s’agit même pas d’un véritable État. Elle ne survit que grâce aux troupes soviétiques, même si nous l’appelons république démocratique d’Allemagne. » Gromyko commente : « Nous fûmes tous choqués par cette grossièreté et par le fait que Beria parlât d’un pays socialiste avec ce ton cavalier et ces ricanements. » Molotov s’étrangle : « Je proteste énergiquement contre une telle attitude envers un pays ami. » Khrouchtchev s’enflamme lui aussi ; Malenkov, Boulganine, Kaganovitch, Mikoyan, Vorochilov les soutiennent. « Beria était confondu », dit Gromyko qui ajoute : « Le jugement cavalier de Beria sur la RDA suffit à le faire chasser du pouvoir. Sa position révélait une attitude hostile et insultante envers le premier État ouvrier qui existât sur le sol allemand492. » Molotov renchérit : c’est « ce qui nous a définitivement inquiétés à l’égard de Beria […] Pour la majorité d’entre nous la véritable physionomie politique de Beria s’est définie quand nous avons abordé la discussion de la question allemande493 ». Cette unanimité aurait dû alerter Beria.
Les dirigeants ont peut-être été choqués par sa position sur la RDA, mais on en retrouve l’essentiel dans le projet adopté le 2 juin par le Conseil des ministres, sur « les mesures à prendre pour assainir la situation politique en RDA », alors même qu’une délégation du PC est-allemand, convoquée par les dirigeants soviétiques et conduite par son secrétaire général Walter Ulbricht, arrive à Moscou, où elle reste jusqu’au 4 juin. Le projet présenté par Malenkov, président du Conseil des ministres, s’ouvre sur un constat sévère : « Suite à la ligne politique incorrecte menée en RDA s’est établie une situation économique tout à fait malsaine […] ; parmi de larges masses de la population, entre autres parmi les ouvriers, les paysans et l’intelligentsia [en somme, dans toute la population, sauf l’appareil du Parti et de l’État], existe un sérieux mécontentement à l’égard des mesures politiques et économiques prises en RDA. » La preuve ? « 447 000 citoyens de RDA ont fui en RFA de janvier 1951 à avril 1953, dont plus de 120 000 pour les quatre premiers mois de 1953. » Constat dramatique. « Les éléments travailleurs constituent une part significative des fuyards » ; de plus, nombre de paysans découragés abandonnent leur terre et quittent la RDA ! Le mouvement s’accélère et prend une allure d’hémorragie à tel point, ajoute le texte, que 8 000 policiers, 2 718 membres et stagiaires du parti au pouvoir et 2 610 membres de l’organisation de jeunesse du Parti ont pris la route de l’Ouest.
Le texte dénonce « le cours vers la construction accélérée du socialisme en Allemagne de l’Est », décidée par le bureau politique du PCUS du 8 juillet 1952 (en fait par Staline ainsi indirectement critiqué, mais jamais nommé) et docilement adopté les jours suivants (9-12 juillet 1952) par la conférence du SED (ou Parti socialiste unifié, en réalité le PC est-allemand « unifié » avec les sociaux-démocrates contraints et forcés, emprisonnés, liquidés ou achetés, au choix). Il stigmatise « le développement à marches forcées de l’industrie lourde, privée de matières premières, la restriction brutale de l’initiative privée, qui met en cause les intérêts d’un large spectre de petits exploitants à la ville comme à la campagne », etc. Tous les échecs enregistrés « font peser une sérieuse menace sur la stabilité politique de la RDA », bref, créent une situation de crise grave, qui va éclater deux semaines plus tard. Pour la pallier, le texte présente trois séries de propositions économiques et politiques : a) la dissolution des coopératives agricoles non viables ; b) la suppression de toutes les mesures répressives et discriminatoires à l’encontre des petits entrepreneurs privés ; c) l’annulation de toutes les mesures répressives à l’encontre du clergé.
Plus fondamentalement, pour stopper la crise, le texte se prononce « pour le rétablissement de l’unité nationale de l’Allemagne », et propose d’orienter la politique de la RDA dans la « perspective d’une Allemagne unique, indépendante, démocratique et pacifique », donc réunifiée et neutre494.
Beria fonde cette position, violemment combattue un mois plus tard par ses adversaires, sur le fait que l’Allemagne de l’Ouest est alors en dehors de l’Otan, créée en 1949 par les États-Unis pour faire barrage à l’URSS et à laquelle elle n’adhérera, sous la pression américaine, qu’en 1955.
Il accompagne ces propositions, reprises par l’ensemble du présidium et du Conseil des ministres, d’une offensive contre la direction ultrastalinienne du SED, dont il qualifie le secrétaire général, Walter Ulbricht, de « sous-officier prussien ». Mais sa position heurte de plein fouet les intérêts de l’appareil politique, policier et militaire, qui tient la RDA à bout de bras et que la réunification de l’Allemagne renverrait quelque part en URSS, entre Vladivostok et Mourmansk.
Ce sera l’un des reproches les plus graves qui lui seront adressés au lendemain de son arrestation. Au plénum du comité central au début de juillet consacré à son affaire, Malenkov s’indigne : « Lors de la discussion de la question allemande Beria a proposé, non de corriger l’orientation vers la construction forcée du socialisme, mais d’abandonner toute orientation vers le socialisme en RDA et de s’orienter vers une Allemagne bourgeoise495. » Plus incisif, Khrouchtchev, qui, comme Malenkov, efface son soutien à la résolution proposée par la commission dont ils faisaient partie avec Beria, fulmine : « Là où il s’est montré le plus clairement comme un provocateur, comme un non-communiste, c’est dans la question allemande, lorsqu’il a affirmé qu’il fallait abandonner la construction du socialisme, qu’il fallait faire des concessions à l’Occident. » Il fallait, paraît-il, « construire une Allemagne neutre et démocratique ». Mais Khrouchtchev s’insurge : « Comment une Allemagne bourgeoise, neutre et démocratique peut-elle exister entre nous et les Américains496 ? »
En citant les propos de Beria à ce plénum, les orateurs font toujours disparaître la mention « réunification de l’Allemagne » ou « Allemagne unifiée », qu’il avait fait adopter par le Conseil des ministres. Pourtant, le Kremlin est, alors officiellement pour, mais en réalité contre. Beria, lui, était clairement pour, en partie au moins pour les mêmes raisons financières que dans le cas du goulag improductif et coûteux : l’entretien d’une RDA, occupée militairement et rejetée par la masse de sa population, coûterait de plus en plus cher à l’URSS et deviendrait un boulet pour elle.
Le lendemain, le commandant des forces soviétiques en RDA, le maréchal Choukiv, jusqu’alors véritable maître du pays, est rappelé à Moscou et la RDA, toujours zone occupée soviétique, officiellement placée sous contrôle civil, assuré par Vladimir Semionov, qui semble lié à Beria.
Lors de son interrogatoire du 11 juillet, le procureur Roudenko lui demandera de reconnaître qu’il était « partisan du développement de l’Allemagne sur la voie capitaliste et ennemi de la construction du socialisme en Allemagne ». Beria répond : « Mes propositions sur la question allemande ont été acceptées avec quelques amendements que je partage entièrement. […] Mes propositions ne visaient pas à refuser le cours de la construction du socialisme en RDA, mais à adopter une approche très prudente de cette construction497. »
Trois jours avant le Conseil des ministres, le 30 mai, Beria remporte une victoire : le MVD arrête dans le bunker où ils se terraient le principal dirigeant de la résistance lituanienne, Jemaïtis, proclamé en 1949 chef de l’Union de lutte pour la libération de la Lituanie, et son état-major. Ce succès, se retournant contre lui, va lui coûter cher.
Selon Soudoplatov, les relations de Beria avec Malenkov « cessèrent brusquement d’être cordiales en mai 1953, à cause d’une tension personnelle qu’ils laissèrent s’établir par inadvertance ». Selon lui, un auteur dramatique géorgien, Grigori Mdivani, fit remettre à Beria par Lioudvigov, le chef de son secrétariat, une note accusant Malenkov d’avoir, dans son rapport au XIXe congrès, plagié le discours d’un ministre tsariste. « Beria, écrit Soudoplatov, intima l’ordre à Lioudvigov d’oublier » – mais pas de détruire ! – cette note, qui, néanmoins, « finit par atterrir sur le bureau de Malenkov. Le mal était fait498 ». La rupture qui se dessine entre les deux hommes a cependant des causes plus complexes que cet épisode grotesque et douteux.
Beria se comporte comme un chef omnipotent dans son ministère. Le 5 juin, il convoque le ministre de l’Intérieur de Biélorussie, Baskakov, lui exprime son mécontentement de la situation dans sa République et, en sa présence, ordonne au responsable des cadres, Obroutchnikov, de rédiger sur-le-champ l’arrêté révoquant Baskakov. Rétabli dans ses fonctions après l’arrestation de son ancien patron, ce Baskakov sera l’un des dix rares témoins convoqués à son procès.
Au présidium du 6 juin, Khrouchtchev, constatant que le prix auquel l’État paye la pomme de terre aux kolkhoziens ne couvre même pas les frais de transport jusqu’au lieu de stockage, propose de l’augmenter sensiblement ; Mikoyan le soutient. Beria le critique et lui oppose, avec le soutien de Molotov et Kaganovitch, l’idée de construire de grands sovkhozes spécialisés dans la culture de la pomme de terre. Les Soviétiques peuvent attendre des années !
Ce même 6 juin, Beria, traduisant en actes sa note du 26 mai sur Chakhourine, Novikov et leurs adjoints, informe le présidium que le collège militaire de la Cour suprême ayant examiné le dossier de l’affaire des « aviateurs » a décidé d’annuler les condamnations prononcées contre eux sept ans plus tôt. Beria propose donc d’annuler la résolution du bureau politique du 4 mai 1946 et celle du plénum du comité central du 6 mai, « adoptées sur la base de documents falsifiés par Abakoumov499 », de rétablir tous les condamnés dans le PCUS, de leur redonner les décorations dont ils avaient été privés et de les rétablir dans leurs grades. Nouveau coup indirect porté à Staline.
Les interventions de Beria dans la politique étrangère ne se limitent pas à la RDA. Bientôt, il téléphone à Mathyas Rakosi, à la fois secrétaire général du PSOH (Parti socialiste ouvrier hongrois, en fait le Parti communiste hongrois unifié de force, comme en Allemagne de l’Est, avec des sociaux-démocrates terrorisés, achetés… ou emprisonnés !) et président du Conseil des ministres de Hongrie. Il l’incite à nommer secrétaire général du Parti Ernst Gerö, vieil agent du NKVD en Espagne en 1936-1938. Rakosi rejette l’idée. Beria se met en colère. Le lendemain, Rakosi reçoit l’ordre de se présenter à la tête d’une délégation dont Moscou fixe la composition.
Le 9 juin, un membre du secrétariat de Beria téléphone à Zimianine, Biélorusse, chef de section au ministère des Affaires étrangères, et lui demande d’appeler Beria, ce qu’il fait. Beria lui demande pourquoi il travaille au ministère des Affaires étrangères et s’il connaît le biélorusse. Oui, répond Zimianine. Ces questions sont les prémices d’un changement du premier secrétaire du PC de Biélorussie, ce qui sera vivement reproché à Beria. Trois jours plus tard, le 12 juin, dans le droit fil des positions sur l’Ukraine et les Pays baltes, le présidium adopte une résolution sur la Biélorussie présentée par Beria lui-même, Vorochilov, Khrouchtchev, Molotov et Malenkov. Dès les premières lignes on reconnaît l’inspiration. La résolution dénonce la faible présence de cadres biélorusses à tous les niveaux du Parti et des soviets, du centre aux districts, « tout particulièrement dans les régions occidentales ». Elle dénonce la politique agricole, qui a abouti « dans une grande quantité d’exploitations, à un revenu des kolkhoziens insignifiant ». Elle propose de remplacer le premier secrétaire du PC de Biélorussie Patolitchev par Zimianine, chargé de mettre en œuvre les mesures adéquates500. Le limogeage de Patolitchev est une idée de Beria, mais il est cautionné par le présidium, peut-être à contrecœur chez certains.
Patolitchev, onze fois décoré de l’ordre de Lénine – un record dans cet univers de médaillés –, était un parfait représentant de la haute nomenklatura : membre du comité central depuis 1941 et du Secrétariat, siégant au bureau d’organisation du comité central pendant un an de mai 1946 à mai 1947, promu en octobre 1952 membre suppléant du présidium.
Le même jour, le présidium reçoit Rakosi avec une délégation de membres du PC hongrois. Dans l’antichambre, la délégation tombe par hasard sur Beria, qui dévisage Rakosi et lui lance : « Alors quoi ? Vous êtes encore là ? Vous êtes toujours président du Conseil hongrois501 ? » On installe Rakosi en face de Beria qui « pour l’essentiel mène la rencontre ».
Malenkov commence en dénonçant les échecs de la direction hongroise, par un « court discours vide de contenu », selon Rakosi. Khrouchtchev ajoute quelques mots, puis Rakosi expose avec satisfaction la politique menée en Hongrie « pour l’essentiel conforme, précise-t-il, aux conseils reçus ». Beria enchaîne et « donne le ton à une attaque générale contre l’activité du Parti » hongrois. Les autres membres du présidium abondent dans le même sens, sans trouver le moindre élément positif dans ce qui se fait en Hongrie. Attaquant Rakosi personnellement, ils l’accusent d’avoir instauré en Hongrie son propre « culte de la personnalité », expression que Rakosi entend, d’après lui, pour la première fois. Puis Beria revient à l’assaut, stigmatise l’arbitraire instauré par Rakosi, « démontrant en détail » qu’il a fait en Hongrie « la même chose que ce qu’avait fait Staline en Union soviétique », sans que personne proteste contre cette mise en cause du généralissime.
À la seconde rencontre entre les deux délégations, Beria réclame qu’on attribue le poste de président du Conseil des ministres à Imre Nagy, alors vice-président. Rakosi, à qui il laisse le poste de secrétaire du comité central, pense que Beria fait cette proposition parce qu’il juge le poste de président du Conseil des ministres « plus important que celui de premier secrétaire502 ». Malenkov, à qui Beria a volé cette idée qui lui revenait, la confirme.
Beria, arrêté, regrettera son comportement, dans sa lettre à Malenkov en date du 1er juillet : « Mon attitude lors de la réception des camarades hongrois n’est en rien justifiée. Ce n’était pas à moi ou à un autre, c’était à toi de faire la proposition concernant Imre Nagy, mais j’ai bondi de façon idiote », et il ajoute : « De plus, à côté de remarques justifiées, j’ai fais preuve d’une désinvolture et d’une impertinence qui méritent que je me fasse tancer vertement503. » Tancé seulement ? Apparemment, il ne s’attend pas alors à ce qu’on lui prépare. Sa désinvolture et son impertinence à l’égard des dirigeants des « démocraties populaires » qu’ils traitent comme des domestiques, importent peu aux membres du présidium.
À leur propre égard, c’est différent. Au cours de la discussion, Beria déclare : « La tâche du Parti, c’est de veiller à l’organisation de l’agitation et de la propagande ; outre cela, à soutenir le gouvernement dans la mise en œuvre de ses décisions. » Réduire le Parti à un rôle d’adjoint à la propagande du gouvernement, c’est retirer à son appareil central tout pouvoir réel. Le bouleversement serait énorme, car cet appareil, du haut en bas de la société, est la colonne vertébrale du système. Sans lui, le gouvernement resterait sans relais réel avec la société. Lorsque Rakosi, surpris par ces « formulations inhabituelles », lui demande de préciser, Beria, peut-être conscient d’être allé trop loin en présence de ses pairs, esquive sèchement : « Le camarade Rakosi soulève des questions oiseuses. » Profitant du délai de la traduction en russe, Beria l’accable, affirme-t-il, de « menaces » du genre : « Il faut voir d’un peu plus près qui dirige les pays de démocratie populaire ! Il faut en finir avec la glorification des chefs, la glorification de Staline ! Avec des phénomènes comme Govaldovo, Kolarovgrad ! » La ville tchèque de Zlin avait en effet été rebaptisée Godvaldovo, du nom du chef du gouvernement tchécoslovaque, Klement Gottwald, celle de Choumen, en Bulgarie, du nom du chef du gouvernement bulgare, Kolarov.
Les Soviétiques, vraisemblablement sur l’insistance de Beria, insistent pour que les Hongrois « rétablissent la légalité socialiste […], dissolvent les camps d’internement » et liquident l’institution même de l’internement. Rakosi, par deux fois, note l’accord des membres du présidium avec Beria, puis décrit son comportement avec pittoresque : « Beria, qui lançait de façon démonstrative des regards étincelants et vérifiait l’impression produite, lut pour moi une note particulière, composée pour l’essentiel de morceaux de phrases furieuses. Il fit pleuvoir sur moi les attaques les plus inattendues. […] Il me déclara que je me mêlais de façon tout à fait illégale du travail de la Sécurité d’État. » Beria s’emporte de plus en plus et injurie les dirigeants des démocraties populaires : « Ulbricht ! Ah ! on a encore trouvé un drôle de secrétaire général avec lui ! C’est un sous-officier prussien, pas un secrétaire général ! » Puis, se tournant vers les autres Soviétiques, il lâche : « C’est un type intéressant, ce Rakosi ! Pour lui tous ou presque sont des espions, même Gerö ! Mais lui, il est en dehors de toute suspicion ! » Et, ajoute Rakosi, lorsque la délégation hongroise repartit pour l’aéroport, il répéta ces propos devant ses membres qui comprenaient le russe. Rakosi remarque qu’« aucun des délégués soviétiques ne réagit, parce que Beria tenait manifestement les rênes du pouvoir » et le montre sans doute trop. « Beria comptait conserver et réaliser sa domination à travers le président du Conseil des ministres, Malenkov, qu’au cours de ces semaines – c’est du moins ainsi que les choses paraissaient être – il tenait entièrement sous son influence504. »
Pendant ce temps, une tempête s’annonce en RDA. Au début de mai, le gouvernement a décidé un relèvement des normes de production, qui aboutit à des réductions de salaire, et provoque des grèves ; le 13 mai, les ouvriers d’un département d’une briqueterie d’Eisleben débrayent ; la police arrête leurs porte-parole ; les autres ateliers ayant déclenché une grève de soutien, les délégués arrêtés sont libérés ; le 27 mai, les 1 000 ouvriers et employés de Fimag font grève à leur tour, suivis le lendemain par les 3 000 ouvriers de l’entreprise d’électromécanique Kjellberg, puis le 1er juin par près de 1 000 ouvriers d’une fabrique de vis à Finterwalde. Le 9 juin, aux aciéries et laminoirs de Henningsdorf, environ 2 000 ouvriers s’élèvent aussi contre la hausse des normes. La Sécurité arrête cinq protestataires ; les personnels prolongent leur grève pour obtenir leur libération. Ils l’obtiennent. La direction annule la hausse des normes. Le 13 juin, les ouvriers de la fabrique de machines lourdes d’Abus-Gotha arrêtent le travail pour exiger la libération de plusieurs d’entre eux, arrêtés après avoir protesté contre la politique du pouvoir. Le 15 juin, une équipe de nuit d’ouvriers d’une entreprise de bâtiment de Brandebourg débrayent contre la hausse. À l’hôpital de Friedrichshain, près d’une centaine d’infirmiers et employés cessent le travail. Au chantier de Honhenshöpping, les ouvriers, qui depuis le début juin refusent les réductions de salaires, cessent à peu près complètement de travailler tout en restant sur le chantier. La tempête s’annonce.
Le 15 juin, Beria prend une initiative qui se retournera contre lui : il adresse au présidium une note « Sur la limitation des droits de la conférence spéciale du ministère de l’Intérieur », que Khrouchtchev, trois semaines plus tard, interprétera comme une volonté d’extension de ses propres prérogatives. La note rappelle les pouvoirs exorbitants accordés à cet organe de la Sécurité d’État par les décrets du 5 novembre 1934, puis par plusieurs décrets du comité central pris en 1937 et enfin par un décret du comité d’État à la Défense du 17 novembre 1941. Ils autorisent la conférence spéciale à prononcer sans jugement des peines de vingt ans de réclusion en camp ou au bagne, et même la peine de mort contre les membres des groupes trotsko-droitiers, les « traîtres » et les membres de leur famille. Ces pouvoirs exorbitants, écrit Beria, ont permis à l’ancien ministère de la Sécurité d’État de régler des « affaires falsifiées sans fondements suffisants ». Il suggère donc de confier à la conférence spéciale les seules affaires qui mettent en jeu des secrets d’État et ne peuvent donc être transférées aux tribunaux. De plus, il propose de réduire à dix ans maximum les peines de réclusion ou d’exil que cette conférence peut-être amenée à décréter505.
Si Beria propose de réduire les prérogatives de cet organe terroriste, il en maintient l’existence. Khrouchtchev commente ce maintien au comité central de juillet : « Beria arrête, Beria interroge et Beria juge […] Beria n’a pas proposé d’abroger la conférence spéciale, il la maintient […] afin, l’ayant en main, de pouvoir juger lui-même n’importe qui […] Il propose que la conférence spéciale puisse jeter en prison, pour dix ans. Cela signifie qu’il condamne à dix ans, et, dix ans plus tard, il peut encore condamner pour le même délai. C’est la terreur la plus authentique506. » Or Beria ne veut maintenir cet organisme que pour les affaires touchant les secrets d’État, qui, selon la définition, appartiennent au gouvernement, non à la police.
C’est le lendemain du 16 juin que tout bascule. À Berlin-Est, les ouvriers de l’Union du bâtiment de la Stalin-Allee, furieux de la baisse de leurs salaires provoquée par le relèvement des normes, descendent en colonne manifester vers le centre-ville, bientôt rejoints par d’autres ouvriers. Au ministre de l’Industrie, Selbmann, qui les accueille, ils déclarent refuser les nouvelles normes, puis se mettent à crier en chœur : « Nous voulons être libres. […] nous voulons des élections libres à bulletin secret ! » À 15 heures, le Conseil des ministres réuni en hâte annule la hausse des normes. Trop tard. Les manifestants exigent la démission du gouvernement et parcourent les rues en hurlant : « Grève générale ! » La police, dite populaire, est débordée. Le soir, le président du gouvernement déclare à la conférence de cadres du Parti : « L’avant-garde de la classe ouvrière allemande s’est coupée des masses […]. Il faut opérer un tournant. » Les chars russes vont s’en charger.
Moscou craint la contagion, aux démocraties populaires voisines, de la grève de Berlin-Est, qui s’étend le lendemain à plusieurs villes de RDA. Une seule réponse : la répression. En RDA, le maréchal Gretchko, qui commande les troupes d’occupation, et Semionov, haut commissaire soviétique, reçoivent de Beria l’ordre d’envoyer les chars écraser les manifestations et la grève qui a emporté la moitié du pays. Pour renforcer la répression, il envoie Amaiak Koboulov et Goglidzé. D’après Molotov, qui ne jure que par le « marxisme-léninisme », pour qui les grévistes ne sont pas des ouvriers mais seulement des « Allemands » – impossible de supporter qu’ils « se soulèvent contre nous, ç’aurait été un ébranlement général » –, Beria aurait été l’un des plus acharnés à écraser le mouvement : « Immédiatement ! Sans pitié ! Sans perdre un instant507 ! » On avance souvent qu’il aurait fait un saut à Berlin, pour diriger lui-même la répression, et que les comploteurs auraient utilisé son absence contre lui, mais rien ne le confirme. Lioudvigov déclare même avoir discuté avec lui à Moscou « autour du 23 juin »508.
La grève des ouvriers de la RDA – que L’Humanité qualifie aimablement de « fascistes » – est un signal doublement inquiétant pour le Kremlin : elle révèle l’aversion envers les dirigeants de RDA des ouvriers d’Allemagne de l’Est ; de plus, dans l’armée soviétique s’est produit un flottement imprévu : 42 officiers et soldats ont refusé de faire tirer ou de tirer sur des manifestants désarmés. Traduits devant un tribunal militaire, déclarés traîtres à la patrie, ils sont condamnés à mort et fusillés509. L’avertissement est sévère, mais la situation est favorable pour Khrouchtchev, car les autres dirigeants imputent à Beria l’explosion de Berlin-Est. C’est lui qui l’aurait provoquée en voulant réformer le régime et remplacer la vieille direction en s’appuyant sur la Sécurité d’État allemande. Les désordres en RDA scellent probablement son sort ou, du moins, accélèrent le dénouement. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, trois ans plus tard, les adversaires de Khrouchtchev attribueront à son rapport secret et explosif contre Staline, au XXe congrès, les secousses de Pologne et de Hongrie survenues en octobre 1956.
Selon Soudoplatov, l’écrasement de la révolte ne pousse pas Beria à abandonner ses projets de réunification de l’Allemagne : « En affichant sa force, il espérait accroître nos chances de conclure un compromis avec les puissances occidentales510. » Il n’aura pas le temps de vérifier son calcul.
C’est là, prétend Khrouchtchev, que se cristallise définitivement l’idée de se débarrasser de Beria, et qu’il prend l’initiative. Dans le but de légitimer son action, il a fabriqué un imaginaire complot monté par Beria pour prendre le pouvoir et liquider les autres dirigeants, et réussit à imposer cette vision un certain temps. En réalité, c’est Khrouchtchev qui a organisé un complot contre Beria, auquel il a vite rallié l’ensemble des dirigeants. Mikhaïl Smirtioukov, alors chef-adjoint du service administratif du Conseil des ministres, le confirme : « Le “complot de Beria” dont on a tant parlé ensuite n’a pas existé en réalité. On l’a inventé parce qu’il fallait expliquer aux masses pourquoi on avait arrêté le plus fidèle disciple de Staline511. » Molotov ajoute son témoignage : « Beria représentait un danger sur le plan politique, car il s’efforçait, avec le soutien du veule Malenkov, de devenir le leader du parti. Le fait qu’on lui ait tordu le cou était tout à fait justifié512. »
Le fils de Malenkov, Andreï, tente d’attribuer à son père l’organisation du complot, auquel Khrouchtchev ne se serait rallié qu’in extremis. Mais c’est bien Khrouchtchev le monte. Mikoyan l’affirme : « Il faut considérer l’élimination de Beria comme un mérite de Khrouchtchev devant le Parti513 ». Molotov, dont Khrouchtchev brisera la carrière en 1957, est du même avis : « L’initiative de l’arrestation de cet aventurier revient à Khrouchtchev. Il faut lui reconnaître le mérite d’avoir fait tomber ce scélérat dans un traquenard. […] C’est lui qui avait l’initiative. C’est Khrouchtchev qui avait organisé toute l’affaire. » Molotov ajoute : « Khrouchtchev était un homme de droite complètement pourri ; Beria était encore plus à droite et encore plus pourri514. » Encore plus que complètement ?…
Le complot exige l’unanimité des dirigeants, ce que Malenkov, le 7 juillet, explique au comité central : « Ç’aurait été une stupidité impardonnable de chercher à démasquer Beria sans que tout le collectif dirigeant soit soudé et unanime sur ce point515. » L’arrestation, dans le dos du comité central, d’un membre du présidium, élu à ce poste par ledit comité central neuf mois plus tôt, rappelle en effet aux dirigeants les heures les plus sombres des années 36-39, et les agissements de Staline contre les organes suprêmes du Parti. De plus, les comploteurs ne veulent pas donner à Beria l’occasion de se défendre. Ils doivent lui opposer un bloc, y compris avec les plus réticents.
Khrouchtchev commence par contacter Molotov, qui lui donne aussitôt son accord pour, dit-il, « révoquer Beria, l’exclure du bureau politique516 ». Khrouchtchev rallie ensuite son vieux complice Boulganine, puis persuade Malenkov que Beria intrigue contre lui. Malenkov, effrayé, craque. Khrouchtchev convainc sans peine Vorochilov, dont Beria se moquait régulièrement, mais par méfiance des bavardages de ce paon vaniteux, il ne l’avertit de l’arrestation imminente que le matin même du 26 juin. Vorochilov dira au comité central quelques jours plus tard : « Merci aux camarades qui siègent ici de l’avoir démasqué, car, à la vérité, j’ai été le dernier à avoir été prévenu. » Khrouchtchev prévient aussi Pervoukhine au dernier moment. Il semble que personne ne se soucie de Sabourov. Restent Kaganovitch parti dans l’Oural et Mikoyan. Khrouchtchev s’attaque à ce dernier… en dernier.
Il lui fait un récit des crimes de Beria en insistant sur le pire, à ses yeux : « Beria, lui tout seul, par-dessus l’appareil du comité central, a pris langue avec les comités centraux d’Ukraine et de Biélorussie et fait nommer de nouveaux dirigeants sur qui s’appuyer. » Mikoyan, à qui cette nouvelle « produit une impression désagréable », est étonné : depuis mars, il voyait dans Khrouchtchev, Malenkov et Beria un trio d’amis. Il demande à Khrouchtchev ce qu’il veut faire de Beria. Khrouchtchev lui répond mensongèrement qu’il propose de « le nommer ministre de l’Industrie pétrolière517. » Mikoyan, impatient de mettre un terme aux liquidations physiques, trouve l’idée fort bonne : Beria saurra se rendre utile à ce poste.
Le groupe qui se forme pour se débarrasser de Beria obéit à des motifs différents, voire contradictoires. Les ultrastaliniens Molotov, Kaganovitch et Vorochilov reprochent à Beria ses premières atteintes à l’héritage de Staline, sa dénonciation à peine voilée du Guide, l’amnistie de 1 200 000 détenus du goulag, la liquidation du prétendu complot des médecins et Mingréliens, etc. ; si l’on en juge par les deux lettres que Beria lui enverra de sa prison, Malenkov lui reproche la mise en cause de son autorité de président du Conseil des ministres, la pluie de propositions qu’il lance à tout bout de champ et dont il tente parfois d’imposer la mise en œuvre par-dessus les instances du gouvernement. Khrouchtchev, qui n’a pas encore de projet politique clair, veut d’abord imposer la prééminence de l’appareil politique du Parti, qu’il dirige, sur celui du gouvernement. Beria apparaissant isolé, l’opportuniste Mikoyan se rallie aux plus forts, non sans hésitation : « Tout en connaissant les traits négatifs de Beria et tout en le condamnant, dit-il en juillet 1953, il me fut difficile d’adopter d’un coup l’idée d’arrêter un membre du présidium518. » Garder l’habitude, prise par Staline, de liquider des membres du bureau politique, avec ou sans jugement à huis clos, lui paraissait dangereux. Mais l’isolement aussi.
Beria, en tant que chef du Comité atomique, signe alors, sans en référer ni au Conseil des ministres ni au secrétariat du comité central, la décision de procéder à l’expérimentation de la bombe à hydrogène. Elle n’explosera que le 1er août 1953, alors que Beria croupissait au sous-sol du bunker de l’état-major, mais cette décision autoritaire lui sera vivement reprochée.
Le 23 juin, pour se gagner les secrétaires régionaux qui forment l’ossature du comité central, Khrouchtchev informe le présidium qu’il prévoit de réduire de 45 000 à 25 300 postes la nomenklatura du comité central (c’est-à-dire les titulaires obligatoirement nommés ou validés par le secrétariat), pour élargir les compétences des régions et des divers départements (services). L’appareil régional et local du Parti est désormais investi de pouvoirs de nomination, certes toujours soumis à la validation du secrétariat, mais bien réels et qui lui permettent de constituer une clientèle assurant sa solidité.
Le complot contre Beria ne peut réussir qu’avec la coopération de l’armée, dont le corps des officiers supérieurs, pleins d’une haine profonde pour la Sécurité d’État – qui depuis plus de vingt ans surveille, harcèle, dénonce et décime ses rangs. Si l’on excepte quelques détails fournis par Molotov et les versions successives de Khrouchtchev, plus suspectes les unes que les autres, on ne connaît que deux récits de cette intervention : celui, bref, de Joukov et celui, plus détaillé, du maréchal Moskalenko divergent sur plusieurs points. Il est difficile de trancher entre la version de Joukov à la vanité complaisante et celle de Moskalenko que Khrouchtchev, dans ses mémoires, qualifie de « véritable hystérique », caractérisé par « la nervosité, le déséquilibre, l’irascibilité, la grossièreté et même plus que la grossièreté519 », ce qui ne garantit pas une parfaite objectivité. Mais il fournit le plus de précisions.
Le 25 juin, Beria vit sa dernière journée de liberté, journée chargée et fatale. Il rédige d’abord, pour Malenkov, une note très détaillée sur les malversations de la Sécurité d’État, note fondée sur les aveux de Rioumine présenté comme un protégé d’Abakoumov –, ce qu’il fut effectivement pendant un certain temps. On peut déduire de cette note qu’il est décidé à amplifier l’action contre les affaires fabriquées par Staline, qu’il ne nomme jamais, au cours des dernières années de son règne. Il accuse Rioumine d’en avoir falsifié un grand nombre depuis 1944 et, en particulier, d’avoir fabriqué, sous les ordres d’Abakoumov, celle de Leningrad : « comme on sait, écrit-il, ont été arrêtés et condamnés les dirigeants du Parti et des soviets de Leningrad, Kouznetsov, Popkov, Kapoustine… ». Il l’accuse d’avoir inventé l’imaginaire centre d’espionnage au cœur du comité antifasciste juif, qui envoya à la mort la fleur de l’intelligentsia juive soviétique ; il l’accuse d’avoir monté avec Ignatiev le complot des médecins, et d’avoir arraché de faux aveux au Dr Etinguer « en utilisant des méthodes illégales d’instruction »520.
Beria cible plus haut : il s’en prend à Ignatiev. Après l’arrestation d’Abakoumov décidée par Staline, « Rioumine, avec l’accord et les encouragements d’Ignatiev » a passé à tabac des innocents et falsifié des documents de l’instruction dans l’affaire des médecins saboteurs. Enfin, il rend Rioumine et Ignatiev responsables d’avoir couvert la fabrication par Roukhadzé du prétendu « groupe nationaliste mingrélien », là encore par des aveux truqués. Il annonce enfin qu’il a constitué une commission d’enquête chargée de faire toute la lumière sur la liquidation du comité antifasciste juif.
Cette note doit logiquement déboucher sur l’arrestation d’Ignatiev, dont la carrière a été étroitement liée à celle de Malenkov, lui-même indirectement menacé. Les comploteurs ont déjà décidé de liquider Beria. Cette note les y encourage plus encore. En effet, la volonté de Beria de réviser toutes ces affaires mettait indirectement en danger plusieurs membres de la direction, et au premier chef Malenkov. En 1949, Staline l’avait chargé de suivre l’affaire du comité antifasciste juif. C’est lui qui avait transmis l’ordre au juge Tcheptsov de condamner à mort treize des quatorze accusés, dont la majorité des grands écrivains yiddish. De plus, il était directement impliqué dans l’affaire de Leningrad. Enfin, Beria a exigé, quelques semaines plus tôt, que le chef de la direction centrale des archives de son ministère, Syrov, rassemble tous les documents compromettants sur Malenkov, que Syrov avait trouvés sans peine. Il veut pouvoir faire pression sur lui, sans doute et non l’éliminer, mais son action pousse Malenkov dans les bras de Khrouchtchev. Or, indique Soudoplatov, « la situation de Beria dépendait entièrement de Malenkov et de son soutien521. C’est sans doute le soir même que Malenkov achève de rédiger le brouillon de son acte d’accusation contre Beria, dont l’arrestation est organisée avec une précipitation étonnante, due probablement aux événements de ce 25 juin.
Le brouillon du rapport introductif que Malenkov prépare pour la réunion du présidium prévue le lendemain, insiste surtout sur le danger que représente la Sécurité d’État pour l’appareil du Parti. « Les ennemis [il ne dit pas Beria] voulaient placer les organes du MVD au-dessus du Parti et du gouvernement. Il faut […] les placer sous le contrôle du Parti. Les ennemis voulaient utiliser à des fins criminelles les organes du MVD [qui] occupent dans le système de l’appareil gouvernemental la plus grande possibilité d’abuser du pouvoir » (possibilité seulement, Malenkov ne dit pas que ce n’est pas une réalité). Malenkov répète inlassablement : « Le MVD corrigeait le Parti et le gouvernement ; le comité central était au second plan. » En occupant le poste de ministre de l’Intérieur, « le camarade [sic !] Beria contrôle le Parti et le gouvernement, situation grosse de graves périls si on ne la corrige pas en temps voulu, maintenant ». Ces « graves périls » ne sont encore que potentiels, Beria n’a pas encore monté de complot. Malenkov, qui qualifie Beria de « camarade », mais ne répétera plus une pareille gaffe, conclut par une proposition finale fort modérée : « libérer Beria de son poste de vice-ministre du Conseil des ministres et le nommer ministre de l’Industrie pétrolière522. » C’est exactement ce que Khrouchtchev a dit à Mikoyan pour gagner son appui. Molotov raconte d’ailleurs que, lorsque Khrouchtchev l’a contacté, sa réaction a été : « Il faut révoquer Beria, l’exclure du bureau politique523. » C’est tout.
À quel moment et pourquoi le groupe dirigeant est-il passé d’une simple exclusion du présidium et de la vice-présidence du Conseil des ministres suivie d’une mutation au poste de ministre de l’Industrie pétrolière, à la décision d’exécuter Beria après un procès à huis clos ? Sur quel élément nouveau ? Qui a transformé une simple rétrogradation dans la hiérarchie gouvernementale en arrestation et exécution ? Aucun des protagonistes, pas plus Khrouchtchev que Mikoyan, ne soulève la question et donc n’y répond.
Ce fameux 25 juin, Beria reçoit au Kremlin, « pour des négociations », Jemaïtis et quelques-uns de ses lieutenants arrêtés trois semaines plus tôt. L’historien Tynou Tanberg commente : « C’était inouï […] Beria entrait en “négociations” avec le leader du mouvement de résistance lituanien524 ! » Une semaine plus tard, le premier secrétaire du parti communiste lituanien, Snetchkus, dénonce au comité central cette initiative de Beria : il a « popularisé » Jemaïtis auquel, selon lui, il a proposé de créer, avec le vice-ministre de l’Intérieur de Lituanie, Martavicius, une « organisation nationaliste clandestine »525. Snetchkus qualifie ce projet de « provocation ». Pourtant Beria voulait désintégrer la résistance nationaliste en retournant son principal dirigeant et ses associés. La provocation était en fait dirigée contre la résistance.
L’après-midi, le présidium se réunit dans une atmosphère cordiale. Beria, Malenkov et Khrouchtchev rentrent dans la même voiture et, selon Khrouchtchev, en chemin, ils plaisantent, racontent des histoires drôles pour donner le change526. Le chauffeur lâche d’abord Malenkov à sa villa. Khrouchtchev et Beria continuent jusqu’à celle de Beria. Khrouchtchev descend aussi et les deux hommes se promènent un moment ; Khrouchtchev félicite longuement Beria pour toutes les mesures qu’il a fait adopter depuis la mort de Staline. « Attends, Nikita, lui répond Beria, ce n’est qu’un début. » Comment Beria, formé sous Staline à débusquer partout les « individus à double face », peut-il se laisser embobiner par les flatteries grossières de Khrouchtchev ? Il est vrai qu’il le prend pour un benêt. D’après Molotov, « par la suite, Beria s’est cogné la tête contre les murs : comment ai-je pu me laisser avoir ? Il ne s’attendait pas à ça de la part de Khrouchtchev527 ».
Khrouchtchev attend le soir pour prévenir Vorochilov de l’arrestation de Beria décidée pour le lendemain. Kaganovitch, alors en province, ne revient à Moscou que le jour même et apprend le complot in extremis. Il le rappelle quelques jours plus tard au comité central : « Quand cette affaire a été montée j’étais dans l’Oural, je suis arrivé la veille de la décision528 », déjà prise sans qu’il le sache.
Le déroulement du lendemain est difficile à établir clairement, car les témoignages des maréchaux Joukov et Moskalenko (à l’époque général) et celui de Khrouchtchev, sans parler de celui du colonel Zoub, loin de se recouper, sont parfois contradictoires, les deux maréchaux cherchant à tirer la couverture à soi en s’attribuant le rôle décisif. Chacun d’abord affirme avoir reçu de Boulganine la mission de diriger l’affaire. C’est un de trop. Le récit le plus fiable est sans doute celui de Moskalenko, car son action est incontestable. À la réunion du comité central de juillet 1957, où il est démis de toutes ses fonctions en même temps que Molotov et Kaganovitch, Malenkov affirme sans être contredit : « Démasquer Beria n’était pas si facile, pas si aisé […]. Le camarade Moskalenko nous a apporté un concours décisif. C’est vers lui qu’au moment difficile Khrouchtchev et moi, nous nous sommes tournés car nous étions sans force ni moyen sur ce point529. » Le vaniteux Joukov, qui intervient à tout instant dans cette réunion et ose par deux fois souligner imprudemment les « erreurs du camarade Khrouchtchev », n’ose pas contredire Malenkov, et son silence en valide les propos.
Ces témoignages se recoupent quand même sur un point : l’extrême précipitation, voire l’improvisation, avec laquelle l’arrestation de Beria est organisée. Alors que le présidium est convoqué le 26 juin, à 13 heures, c’est seulement le matin, à 9 heures, que Khrouchtchev téléphone au général Moskalenko et lui demande s’il a dans son entourage des gens fidèles, « dévoués à notre parti comme vous l’êtes ». La réponse est oui. Pourquoi avoir choisi Moskalenko, que Khrouchtchev a rarement rencontré depuis la fin de la guerre ? Khrouchtchev prétend s’être d’abord adressé à un autre maréchal, dont il ne donne pas le nom, qui a refusé. Moskalenko précise : « Je n’avais pas connu Beria personnellement avant et je ne l’avais jamais rencontré ; je ne le connaissais que par la presse. » Khrouchtchev invite donc Moskalenko à venir avec ces fidèles au Kremlin, chez Malenkov, dans le bureau occupé jusqu’à sa mort par Staline. Il doit apporter les plans de la défense antiaérienne, des cartes et des « cigares ». Moskalenko lui répond qu’il a cessé de fumer depuis 1944. Khrouchtchev lui rétorque en riant qu’il s’agit d’un autre type de cigares. Ces paroles destinées à dérouter les agents de Beria chargés des écoutes téléphoniques, paraissent bien naïves et transparentes. Ou les écoutes téléphoniques de Beria sont une invention de Khrouchtchev, ou les policiers étaient des nigauds, ou, étrangement, ils ont oublié de prévenir leur patron.
Moskalenko s’active ; le ministre de la Défense Boulganine lui ordonne, sur décision de Khrouchtchev, de passer à son bureau au ministère de la Défense avant de se rendre au Kremlin. Moskalenko arrive avec cinq officiers, anciens du front, dont le commandant en chef de l’artillerie Nedeline, et le général Batitski qui commande les troupes antiaériennes. Boulganine l’informe que sa tâche est d’arrêter Beria, qui dispose au Kremlin, lui dit-il, « d’une garde puissante, nombreuse et dévouée ». Six hommes, ce n’est pas assez. Il faut du renfort. Qui ? Les deux hommes tombent d’accord sur Joukov. Dans ses souvenirs, celui-ci présente les choses tout autrement. À l’en croire, c’est à lui que Boulganine confie la mission de commander le groupe chargé d’arrêter Beria. Vu l’antipathie mutuelle entre les deux hommes, on peut en douter.
Dans ses souvenirs rédigés en 1959, sous Khrouchtchev, Moskalenko affirme qu’à sa proposition de s’adjoindre Joukov, Boulganine a acquiescé, en précisant : « sans arme ». Pourquoi Boulganine voudrait-il que Joukov soit désarmé ? Que craint-il ? Certes Joukov méprise ouvertement Boulganine, mais il n’y a aucun risque qu’il se rallie à Beria, qu’il déteste. Moskalenko fabule peut-être parce que Joukov a été éliminé par Khrouchtchev en 1957 et se trouve en disgrâce. S’il ne fabule pas, on peut trouver deux explications contradictoires à cette consigne « sans arme » : en interdisant à Joukov d’avoir un revolver, Boulganine se venge du dédain qu’il lui marque, le réduit à un simple rôle de spectateur. L’explication la plus plausible est politique : Joukov n’est pas seulement maréchal, il est aussi membre suppléant du comité central depuis octobre 1952, et ministre adjoint de la Défense. Dépositaire d’une parcelle de la souveraineté politique, il ne peut être réduit au rôle d’agent d’une opération de simple police.
Moskalenko propose d’adjoindre à son groupe Léonide Brejnev, qu’il dit avoir connu sur le front ukrainien « comme un général brave et courageux, un instructeur politique dévoué au Parti », et « rencontré un très grand nombre de fois dans des situations de combat ». Or, si le courage n’a jamais vraiment caractérisé Brejnev, son étoile monte et, en 1959, il apparaît comme le second de Khrouchtchev. Trois autres militaires sont sollicités. Le seul des cinq à détenir une arme est Brejnev, à qui Boulganine donne un pistolet. Les autres n’ont pas le temps de s’armer.