IX.
LE PARRAIN DE LA BOMBE ATOMIQUE SOVIÉTIQUE
À la fin de janvier 1945, Beria se rend en Crimée pour assurer la sécurité à la conférence tripartite entre les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’URSS, qui doit se tenir du 4 au 11 février 1945 à Yalta, dans un pays vidé de plus de la moitié de ses nationalités. Il organise aussi l’espionnage des délégations anglaise et américaine mises sur écoute, comme la délégation soviétique. Staline est ravagé par la hantise d’un attentat. Beria a fait construire un abri antiaérien sous le palais Ioussopov, où loge Staline, sous le palais Vorontsov, où loge la délégation britannique, et sous le palais Livadia, où loge la délégation américaine et où se déroule la conférence. Le palais est entouré de 76 canons de DCA de gros calibre, de 120 canons de DCA de petit calibre, de 99 mitrailleuses antiaériennes et de 65 projecteurs antiaériens ; 160 avions de chasse sont stationnés tout près.
Avant l’ouverture de la conférence, les troupes spéciales du NKVD ont contrôlé 74 000 habitants du secteur et en ont arrêté 835, dont on ne sait ce qu’ils sont devenus. Les trois palais sont encerclés de deux cordons de gardes du NKVD ; la nuit, s’ajoute un troisième cordon renforcé par des chiens policiers. En plus de ces mesures générales, des mesures spéciales concernent la sécurité personnelle de Staline. Beria met 5 000 hommes d’un régiment de marche du NKVD et une centaine de soldats des troupes spéciales à la disposition du général Vlassik, qui commande la garde personnelle permanente de Staline. L’Américain Stettinius a pu, écrit-il, « observer Beria […]. On m’avait dit qu’il était l’un des hommes les plus puissants du Politburo et il me parut, ce soir-là, dur, violent et extrêmement alerte337 ». Mais il n’est à Yalta que le policier en chef et n’y joue aucun rôle politique, pendant que le maréchal dort tranquille et prépare le partage du monde en zones d’influence, partage sur lequel se conclut la conférence.
Au lendemain de la conférence, dans la nuit du 12 au 13 février, les aviations américaine et anglaise lâchent sur Dresde, vieille cité sans importance militaire, une avalanche de bombes, qui détruisent entièrement la ville et enterrent sous les décombres ou carbonisent les habitants dont le nombre a suscité d’âpres discussions. Le chiffre le plus souvent retenu est celui de 135 000. On peut s’interroger sur la raison d’un tel bombardement, alors que la défaite de la Wehrmacht est patente, comme le soulignent la tenue et les décisions mêmes de Yalta, et que la prise de Berlin n’est plus qu’une question de semaines. Selon les historiens Mathilde Aycard et Pierre Vallaud, « le bombardement de Dresde, effectué juste après Yalta, a pour objectif non seulement d’anéantir les Allemands, mais aussi de signifier à Staline le sort qui l’attend s’il ne respecte pas ses engagements338 ». Plus insidieux seront les avertissements suivants : alors que le régime nazi est à l’agonie, l’aviation américaine détruit entièrement l’usine de production d’uranium pur installée à Oranienburg, au nord de Berlin, quelques jours avant que l’Armée rouge y arrive. Les mines d’uranium de Tchécoslovaquie et de Saxe subissent le même sort. Un rappel plus brutal surviendra en juillet, un autre plus sévère encore en août.
Le 11 mai 1945, Staline, préoccupé par le front intérieur, signe avec le chef d’état-major Antonov une directive aux dirigeants du NKVD et du NKGB (Beria, Merkoulov, Abakoumov), à Khrouchtchev et à deux autres responsables, créant 100 camps de 10 000 places (45 sur les fronts de Biélorussie, 55 sur les quatre fronts ukrainiens), pour « organiser l’accueil et le regroupement des Soviétiques anciens prisonniers de guerre, militaires et civils, libérés par les Alliés sur le territoire de l’Allemagne occidentale339 ». La formulation « accueil et regroupement » dissimule le sévère contrôle policier auquel ils sont tous soumis et qui se conclut pour environ 10 % d’entre eux par l’envoi au goulag.
Toujours en mai 1945, le physicien Kourtchatov et le commissaire à l’Industrie chimique Pervoukhine, dans une lettre au « bureau politique et au camarade Staline », attirent leur attention sur les questions atomiques et expriment une inquiétude devant leur lenteur à réagir. Staline ne bouge pas. Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, le général Groves assure les savants américains que, vu le retard de son industrie et sa pauvreté en uranium, l’Union soviétique mettrait vingt ans à construire la bombe A.
Quelques jours après la fin de la guerre, Beria invite à dîner Alexandre Fadeiev. D’après l’inamovible secrétaire de l’Union des écrivains, le repas se passe d’abord bien : nappe blanche, vins fins, saumon, caviar. « Beria, affirme Fadeiev, fut très aimable avec moi. » Les deux hommes parlent littérature, puis Beria répète ce que Staline avait déclaré à Fadeiev quelques mois plus tôt : l’Union des écrivains est truffée d’espions étrangers. Fadeiev se fâche et l’accuse de souffler lui-même à Staline les accusations que celui-ci reprend à son compte. Beria hausse le ton : « Je vois que vous voulez tout simplement entraver notre travail340. » Fadeiev, excédé, claque la porte. Dehors, assure-t-il, une voiture le suit, occupée par quatre hommes de Beria. Persuadé qu’ils veulent l’écraser sous prétexte d’un accident de circulation, il se cache dans les buissons et réussit à s’échapper. Même si Fadeiev, alcoolique invétéré, fabule, le seul fait qu’il ait pu imaginer une telle hypothèse en dit long sur l’image et sur la réputation de Beria.
Satisfait des mesures prises à Yalta pour assurer sa sécurité, Staline confie à Beria l’encadrement de la conférence qui doit réunir les trois grands à Potsdam, en zone allemande d’occupation soviétique, du 17 juillet au 2 août. Le 2 juillet 1945, Beria, donne par écrit à Staline et Molotov le détail des dispositions impressionnantes qui assureront leur confort et leur sécurité. Pour le camarade Staline, un hôtel particulier de 400 mètres carrés comprenant quinze pièces, une véranda, une mansarde et toutes les commodités. Beria y a stocké des réserves de « gibier, légumes, volaille, épicerie, produits gastronomiques divers, et boissons ». Cela suffira-t-il aux deux hommes et à leurs interlocuteurs ? Beria les rassure : « On a constitué à sept kilomètres de Potsdam trois exploitations auxiliaires, comprenant des bases de bétail, de volailles, de légumes et deux boulangeries. » Beria sait que le courageux Staline est très soucieux de sa sécurité ; aussi précise-t-il : « Tout le personnel vient de Moscou » – donc filtré et contrôlé par le NKVD. Deux aérodromes spéciaux sont aménagés, mais pas pour Staline qui refuse obstinément de se déplacer en avion depuis la panique qui l’avait saisi lors de son voyage à Téhéran. Il se rendra à Potsdam en train. Là encore, Beria a tout prévu pour rassurer le Guide. D’abord, « 7 régiments des troupes du NKVD sont affectés à la garde, plus 1 500 hommes des groupes opérationnels [troupes d’élite]. La surveillance sera organisée en trois cercles concentriques ».
Le trajet du train spécial couvrira 1 923 kilomètres, dont 1 095, c’est-à-dire plus de la moitié, en URSS. Beria prévoit 17 000 hommes des troupes du NKVD et 1 515 membres des groupes opérationnels. À Staline qui le harcèle de questions, Beria précise que « pour chaque kilomètre de voie ferrée sont prévus de 6 à 15 hommes de garde. Sur le parcours circuleront 8 trains blindés des troupes du NKVD341 ». Pendant ce temps la population soviétique est ravagée par la faim. Quant à Molotov, il aura à sa disposition un immeuble à un étage, de 11 pièces. Il pourra se servir dans les réserves de Staline, son voisin.
Le 1er ou le 2 juillet 1945, Merkoulov, alors commissaire à la Sécurité d’État, transmet à Beria un rapport de Fuchs annonçant un essai de la bombe A aux États-Unis pour le 10 juillet, son utilisation future prévue sur le Japon et un dossier technique complet sur les schémas de la bombe. Staline ne bronche pas. Ou il continue à croire qu’il s’agit d’intoxication, ou il ne mesure pas la portée de cette information.
Avant de partir pour Potsdam, Staline décerne à Beria, le 9 juillet 1945, le titre de maréchal de l’Union soviétique. Ses seules activités militaires ont consisté à organiser la déportation d’une douzaine de peuples de l’Union soviétique. C’est dans doute l’unique maréchal de l’histoire dont les seuls faits de guerre soient des opérations de police contre ses propres concitoyens. Telle est l’essence du régime de Staline.
Le 16 juillet, juste avant la conférence, les Américains procèdent à l’essai de leur bombe atomique, à Alamagordo. Truman, qui a remplacé Roosevelt mort le 11 avril, en informe vaguement Staline le 24 juillet. Staline ne réagit pas ou feint de ne pas réagir, une fois de plus.
Le 6 août, les Américains lâchent leur première bombe A sur Hiroshima ; le 8, alors que le Japon est à genoux, ils en lancent une seconde sur Nagasaki, ce qui montre à Staline qu’ils en ont plusieurs. L’historien britannique David Holloway peut affirmer à bon droit : « La bombe atomique prit Staline par surprise, malgré les renseignements détaillés que l’Union soviétique avait reçus sur le projet Manhattan342. » Staline ne prenait pas l’arme au sérieux, jusqu’à ce que Hiroshima montre qu’elle était d’une puissance sans commune mesure avec les bombes traditionnelles.
Tétanisé, Staline comprend sans doute que le bombardement atomique de Nagasaki, qui anéantit entre autres la seule communauté catholique importante du Japon, visait plus l’Union soviétique que le Japon déjà à terre. À son habitude, après avoir tant traîné et tardé, il passe soudain de l’attentisme à la précipitation.
Le 20 août 1945, le comité d’État à la Défense crée un comité spécial chargé de mettre en œuvre tous les moyens possibles pour fournir à l’URSS la bombe atomique aussitôt que possible. Le comité, présidé par Beria, est plus politique que technique. On y trouve en effet les membres suppléants du bureau politique, Malenkov et Voznessenski, le président du Gosplan (le commissariat à la Planification économique) Zaveniaguine, vice-commissaire à l’Intérieur, et seulement trois scientifiques : Kourtchatov, Ioffé et Kapitsa.
Staline donne l’absolue priorité au comité. Les savants ne s’en rendent peut-être pas compte, mais Beria, lui, le sait : s’il ne réussit pas dans les délais requis, il le paiera de sa tête. Or Staline veut à tout prix la bombe pour 1948 ; il ouvre les vannes du crédit, sans même établir de budget prévisionnel. Ajoutées aux prélèvements énormes de la nomenklatura pour financer des privilèges de plus en plus exorbitants, ces sommes colossales interdisent aux dirigeants du Kremlin de nourrir, vêtir et loger convenablement la population soviétique.
La mise en place de l’équipe scientifique ne va pas sans difficulté. Comme tous les cadres et dirigeants staliniens, même s’il est plus intelligent qu’un Kaganovitch ou un Molotov, Beria est habitué à commander et à exiger, pas à discuter et argumenter. Le physicien Kapitsa, enrôlé en septembre 1945 dans le comité technico-scientifique de la recherche atomique, réagit très vite contre cette gestion autoritaire, à commencer par le comportement grossier de Beria, au moment de son recrutement. Dans une lettre à Staline d’octobre 1945, il s’indigne : « Lorsqu’il a décidé de m’engager, il s’est contenté d’ordonner à son secrétaire de me convoquer dans son bureau. » Kapitsa oppose cette désinvolture à la déférence qu’on témoignait aux savants sous le tsar : « Lorsque Witte, le ministre des Finances du tsar, recruta Mendeleiev pour le faire travailler au bureau des poids et mesures, il se déplaça personnellement. » Kapitsa poursuit : « Le 28 septembre, j’étais dans le bureau du camarade Beria et, lorsqu’il a jugé qu’il était temps de clore la conversation, il m’a simplement tendu la main en me disant : “Bon, au revoir.” Il ne s’agit pas de bagatelles, ce sont des marques de respect pour une personne : un savant ! » Ce souci de l’étiquette paraît dérisoire dans l’Union soviétique de 1945, mais Staline, même surpris, montre néanmoins la lettre à Beria.
Beria présente ses excuses. La bombe atomique avant tout. Il invite Kapitsa à venir le voir. Kapitsa lui rétorque : « Si vous voulez me parler, venez à l’Institut. » Beria se déplace… et offre un fusil au physicien. Mais il continue à mener le comité à la baguette. Le mois suivant, Kapitsa, pour un motif plus sérieux que le respect dû à sa personne, met en cause le comportement autoritaire des trois membres du bureau politique qui dirigent le comité. Il accuse Beria, Malenkov et Voznessenski de se conduire au comité « comme s’ils étaient des surhommes. Surtout le camarade Beria. C’est vrai, c’est lui qui tient la baguette ». Mais, « la faiblesse fondamentale du camarade Beria, c’est que le chef d’orchestre ne doit pas seulement remuer la baguette, il doit aussi comprendre la partition » ; or il ne connaît rien en physique. « Je lui ai dit franchement : “Vous ne comprenez rien à la physique. Laissez ces questions aux scientifiques.” Il a répondu que je ne connais rien aux gens343. » Kapitsa demande donc à être relevé de ses fonctions au comité spécial. Staline accepte, mais lui retire ses responsabilités scientifiques. Quand on sait avec quelle facilité il distribue le qualificatif de traître, c’est une peine bien légère.
Kapitsa, partisan des contacts les plus larges entre les savants du monde, voulait publier un article proposant un échange général sur les implications de l’énergie nucléaire. Molotov donne son accord, mais Beria oppose son veto quelques jours après la démission du physicien. Il s’agit peut-être d’une réaction de vengeance, mais Beria pressent sans doute que Staline est hostile à ce genre d’échanges internationaux, qu’il dénoncera bientôt comme un effet du cosmopolitisme haï.
Beria semble pourtant adapter ses méthodes aux savants et techniciens qu’il a sous ses ordres. Il ne se comporte pas en garde-chiourme. Le physicien Khariton est élogieux : « Beria agissait avec envergure, énergie et acharnement. Il visitait souvent les installations, essayait de comprendre sur place et menait tout projet à son terme. Lui qui n’hésitait jamais à insulter et humilier un individu, se montrait tolérant avec nous et, c’est même difficile à dire, extrêmement poli. Si les intérêts de la cause exigeaient d’aller au conflit, au prix de contorsions idéologiques, il allait au conflit. Avec un curateur comme Molotov, nous n’aurions pas obtenu ces succès impressionnants344. » Le professeur Golovine, assistant de Kourtchatov, le confirme : « À ce moment-là, les talents d’administrateur de Beria nous paraissaient évidents. Il était doté d’une énergie peu commune. Les réunions ne duraient pas des heures, les décisions étaient prises rapidement. […] Beria était un remarquable organisateur, énergique et critique. S’il prenait un document à lire pendant la nuit, il le rendait le lendemain matin avec des remarquables raisonnables et des propositions pertinentes. Il ne se trompait pas dans le choix des gens, vérifiait tout personnellement et il était impossible de lui cacher les ratages345. »
Au comité central de juin 1957, le ministre de l’Intérieur Doudorov affirmera : « Les cadres qui s’occupaient de l’affaire atomique se sont réjouis de l’arrestation de Beria, qui accompagnait le travail de rebuffades et de menaces, et fondamentalement le freinait346. » Cette opinion, démentie par la plupart des savants, n’est qu’un acte d’allégeance à Khrouchtchev.
Les savants soviétiques travaillent sur les données très précises que leur ont fournies les services de renseignements soviétiques. Le 11 octobre 1945, Merkoulov, relayant les informations communiquées par Klaus Fuchs, transmet à Beria une description détaillée de la bombe au plutonium. Les savants soviétiques recopient minutieusement les schémas américains. Dans l’équipe spécialisée, seuls sept ou huit rares initiés (Kourtchatov, Ioffé, Alikhanov, Kikoïne, puis Khariton, Artsimovitch et Chtchelkine) savent qu’ils travaillent sur des plans étrangers, auxquels Kapitsa lui-même n’a pas eu accès. Les autres, stupéfaits par la vitesse de leurs découvertes, admirent leur génie.
Pourtant, l’historien russe Toptyguine prétend : « Le rôle des services de renseignements a malgré tout été secondaire. La création de l’industrie atomique, les services de renseignements et l’extraction de l’uranium sur le territoire de l’URSS, de la Bulgarie, de la RDA, de la Tchécoslovaquie et de la Pologne, toutes les mesures qui ont débouché sur l’expérimentation de la bombe soviétique et liquidé le monopole des États-Unis sur l’armement nucléaire, sont le mérite du peuple tout entier, des intellectuels physiciens, jusqu’au dernier déporté mort dans les mines d’uranium347. »
On reconnait là le mythe de la grande guerre patriotique, renouvelé jusqu’à l’indécence avec cette évocation lyrique des hordes de déportés morts dans l’entreprise. Le but, clairement, est de dévaloriser le rôle déterminant de l’espionnage soviétique, d’exalter la grandeur de la « science soviétique » et, indirectement, de préserver le mythe de l’« édification du socialisme dans un seul pays ». Si le « socialisme » soviétique, censé développer les forces productives à un niveau supérieur à celui du capitalisme, doit, pour avancer, copier les réalisations de ce dernier – et donc accumuler un retard toujours croissant – il se nie lui-même. La campagne nationaliste russe déclenchée par Staline sert à camoufler le fait que les réseaux de renseignements permettent de copier la bombe américaine jusque que dans le détail, de même que le bombardier B-29. Pour dissimuler cette dépendance, Staline et son porte-voix, Jdanov, dénoncent l’agenouillement prétendu des intellectuels et des savants devant l’Occident pourri et son cosmopolitisme.
Le dernier déporté mort dans les mines d’uranium devient un symbole du peuple victorieux. Or, pour l’essentiel, les installations nucléaires ont été construites par des détenus et par des soldats des unités de construction, recrutés le plus souvent parmi d’anciens prisonniers et habitants des territoires occupés, qui, sous Staline, étaient considérés comme des Untermenschen, dont la vie ne valait pratiquement rien. Ils travaillaient presque sans protection. Dès le lancement du projet atomique, Beria crée une subdivision spéciale du goulag, la Direction principale des camps de construction industrielle, qui gère treize camps, rassemblant, à la fin de 1945, 103 000 déportés ; puis, au début de 1946, il intègre à cette Direction celle des entreprises minières et métallurgiques, qui rassemble alors 190 000 déportés. Ce sont donc un peu plus de 290 000 déportés transformés en héros anonymes et involontaires, dont le nombre ne va cesser de croître.
Boris Sokolov, qui éclaire cette réalité sordide, ajoute : « Pendant la guerre on lançait les conscrits des territoires occupés, sans armes, dans des attaques frontales meurtrières sur les positions allemandes. Après la guerre, les survivants furent désignés pour des attaques exterminatrices sur un autre front, celui du projet atomique soviétique348. »
Un soldat qui a survécu à ces épreuves se rappelle : « Nous vivions sur le chantier à ciel ouvert, sous des tentes ou dans des zemlianki, et pourtant, l’hiver, la température tombait parfois à 40 degrés en dessous de zéro […]. On nous nourrissait de pommes de terre et de chou gelés […] ; pour recevoir une ration supplémentaire (une louche de potage et 100 grammes de pain) il fallait dépasser la norme fixée, ce qui était impossible. Les conditions d’existence différaient peu de celles des camps. » Un autre raconte : « Les gens mouraient par dizaines, par centaines, de sous-alimentation et d’un travail écrasant, épuisant. » Un autre renchérit : « Nous vivions dans des zemlianki, où était installée toute une compagnie. Nous travaillions onze heures par jour, de 8 heures du matin à 7 heures du soir. […] Nous étions toujours affamés, nous n’avions pas assez à manger […] et parfois, après le travail, on s’effondrait par terre. » En 1950, après la mise en service de l’installation, « nous avons été démobilisés, mais on ne nous a pas libérés, ce n’est que l’année suivante que j’ai pu échapper à cet enfer. Peu d’entre nous en sont ressortis vivants349 ».
C’est sans doute à cet usage massif et meurtrier de détenus sacrifiés au projet atomique que Beria doit d’avoir vu son nom associé au goulag dans la conscience de ses victimes. Une lettre de détenu saisie par la censure des camps est explicite : « Combien cet indigne système a puni de victimes innocentes, combien Beria a-t-il ruiné de foyers humains, combien a-t-il fait couler de larmes de mères, de femmes et d’enfants350 ? »
En tant que chef du NKVD, Beria supervise la mise en place des institutions de la zone soviétique en Allemagne, la future République démocratique allemande (1949). Ses hommes, Serov, Mechik, Tsanava, s’occupent sur le terrain de sélectionner les Allemands sûrs (et inlassablement vérifiés) chargés de prendre en main sous leur étroit contrôle l’organisation de la vie sociale dans cette zone. Sur les talons de l’Armée rouge s’installent en Allemagne les services de quatre structures policières soviétiques : le NKVD, le NKGB (Sécurité d’État alors dirigée par Merkoulov), le Smerch (service de contre-espionnage) du commissariat à la Défense (dirigé par Abakoumov) et le Smerch du commissariat à la Marine militaire. De plus, dès le 6 juin, 1945, le général Joukov a créé une administration militaire en Allemagne (ou SVAG), qui installe partout des commandantures. Les hommes de Beria et les « plénipotentiaires » du NKVD responsables de l’administration allemande se heurtent souvent aux cadres de cette administration. Or les représentants du NKVD ne sont pas subordonnés à l’administration militaire ; ils empiètent sur ses prérogatives, et vice versa. C’est l’une des nombreuses sources de friction entre Beria et Joukov, ainsi qu’entre Beria et Abakoumov. Sous la houlette de celui-ci, le Smerch, au rôle théoriquement limité au contre-espionnage, déborde sur les prérogatives des hommes du NKVD, au grand mécontentement d’Ivan Serov. Enfin tous ces services pillent à qui mieux mieux le territoire qu’ils contrôlent.
Beria a envoyé à Paris son secrétaire Charia chercher le neveu de sa femme Nina : Timour Chavdia. Après avoir été fait prisonnier par les Allemands, Chavdia était entré dans la légion géorgienne SS puis, dit-on, dans les services de sécurité allemands. Beria n’agit pas ainsi par tendresse familiale. Il espère utiliser ce Chavdia auprès de l’émigration géorgienne, mais prête ainsi le flanc à ceux qui guettent des éléments compromettants contre lui. De plus, Beria continue à utiliser les services du frère de Rapava – chef du NKVD de Géorgie –, Kapiton, lui aussi capturé par les Allemands et passé de leur côté.
Le 29 décembre 1945, Beria est libéré de ses fonctions de chef du NKVD, remplacé son adjoint Serge Krouglov. Il confiera le 1er juillet 1953 que cette décision était pour lui une mise à l’écart. Ce n’est pas certain pourtant qu’il y perde. Le NKVD gère la milice chargée de l’ordre ordinaire dans des villes où, depuis la fin de la guerre, des bandes de déserteurs, de voyous et de petits bandits font régner la terreur dès la nuit tombée, dans une quasi-impunité. Il n’en porte plus la responsabilité, même s’il exerce encore une certaine surveillance. En effet, le chef du NKVD, qui envoyait ses textes les plus importants à Staline, Molotov et Malenkov, ajoute Beria à sa liste. En janvier 1946, Staline transfère de l’Intérieur à la Sécurité d’État le secteur « S », chargé des attentats et du sabotage dirigé par Soudoplatov et Eitingon, les organisateurs de l’assassinat de Trotsky.
Beria a pris l’habitude de lever le coude. Dans ses mémoires, Khrouchtchev le dépeint comme un ivrogne, organisateur de beuveries chez Staline à qui il fait dire : « Quand Beria n’était pas à Moscou, on n’avait pas de telles beuveries chez nous, il n’y avait pas d’ivrognerie. » Il ajoute : « Et je voyais que Beria dans cette affaire excitait Staline. Cela plaisait à Staline, Beria le sentait. Quand personne ne voulait boire mais que Staline en avait envie, Beria l’y poussait. […] Les gens se soûlaient littéralement351. » On pourrait récuser le témoignage de Khrouchtchev, prêt à tout pour discréditer Beria, mais le journaliste anglais Edward Crankshaw, qui travailla longtemps à Moscou, affirme : « Beria était soûl plus souvent que la plupart. Dans les quelques occasions que j’eus de le rencontrer, il était invariablement ivre352. »
Le communiste yougoslave Milovan Djilas, qui rencontre les dignitaires soviétiques au lendemain de la guerre, note : « Beria était un véritable ivrogne […] ; il était marqué par l’embonpoint, il avait le teint verdâtre et les mains moites. » À la boisson il ajoute la grossièreté. Évoquant un repas au Kremlin en 1948, Djilas relève la « vulgarité » des participants « et en particulier celle de Beria ». Dijlas ayant été contraint de boire de la vodka au poivre, Beria lui explique, « avec un ricanement, que cet alcool avait un effet néfaste sur les glandes sexuelles et, pour se faire comprendre, il employa les expressions les plus crues », au point qu’il suscite la répulsion de Djilas : « Avec sa bouche aux lèvres très tranchées, ses yeux exorbités derrière son pince-nez, écrit-il, il me fit soudain penser à Vukovitch, un des chefs de la police royale de Belgrade, spécialisé dans la torture des communistes. » En le regardant, il a, écrit-il, « l’impression de se trouver entre les pattes graisseuses et humides de Vukovitch-Beria ». Il souligne en lui « une certaine suffisance et une certaine ironie, auxquelles se mêlait l’obséquiosité de l’employé de bureau353 », qui se manifeste à l’égard de Staline en toute occasion. Ainsi, au début du repas, Staline propose à ses invités un de ces jeux puérils et grossiers auxquels il excelle. Chacun doit deviner combien de degrés en dessous de zéro marque le thermomètre dehors et boire autant de verres de vodka qu’il y a de degrés d’erreur en plus ou en moins. Beria se trompe de trois degrés, mais prétend l’avoir fait exprès pour complaire à son patron qui aime enivrer les invités.
Son ivrognerie est sans doute à la fois celle du bureaucrate qui s’empiffre et celle du subordonné qui boit pour surmonter sa crainte permanente. Beria sait en effet que ses titres ne le protègent pas plus qu’ils n’ont hier protégé Iagoda, Iejov ou Postychev. Une anecdote est révélatrice de cette crainte permanente. En mai 1946, Staline ordonne à Beria d’annoncer à Chostakovitch que l’État lui accorde un grand appartement à Moscou, une datcha d’hiver, une automobile et 60 000 roubles. Chostakovitch veut refuser tous les cadeaux, surtout les roubles, en affirmant qu’il est « habitué à gagner lui-même sa subsistance ». Obligé de communiquer cette réponse à Staline, Beria, terrifié, en colère, hurle : « Mais c’est un cadeau ! Si Staline me donnait un de ses vieux costumes, non seulement je ne refuserais pas, mais je le remercierais354. »
Utilisant les nombreux défauts de fabrication des avions de chasse et de bombardement soviétiques, Staline monte l’affaire dite des « aviateurs », qui rebondira en 1953. En novembre 1945, il fait accuser le commissaire à l’Industrie aéronautique, Chakhourine, de « conduite immodeste ». Et pour cause : ce communiste convaincu dispose de huit voitures personnelles, dont certaines confisquées en Allemagne. Staline joue au yo-yo avec lui. Il le limoge le 7 janvier 1946, le nomme vice-président du Conseil des ministres le 9 mars, puis le fait arrêter le 27 mars, avec ses principaux adjoints. De son côté, le NKVD fait avouer au maréchal d’aviation Khodiakov que le commandant en chef des forces aériennes, le maréchal Novikov, a accepté la livraison d’appareils défectueux. Abakoumov, chef du Smerch, lui demande, sur mandat de Staline, si Malenkov était au courant des malfaçons dues, en réalité, aux exigences de Staline de livrer le plus grand nombre possible d’avions le plus vite possible.
Le 11 avril 1946, Staline adresse à tous les membres du bureau politique un acte d’accusation contre Chakhourine, convaincu d’avoir, avec l’accord de Novikov, livré « des avions de mauvaise qualité […] ce qui a mené nos aviateurs à la mort355 ». Le 11 mai, le collège militaire de la Cour suprême condamne Chakhourine à sept ans de camp, Novikov et ses adjoints à des peines allant de deux à six ans de camp, pour avoir « livré des avions et des moteurs notoirement défectueux […] ce qui a conduit à toute une série d’accidents et de catastrophes […] ayant entraîné la mort d’aviateurs », dont le sort n’émeut pas vraiment Staline356. En avril 1953, Novikov affirmera qu’il n’a pas rédigé lui-même la déclaration qui lui est attribuée et qui contient des attaques contre Joukov. Il n’en connaît pas l’auteur, sans doute Staline lui-même, qui suggère que Malenkov a couvert la fraude et se prépare à utiliser la déclaration signée par Novikov contre Joukov, dont il veut se débarrasser.
Coup dur pour Beria : le 4 mai 1946, sur rapport de Staline, le bureau politique chasse du secrétariat du comité central Malenkov, accusé de complaisance dans l’affaire des avions défectueux, et surtout remplace, à la tête de la Sécurité d’État, Merkoulov par Abakoumov. Staline dresse contre Beria ce bellâtre gominé, parfumé, brutal, inculte et corrompu. Selon Merkoulov, Abakoumov ayant conquis la confiance de Staline, « Beria se mit à le craindre comme le feu357 ». Khrouchtchev, voulant liquider – et liquidant – à la fois Beria et Abakoumov, présente constamment le second comme un agent du premier. Dans ses mémoires il affirme qu’Abakoumov « ne rapportait à Staline que ce qui, selon Beria, devait plaire au vieux guide358 ». Soljenitsyne, quoique sans aucun moyen de le savoir, prétend, lui aussi, contrairement à la vérité : « La direction quotidienne de la Sécurité d’État était aux mains de Beria, de qui Abakoumov recevait la plupart de ses consignes359. » Le général d’armée Ivachoutine, qui travailla sous les ordres d’Abakoumov dans le Smerch, souligne au contraire : « Abakoumov servait Staline avec une foi aveugle et il exécutait sans broncher les ordres que celui-ci lui donnait360. »
Coup supplémentaire : le bureau politique du 23 août 1946 décide de rétrograder Merkoulov au rang de membre suppléant du comité central. On lui reproche d’avoir mal organisé le travail de son ministère et surtout d’« avoir dissimulé au comité central des lacunes dans le travail du ministère et le fait que dans toute une série d’États étrangers ce travail s’est effondré361 ». Cacher la vérité à Staline sur une question aussi sensible est un crime. Le dixième suffirait à envoyer tout autre au goulag ou au poteau d’exécution. Or Merkoulov est nommé chef adjoint de la Direction principale de la propriété soviétique à l’étranger, le Goussimz, que ses membres, en plaisantant appellent entre eux le Gouss (l’oie) à cause des larges possibilités de pillage que cet organisme offre à ses dirigeants ; le Goussimz organise en effet le racket systématique et massif de sculptures, tableaux, bibelots, mobilier, vaisselle de luxe, objets d’art divers emportés vers Moscou par convois entiers, puis entreposés près de Moscou ou livrés dans les appartements de hauts dignitaires civils, policiers et militaires. Or plusieurs intimes de Beria occupent, dès 1947, les principaux postes dirigeants de ce Goussimz : aux côtés de Merkoulov, on trouve Bogdan Koboulov, Vlodzimirski, Dekanozov. Celui-ci, deux ans plus tard, est envoyé diriger la section autrichienne du Goussimz, encore plus prometteuse. Tous s’engraissent pendant plus de cinq ans, dans tous les sens du terme, surtout l’énorme Bogdan Koboulov – sauf Merkoulov, nommé ministre du Contrôle d’État en 1950.
Ces bureaucrates repus ignorent tout des difficultés de la population. L’été 1946, une terrible sécheresse dépassant en ampleur celle de 1921 qui avait fait près de 4 millions de morts, s’abat sur la Russie d’Europe, l’Ukraine, la Biélorussie et la Moldavie ; dans certains districts il ne tombe pas une goutte de pluie pendant deux mois de suite ! Le soleil brûle impitoyablement la terre qui se fendille, les semis se dessèchent. Par contre, des pluies diluviennes ravagent la Sibérie. La plupart des kolkhoziens ne touchent rien pour leur troudodien (journée de travail), ni en argent, ni en blé, ni en pain. Traités comme des serfs, ils ne manifestent aucune ardeur ni aux semailles ni à la moisson, qui traîne.
La récolte de pommes de terre est aussi mauvaise que celle de blé. Des millions de paysans se nourrissent d’herbe, d’écorce d’arbre, de cadavres de chevaux, de soupe d’orties, de pommes de terre gelées, ramassées après la fonte des neiges, avec lesquelles il façonnent des galettes, auxquelles ils donnent le nom imagé de tochnotiki (vomissures). La faim réintroduit le cannibalisme. Le secrétaire du comité du Parti d’Odessa, Kiritchenko, visitant un kolkhoze, tombe sur une femme en train de découper en tranches à la hache le cadavre de son deuxième enfant qu’elle se prépare à saler, après avoir mangé l’aîné.
Pourtant, cette même année 1946, Moscou livre 600 000 tonnes de blé à la Pologne et 500 000 tonnes à la France, exportant au total, pour des raisons politiques, 1,7 million de tonnes de blé. Or la récolte de blé, de 40 millions de tonnes, est la pire de toute l’histoire de l’URSS. Le gouvernement n’hésite pas à confisquer la quasi-totalité de la récolte des kolkhozes et sovkhozes, et à rafler la pauvre récolte des paysans sur leurs petits lopins individuels.
Dans la province de Novgorod, les paysans composent une tchastouchka (quatrain populaire chanté) de circonstance :
Une partie de notre blé part à l’étranger.
Toutes les patates partent pour la vodka.
Et les kolkhoziens sont affamés.
Allons donc tous au cinéma !
Incapable d’honorer les tickets de pain sur l’ensemble des cartes de rationnement existantes, le gouvernement décide d’en réduire brutalement le nombre : il y en avait 87,8 millions en septembre 1946. Au 1er octobre, il supprime 23 millions de bénéficiaires vivant ou travaillant à la campagne et censés pouvoir y trouver de quoi manger. Le Conseil des ministres révise chaque mois à la baisse la liste des bénéficiaires. Quand des présidents de kolkhozes essaient de conserver un peu de grain pour nourrir les paysans qui le récoltent, Staline, comme d’habitude, utilise sa seule méthode : la répression. On les traduit en justice. En 1946, 1 555 présidents de kolkhozes se retrouvent condamnés dans la province de Stalingrad.
Pendant les deux années qui suivent, Staline continue à dépouiller le NKVD (rebaptisé MVD en 1946) au profit de la Sécurité d’État : en janvier 1947, il transfère à la Sécurité les troupes spéciales, la direction des transports du ministère de l’Intérieur (MVD), les services de liaison du gouvernement. En octobre 1949, c’est le tour des troupes des gardes-frontières et, plus étonnant encore, la milice, c’est-à-dire la police chargée de la petite criminalité. Ces transferts donnent un pouvoir énorme à Abakoumov, instrument docile de Staline. Par contre, Malenkov est rappelé à Moscou dès le début de 1947.
Décidé à en finir avec Joukov, qu’il soupçonne d’ambitions bonapartistes et dont il jalouse la gloire acquise au cours de la guerre, Staline réunit, le 1er juin 1946, le conseil militaire pour bâtir son procès. Chtemenko, général proche de Beria, lit l’acte d’accusation. Il cite une déclaration de Novikov, alors envoyé au goulag, rapportant des propos sceptiques de Joukov sur les qualités militaires de Staline : « Staline était et est resté un pékin ! » (La phrase, authentique, est confirmée par le général Pavlenko dans Sovietskaia Kultura, le 23 août 1988.) Puis Beria charge Joukov, qui s’en souviendra en juin 1953. Lui succèdent pour charger un Joukov blême, Molotov, Malenkov, Kaganovitch et Golikov, l’homme qui, chargé de coordonner le renseignement en 1941, avait nié jusqu’au bout la menace d’agression allemande en juin. Staline se tourne vers les généraux présents et leur demande leur avis. Non sans force nuances, ils défendent Joukov. Certes, ils évoquent son mauvais caractère, grossier, brutal, cassant, vaniteux, intolérant, reconnaissent qu’il est difficile de travailler avec lui. Encore ne disent-ils pas tout. Joukov, non content d’insulter ses subordonnés, pouvait à l’occasion, comme bien d’autres gradés, les frapper ; une fois même, il menaça d’abattre un général qui l’invitait à se montrer poli et ne dut sans doute la vie qu’au fait qu’il dégaina aussi vite que Joukov. Mais les généraux interrogés affirment la loyauté politique de Joukov, qui gardera de cette réunion une vive animosité contre Beria. Pour finir, Staline se contente d’envoyer Joukov diriger le district militaire d’Odessa.
Vice-président du Conseil des ministres depuis sa formation en mars 1946, Beria garde toujours un œil sur le goulag et s’inquiète de sa médiocre rentabilité. En juillet 1946, il signale à Staline qu’au cours de la guerre les camps ont accueilli plus d’une centaine de milliers de détenus, qui ont perdu toute capacité de travail et dont l’entretien coûte cher à l’administration. Il propose donc de libérer les grands malades. Staline accepte, à l’exception des ennemis condamnés au bagne.
En novembre 1947, Staline prépare une réforme financière pour éponger une partie des liquidités, en changeant dix roubles anciens contre un rouble nouveau, sauf les dépôts sur la caisse d’épargne qui, eux, bénéficieront d’un échange paritaire : un nouveau rouble contre un vieux. Cette réforme monétaire promulguée en décembre ruine une bonne partie de la paysannerie, qui avait tiré quelques misérables profits de la vente de sa production individuelle pendant la guerre et qui, méfiante envers les dépôts sur les caisses de l’État, avait conservé ses roubles par-devers elle. Beria, prévenu et pour cause, dépose 40 000 roubles sur divers livrets.
Ce même mois, le 19 décembre 1947, le bureau politique vote l’attribution à ses propres membres, titulaires et suppléants, de voitures appartenant au parc de véhicules de la direction principale de la garde du ministère de l’Intérieur (MVD). Staline reçoit deux Packard et une Tatra ; Molotov une Packard, une Chrysler, une ZIS-110 – voiture de luxe soviétique (Zis sont les initiales russes pour Usine du nom de Staline) ; Beria, qui vient en troisième position, reçoit une Packard, une Mercedes, une Zis-110 ; les autres touchent chacun trois voitures, dont au moins une Packard, voiture préférée de ces constructeurs du socialisme ; quant au secrétaire du PC de Moscou, Popov, et à Chvernik, ils doivent se contenter d’une Cadillac et de deux véhicules soviétiques (de luxe quand même !). Vorochilov, lui, n’aime que les voitures américaines : il reçoit une Packard, une Chevrolet et une Ford 8. Le secrétaire personnel de Staline, Posbrebychev, se voit attribuer une Cadillac et une Buick.
En plein déchaînement d’un nationalisme russe, qui se traduit notamment, en 1947, par l’interdiction faite aux Soviétiques d’épouser des étrangers et étrangères, Staline, comme la majorité des dirigeants et comme son secrétaire personnel, se fait attribuer deux voitures américaines. L’avidité des bureaucrates est aussi énorme que leur nationalisme est frelaté. L’année précédente, marquée par la très mauvaise récolte de 40 millions de tonnes de blé on l’a vu, la famine a ravagé des régions entières de l’Ukraine et de la Moldavie, Staline n’a pas importé un gramme de blé. En revanche, il a acheté des voitures américaines de luxe.
Le comité central se réunit quatre fois seulement jusqu’à la mort de Staline : en mars 1946, en février 1947, en janvier 1949, en octobre 1952. Laissant dépérir l’organe dit « suprême » du Parti, il fait valider les décisions qui lui importent par sondage téléphonique ou écrit : c’est par sondage que les membres du comité central, dissous de fait comme organe collectif, valident les divers changements dans la composition du secrétariat. Staline ne réserve pas un meilleur sort au bureau politique, qui se réunit dix fois en 1947, sept fois en 1948, seize fois en 1949 – mais la moitié de ces réunions sont consacrées à l’affaire dite de Leningrad, c’est-à-dire à la purge des dirigeants de la ville – six fois en 1950, cinq fois en 1951 et quatre fois en 1952 (année où Staline ne prend pourtant pas de vacances !). S’il convoque un congrès en octobre 1952, c’est pour préparer une nouvelle purge. Signe de la priorité donnée par Staline à l’appareil du gouvernement sur celui du Parti : en règle générale, les villas attribuées aux ministres sont plus luxueuses que celles qu’il réserve aux membres du bureau politique et du secrétariat du comité central.
Au printemps 1948, Baguirov, premier secrétaire du PC d’Azerbaïdjan depuis 1933, potentat omnipotent, est soudain menacé. Il a transformé l’Azerbaïdjan en fief qu’il pille avec la protection de Beria. Lui et sa bande prélèvent des pots de vin sur tout et sur tous, et mènent joyeuse vie dans le luxe. Le président du Conseil des ministres de la République, Kouliev, a confisqué huit hectares d’un kolkhoze pour s’y faire construire un luxueux palais aux vastes dépendances. Le budget attribué aux banquets, beuveries, festivités, cadeaux, réception d’« invités », atteint par exemple, en 1947, 659 400 roubles auxquels il faut ajouter 467 000 roubles attribués de frais de la « base spéciale » du MGB consacrés en majorité à des dépenses du même type362. L’entretien des wagons de luxe réservés aux dirigeants de l’Azerbaïdjan coûte ainsi, en 1947, cinq fois plus que le budget prévu à ces dépenses : 833 600 roubles au lieu de 175 000.
En mars 1940, Staline avait créé un commissariat au Contrôle d’État (devenu ministère en 1946), dont il avait confié la direction à son âme damnée, Lev Mekhlis. Ce dernier, au lendemain de la guerre, a débusqué quelques auteurs de prévarications, détournements de fonds et abus financiers criants. En mai, il s’attaque à l’Azerbaïdjan. Le Conseil des ministres valide l’envoi à Bakou de dix brigades de contrôleurs à partir du 23 mai. Chaque brigade reçoit un programme détaillé des vérifications à effectuer. Le contrôleur en chef Emelianov, qui dirige la délégation, ouvre un bureau pour recevoir les plaintes de la population : en quelques jours près de deux mille personnes demandent à être reçues et il reçoit près de mille plaintes écrites.
Baguirov, inquiet, télégraphie à Staline. Il accuse les contrôleurs de « discréditer » la direction de la République. Le bureau politique nomme une commission d’enquête dirigée par Malenkov, alors lié à Beria. Celui-ci, qui s’est fait construire en Abkhazie un petit palais de deux étages débouchant sur un immense et superbe jardin, n’a pu que soutenir son vieux complice, qui le trahira pourtant dès le lendemain de son arrestation. La commission condamne les contrôleurs accusés d’avoir manifesté méfiance et prévention à l’égard des dirigeants de la République et d’avoir utilisé des méthodes « politiquement nuisibles ». Elle les déclare « inaptes à travailler dans le Contrôle d’État comme professionnels politiques ». Elle licencie Emelianov et même le vice-ministre du Contrôle d’État. Mekhlis lui-même, malgré ses liens avec Staline, doit faire son autocritique. Le ministère est purgé : 47 membres de son appareil central et 99 membres de ses sections dans les diverses républiques sont limogés.
Le 26 août 1948, le Conseil des ministres réduit brutalement les prérogatives de ce ministère, qui n’a plus le droit de contrôler les autres ministères, les directions de toutes sortes et même les comités exécutifs des soviets à tous les niveaux, de limoger et de traduire en justice les responsables de concussion, pillages et prévarications diverses. Ce sera désormais la prérogative du seul Conseil des ministres ! Deux ans plus tard, Mekhlis sera remplacé à la tête du ministère par Merkoulov, rappelé d’Allemagne où il vivait comme un pacha à la tête du Goussimz. Ainsi la défense de Baguirov et de ses complices mafieux, à laquelle Beria a largement contribué, pousse Staline à ouvrir les vannes aux appétits de la nomenklatura parasitaire et à défendre ses intérêts contre la propriété d’État qu’elle pille déjà autant qu’elle le peut. Ce pillage se développera sous Brejnev, fleurira sous Gorbatchev et enflera en un véritable tsunami sous Eltsine.
Staline relègue de plus en plus l’appareil du Parti derrière celui du gouvernement. En 1948, sous son impulsion ou, au moins, avec son accord, l’appareil du Parti subit une cure d’austérité budgétaire. L’État réduit brutalement les subventions au budget du PCUS qu’il alimentait jusqu’alors généreusement. En avril 1948, le responsable aux affaires administratives du comité central du PCUS, Dmitri Kroupine, explique à une réunion des secrétaires régionaux : « Nous allons désormais devoir compter sur nos propres moyens […] La dotation de l’État ne couvrira pas plus de 25 % de nos et de vos dépenses363. » Ainsi Staline est le premier coupable du crime que ses pairs reprocheront à Beria : réduire brutalement le rôle du Parti.
Durant cette même année 1948, Staline porte un coup à Beria en éliminant l’un de ses hommes de confiance, Piotr Charia, secrétaire du comité central du PC géorgien, responsable de l’agitation et de la propagande. Au lendemain de la guerre, Beria l’avait envoyé à Paris prendre contact avec certains mencheviks géorgiens exilés depuis l’invasion de la Géorgie par l’Armée rouge, en 1922. Il devait d’abord leur racheter les antiquités géorgiennes qu’ils avaient emportées, et surtout tenter de les convaincre de revenir en URSS. Il ramène en prime l’encombrant neveu de la femme de Beria, Timour Chavdia capturé par les Allemands pendant la guerre, on l’a vu, et enrôlé par eux dans la « légion géorgienne » antisoviétique. Seul un véritable homme de confiance pouvait se voir confier une triple mission aussi risquée, qui pouvait faire accuser Charia d’être entré en contact avec les mencheviques – qualifiés selon les besoins d’agents français, anglais ou américains.
En mai 1948, le bureau politique du PC géorgien accuse Charia d’avoir, en 1943, fait imprimer à 75 exemplaires sur un beau papier, par les presses du comité central du PC géorgien, et fait diffuser à ses proches un poème sombre consacré à son fils emporté peu avant par la tuberculose. On lui reproche d’« avoir écrit, à l’occasion de la mort de son fils, une œuvre en vers idéologiquement nuisible, pénétrée d’un profond pessimisme et marquée de tendances mystico-religieuses364 ». La résolution est reprise mot pour mot par le bureau politique du PCUS lui-même – ou plus exactement par Staline qui a consulté certains de ses membres, dont, bien sûr, Beria ! Staline en est donc l’inspirateur ; indifférent aux élans lyriques de Charia, il se soucie plutôt de menacer sourdement Beria qui a manifesté là un manque de « vigilance bolchevique ». Mais Staline attendra trois ans pour jeter Charia en prison…
Une ombre inquiétante plane sur les physiciens chargés de construire la bombe atomique et qui n’y sont pas encore parvenus en cette année 1948, échéance fixée par Staline. Le 27 juillet 1948 au soir, Staline convoque dans son bureau le biologiste charlatan Lyssenko et Malenkov, puis une heure plus tard Beria, Boulganine, Mikoyan, Voznessenski et Kaganovitch. Ils valident tous le rapport, dicté, revu et corrigé par Staline lui-même, que Lyssenko doit présenter à la séance de l’Académie des sciences naturelles pour préparer la chasse aux biologistes et généticiens soviétiques. La physique semble loin, mais ce n’est qu’une apparence. La dénonciation, saluée par Aragon dans la revue Europe, de la biologie mendélienne s’insère dans la stigmatisation du cosmopolitisme qui vise toute idée venant de l’Occident.
Dans la foulée, Staline engage la traque du comité antifasciste, qu’il dissout en novembre après avoir fait assassiner son président, Salomon Mikhoels, le 13 janvier 1948. De la fin de décembre 1948 au début de janvier 1949, la Sécurité arrête ses principaux responsables : Simon Lozovski, ancien vice-président du bureau soviétique d’information pendant la guerre, le vice-ministre du Contrôle d’État de Russie Solomon Bregman, l’académicienne Lina Stern, les écrivains David Bergelson, Itzak Fefer, Peretz Markich, Leib Kvitko. En tout, une cinquantaine de membres du comité se retrouvent sous les verrous. Ces arrestations restent secrètes, rien n’en filtre publiquement. Staline ordonne à Abakoumov de relier Paulina Jemtchoujina, épouse de Molotov, au complot nationaliste juif. Elle nie, en vain. Le 29 décembre 1948, le bureau politique l’exclut du parti communiste. Molotov s’abstient. Quinze jours plus tard, il écrit à Staline pour revenir sur son abstention : il vote pour ! Staline l’invite à divorcer. Paulina Jemtchoujina donne son accord : « Si c’est utile pour le Parti, il faut le faire. » Staline la fait arrêter et emprisonner le 21 janvier 1949, puis condamner à cinq ans de camp, peine commuée en exil au Kazakhstan. Le 4 mars, l’ancien procureur des procès de Moscou, Vychinski, remplace Molotov aux Affaires étrangères.
Lorsque plus tard l’écrivain Ivan Stadniouk, chaud partisan de Staline, interrogera Paulina Jemtchoujina, celle-ci évoquera, avec la morgue d’une haute bureaucrate, « une épopée tragique à laquelle Staline a été mêlé » et dont, ajoute-elle contrairement à la vérité, le « créateur était Beria avec ses larbins. Ils n’espéraient pas seulement m’anéantir, moi, mais renverser Viatcheslav », son mari365. Elle tente ainsi de disculper Staline auquel elle manifestera toujours une dévotion enthousiaste, sur le dos de Beria, étranger à l’affaire. Molotov pouvait signer en un jour une liste de 300 hommes – en général des cadres de son propre parti – à fusiller, et affirmer dans la Pravda du 26 novembre 1992 qu’il le referait sans aucune hésitation. Mais, pour Jemtchoujina, l’« épopée tragique » concernait le sort de sa petite personne.
L’affaire dite « de Leningrad », qui frappe les dirigeants de cette ville et les Léningradois promus aux fonctions dirigeantes suprêmes à Moscou (Kouznetsov et Voznessenski) est à la fois parallèle et similaire à celle du comité antifasciste juif. Kouznetsov et ses amis avaient lancé une idée qui ne pouvait qu’apparaître suspecte à Staline : créer un bureau russe du comité central, tout comme il existait un bureau ukrainien, géorgien, kazakh, etc., et donc un parti russe pas indépendant, certes, mais distinct, en plein cœur de Moscou, à quelques pas du Kremlin. Le soupçonneux Staline ne pouvait qu’y voir l’amorce d’un pouvoir concurrent, auquel les Léningradois ne pensaient certainement pas.
Le nouveau premier secrétaire du PC de Leningrad, Andrianov, nommé par Malenkov, ajoute une accusation mortelle : « Restaient dans la ville des trotskystes qui n’avaient pas été liquidés. » Les anciens dirigeants les ont donc protégés. Et Andrianov enfonce le clou : « Ces gens-là faisaient passer et imprimaient subrepticement des articles écrits par les pires ennemis du peuple : Zinoviev, Kamenev, Trotsky et d’autres366. » Par quel mystérieux moyen – Andrianov se garde de le dire, mais leur sort est scellé. À la veille du jugement de la cour militaire, le 30 septembre 1950, Staline fait voter par le bureau politique (dont Beria) la condamnation à mort des principaux dirigeants de la ville, dont Kouznetsov et Voznessenski, exécutés le soir même.
Khrouchtchev explique l’affaire de Leningrad par les efforts conjoints de Malenkov et Beria. La participation de Malenkov est incontestable : c’est lui qui va à Leningrad installer la nouvelle direction, c’est à la sortie d’une réunion dans son bureau que Kouznetsov est arrêté. Mais c’est Abakoumov qui dirige les interrogatoires musclés des Léningradois. Beria n’apparaît nulle part ; il faut prétendre, comme le fait Khrouchtchev, qu’il a partie liée avec Malenkov pour voir en lui une pièce maîtresse de l’affaire.
C’est ce que fait Vassili Staline, dans une longue lettre qu’il adresse au comité central de sa prison de Vladimir en 1959. « C’est sur les os des Léningradois et avec l’aide (très active) de Beria, que Malenkov réussit à récupérer le poste de secrétaire du comité central. » Il ajoute : « Si l’on suit la carrière de Malenkov et de Beria, il est facile de remarquer comment ils se poussaient et s’aidaient l’un l’autre. » La méfiance envers le témoignage très vague de cet alcoolique ne peut que s’accroître lorsqu’il affirme que « Malenkov et Beria trompaient Staline et écartaient des gens honnêtes367 »… comme s’il en existait dans ce milieu !
Jacob Etinguer en tient, lui aussi, dans les Izvestia du 13 mars 1993, pour la responsabilité de Beria : « L’ancien secrétaire du comité provincial du PCUS de Leningrad, et du comité exécutif régional des soviets de Leningrad Ivan Dmitriev, avec lequel je me suis trouvé dans la même cellule dans la prison de Lefortovo à la fin de 1951 et au début de 1952, m’a raconté en détail le rôle de Malenkov et de Beria dans la fabrication de l’affaire de Leningrad. » Malheureusement Etinguer ne fournit aucun de ces détails ; il juge « significatif que Beria n’ait pas posé la question de la réhabilitation des participants de l’affaire de Leningrad, car précisément il y était directement mêlé. » Mais si, en 1953, Beria n’a pas soulevé l’affaire de Leningrad, c’est d’abord pour ne pas se fâcher avec Malenkov sur l’appui duquel il comptait. Khrouchtchev ne ressortira ladite affaire que lorsqu’il voudra mettre Malenkov sur la touche.
Au début de 1949, Beria est soudain confronté à une initiative de Staline qui menace le travail sur la bombe atomique. Dans sa campagne contre l’intelligentsia soviétique, Staline envisage de réunir une conférence de physiciens et de mathématiciens dans l’intention de débusquer l’« idéalisme » et le « cosmopolitisme » qui, selon lui, sévissent dans leurs milieux. Les réunions préparatoires se multiplient ; la dernière, le 16 mars 1949, annonce une conférence fixée au 21, qui ne se tiendra jamais. Sans doute Beria a-t-il alerté Staline sur les conséquences fatales d’un pogrome contre les physiciens. Il a demandé en effet, au début de 1949, à Kourtchatov s’il fallait rejeter la théorie de la relativité et la mécanique quantique, pièces maîtresses de l’idéalisme. Kourtchatov lui répond : la fabrication de la bombe atomique repose sur la théorie de la relativité et sur la mécanique quantique. Renoncer à l’une et à l’autre, c’est renoncer à la bombe. Ni Beria ni Staline ne sont en mesure de juger de la justesse de sa réponse. Mais le risque est trop grand. Staline veut la bombe. Il laissera donc les physiciens en paix et se contentera de terroriser les généticiens, les biologistes, les musiciens, les écrivains, les philosophes…
Le 15 mai 1949, Beria reçoit un télégramme de Dekanozov, alors vice-président du Goussimz, qui informe Beria d’une curieuse découverte : la section internationale du comité central, lui écrit-il, a, par le canal de la direction des services administratifs, ouvert en février 1949 neuf comptes bancaires en Suisse sous des pseudonymes, pour des cadres de la commission de contrôle du Parti dirigée par Chkiriatov, dont le compte personnel est alimenté à hauteur de « 800 000 francs suisses ». Les banques suisses ne veulent pas de roubles, monnaie inconvertible. Pour ouvrir ces comptes, explique Dekanozov, « ont été utilisés l’or, les pierres précieuses et du platine emportés d’URSS, d’Allemagne et de Tchécoslovaquie, dans des chargements destinés à l’aide des partis communistes de l’Europe orientale ». Beria note sur la dépêche de Dekanozov : « Exposer au bureau politique368. » Staline reste de marbre, aucune mesure n’est prise contre Matvei Chkiriatov, ce sourcilleux défenseur de la morale « bolchevique ».
Le 26 août 1949, Beria s’envole pour le polygone d’expérimentation atomique situé au nord du Kazakhstan, non loin de Semipalatinsk. Il est ravagé par la peur de l’échec, comme il le rappellera à Malenkov dans la lettre qu’il lui adressera de sa cellule le 1er juillet 1953 : « Je n’ai jamais oublié ta grande attitude humaine de camarade quand je suis parti dans un état d’accablement, dû à des causes que tu connais bien, pour le district de Semipalatinsk […] où, comme tu le sais, l’expérimentation de l’arme atomique a été réalisée avec succès369. »
L’explosion se produit le 29 août à 8 heures du matin. Beria, Khourtchatov et Khariton s’embrassent de joie. À l’ivresse du succès s’ajoute pour Beria un profond soulagement. Staline ne pardonnait pas les échecs – sauf les siens, fort nombreux, qu’il faisait payer à d’autres – et Beria jouait sa tête. Délivré de son angoisse, Beria appelle Staline pour lui apprendre la nouvelle. Poskrebychev décroche le téléphone et lui déclare que Staline est déjà couché. Beria insiste pour qu’il le réveille et enfin Staline prend l’appareil : « Je le savais déjà », lâche-t-il en raccrochant. Rompu aux rapports mensongers et au bluff, Staline se ménage toujours plusieurs sources d’information. Beria ne sait qui a averti le guide, et donc était chargé de tout contrôler dans son dos. Furieux, il menace les membres de son entourage : « Traîtres, même ici vous me mettez des bâtons dans les roues ; je vous réduirai en bouillie370. »
Le 28 septembre 1949, il envoie à Staline un rapport sur les résultats de l’expérience. Une annexe est transmise au ministère de la Défense. Le lendemain, Staline signe un décret attribuant des prix Staline 1re et 2e catégorie (agrémentés chacun d’une convenable somme d’argent !) à près de trois cents savants et participants du projet. Le 18 octobre, les bénéficiaires répondent par une lettre de remerciements, dont le premier signataire est Beria lui-même ; cette décoration figure bien dans la liste qui clôt sa biographie dans l’almanach des membres du comité central publié en 2005 aux éditions Parad… mais pas dans la notice que lui consacre la Grande Encyclopédie soviétique en 1950. Dans l’univers bureaucratique, les décorations jouent un rôle majeur. En réalité, Beria n’a reçu que l’ordre de Lénine et il figure seulement dans la deuxième liste des participants à la fabrication de la bombe A. Ce faisant, Staline a voulu le remettre à sa place et même un peu au-dessous !
Auteur d’une étude sur la prison de la Soukhanovka, Lidia Golovkina affirme qu’après l’explosion de la bombe A soviétique « Beria revient à ses obligations habituelles. Il retourne souvent à la Soukhanovka, y organise des réunions, interroge personnellement certains détenus qu’il torture371 ». Mais à quel titre viendrait-il dans cette prison désormais sous la juridiction d’Abakoumov ? Golovkina ne cite d’ailleurs aucun nom de ceux que Beria y aurait interrogés et torturés.
Staline fait alors monter Khrouchtchev de Kiev à Moscou et le nomme premier secrétaire du comité de Moscou du Parti. Khrouchtchev voit dans sa nomination la nécessité pour Staline d’« équilibrer les pouvoirs au sein du collectif et de mettre un frein aux appétits de Beria et Malenkov372 ». Khrouchtchev se pousse du col. Comment Staline aurait-il vu un éventuel contrepoids à ces deux personnalités dans celui qu’il traita un jour de « benêt » et dont il ne plaçait pas bien haut les capacités politiques ? Un soir de 1945, les désignant du doigt à Tito, il raille la nullité de ses adjoints et dit de Khrouchtchev qu’« il a déjà outrepassé ses petites capacités373 ». En réalité, Staline veut simplement remplacer le premier secrétaire du PC de Moscou, Popov. Khrouchtchev, qui avait occupé ces fonctions peu avant la guerre, prétend qu’il était constamment en conflit avec Beria et Malenkov. Rien ne confirme une telle assertion, inventée pour anticiper son combat, après la mort de Staline, pour éliminer le premier, puis le second.
En mars 1949, Staline remplace au ministère des Affaires étrangères Molotov par Vychinski, dont la soumission servile à Staline et la peur qu’il éprouve devant lui sont notoires. Beria a le même effet sur lui. Andrei Gromyko, qui travaille déjà aux Affaires étrangères, assiste un jour à une conversation téléphonique entre les deux hommes : « Aussitôt qu’il entendit la voix de Beria, Vychinski se leva respectueusement d’un bond […]. Il rampait comme un domestique devant son maître374. »
Un jour de décembre 1949, Beria remarque une jeune actrice du théâtre du ministère de l’Industrie pétrolière, Valentina Tchijova. Il envoie son officier rabatteur, Sarkissov, la chercher. Il l’invite à dîner et, selon elle, l’enivre, puis la viole. Il la fera revenir chez lui plusieurs semaines. Mais l’ironie de l’histoire le rattrape. En février 1950, Tchijova fait la connaissance de Gueorgui Mamoulov, qu’elle épouse en avril 1950. Or Gueorgui Mamoulov est le frère de Stepan Mamoulov, proche de Beria, ancien chef du secrétariat du NKVD et alors vice-ministre de l’Intérieur de l’URSS. Il est lui-même cadre dans ce ministère. Tchijova lui raconte sa mésaventure. Gueorgui demande à Staline le châtiment de Beria ; il est sans délai chassé du ministère. En novembre 1953, Tchijova raconte sa mésaventure au procureur Roudenko. Beria se défend mollement : « Je nie la partie de sa déposition où Tchijova m’accuse de l’avoir violée et enivrée, mais je ne nie pas qu’elle a été plusieurs fois dans mon hôtel particulier et j’ai eu avec elle une liaison intime375. »
Le 21 décembre 1949, des cérémonies tapageuses célèbrent le 70e anniversaire de Staline, qui apparaît dans la loge gouvernementale du Bolchoï, à moitié assoupi entre Mao Tsé-toung et Khrouchtchev. Beria publie aussitôt dans la Pravda un long article célébrant le « grand animateur et organisateur des victoires du communisme ». Il y chante « la profonde gratitude et l’amour sans bornes » des travailleurs soviétiques « pour Joseph Vissarionovitch Staline, leur grand chef et éducateur. Chez notre chef, le génie s’allie à la simplicité, à la modestie, à un charme personnel incomparable, l’intransigeance envers les ennemis du communisme à une grande sensibilité et à une sollicitude toute paternelle pour l’homme ». Il exalte enfin chez lui « la netteté exceptionnelle de la pensée, la grandeur tranquille du caractère ; il méprise, il ne supporte pas le battage ni rien de spectaculaire ». La suite le montrera, il ne pense pas un mot de ce panégyrique écrit par ses secrétaires, mais pour lequel il perçoit des honoraires de journaliste puisqu’il est publié dans la Pravda.
En juin 1957, le futur Premier ministre de Brejnev, Alexis Kossyguine, déclare au comité central : « Au bureau politique jusqu’à la mort de Staline – à cette époque j’y participais – on peut dire nettement que le mot définitif appartenait à Malenkov et Beria, qui pouvaient préparer et faire passer n’importe quelle question376. » Mais comment auraient-ils pu imposer leurs vues à un bureau politique… qui se réunissait de plus en plus rarement ? Et Molotov, longtemps second de Staline et membre du complot qui renversa Beria en juin 1953, garantit que « Beria avait peur de Staline377 ».
Au début de 1950, la Grande Encyclopédie soviétique édite le premier volume B où figure la biographie de Beria, revue, voire corrigée, par l’intéressé. Elle démarre en fanfare. Beria y est présenté comme « l’un des plus grands chefs du parti communiste de l’URSS et de l’État soviétique, fidèle disciple et LE PLUS PROCHE COMPAGNON D’ARMES de J. V. Staline ». Le plus proche ? Beria se place donc juste derrière Staline. La notice se conclut par la liste triomphale de ses décorations : « cinq ordres de Lénine, l’ordre de Souvorov de première classe, deux ordres du Drapeau rouge, sept médailles de l’Union soviétique », qui lui seront toutes retirées après son arrestation.