XV.
L’ARRESTATION
Le 26 juin, à 11 heures du matin, les deux voitures gouvernementales aux vitres teintées quittent le ministère de la Défense pour le Kremlin. Dans la première s’entassent Boulganine, le général Moskalenko et quatre militaires, dans la seconde Joukov, Brejnev et quatre militaires. Les deux voitures gouvernementales, dispensées du contrôle de la garde à l’entrée, pénètrent dans l’enceinte sans difficulté.
Tout le monde se retrouve dans la salle d’attente, près du bureau de Malenkov, où entre Boulganine. Quelques minutes plus tard, Khrouchtchev, Boulganine, Malenkov et Molotov font aux militaires un récit détaillé, mais anecdotique et limité, des agissements de Beria : « Beria depuis ces derniers temps se comporte insolemment avec les membres du présidium, les espionne, écoute leurs conversations téléphoniques, les fait suivre pour savoir qui va chez qui, qui les membres du présidium rencontrent, se montre grossier avec eux, etc. » Comment des militaires peuvent-ils accepter d’arrêter un membre de l’organe politique suprême du pays, un vice-président du Conseil des ministres, sur de telles charges ? Il n’est pas question d’un complot de Beria pour prendre le pouvoir, accusation que Moskalenko aurait relevée s’il l’avait entendue.
C’est Malenkov, et non Khrouchtchev, qui expose aux militaires la tâche « importante » qui leur est confiée ; pour eux il vaut mieux recevoir une mission du chef du gouvernement. Beria, leur dit-il, « mène un travail suspect contre un groupe de membres du présidium et il est devenu dangereux pour le Parti et l’État » (double définition, plutôt élastique, d’un « complot » !). « Nous avons décidé de l’arrêter » et – argument décisif pour les chefs de l’armée –, de « neutraliser tout le système du NKVD. Nous avons décidé de vous confier personnellement à vous l’arrestation de Beria », conclut Malenkov. Khrouchtchev, malin, ajoute, à l’intention de Joukov qui l’approuve : « Nous ne doutons pas que vous saurez remplir cette tâche, d’autant plus que Beria vous a, à vous personnellement, provoqué beaucoup de désagréments. » Khrouchtchev avertit : « Ayez en vue que Beria est un homme malin et physiquement assez fort, que, de plus, visiblement il est armé. » Malenkov conclut par des considérations politiques et les préparatifs pratiques : « Nous avons convoqué Beria à une réunion du Conseil des ministres. Mais à la place se tiendra une réunion du présidium, où il sera accusé d’ignorer le comité central, d’avoir une attitude déloyale vis-à-vis des membres du présidium, de nommer les cadres du NKVD sans accord du comité central, et on examinera toute une série d’autres questions530. » Si l’arrestation de Beria n’est pas une affaire de gouvernement, mais de Parti, il était difficile de convoquer une nouvelle réunion du présidium le lendemain de la précédente sans susciter les soupçons de Beria. Et les conjurés, craignant que leur secret ne s’évente, ne veulent pas attendre la réunion réglementaire suivante. Les militaires devront s’installer dans la salle de repos du présidium et attendre deux coups de sonnette. À ce moment-là, ils devront entrer dans la salle et arrêter Beria.
Khrouchtchev leur précise : « Si l’opération rate, vous serez déclarés ennemis du peuple », par Beria… ou par Khrouchtchev lui-même. À midi, s’ouvre la séance du présidium. Il a donc suffi d’une heure pour fixer l’arrestation de Beria.
Le déroulement de cette réunion, dont aucun procès-verbal n’a été établi, est difficile à reconstituer. Le récit, étrangement sommaire, de Khrouchtchev est douteux ; Mikoyan ne lui consacre que six lignes très vagues. Selon Moskalenko, la réunion a pris une heure, tout en paraissant durer très longtemps. » Molotov parle, lui, de deux heures et demie531. Khrouchtchev dira quatre heures au socialiste français Pierre Commin, en 1956.
On peut, semble-t-il, la résumer ainsi : Malenkov préside. Il est pâle, les poches sous ses yeux témoignent d’une nuit inquiète. Prononce-t-il le rapport dont il avait rédigé le brouillon la veille ? Rien n’est moins sûr. On ne sait si c’est lui ou Khrouchtchev qui ouvre la séance en déclarant : « Avant d’aborder l’ordre du jour, il faut discuter de la question du camarade Beria. » Celui-ci se crispe : « Quelle question ? Quelle question ? Qu’est-ce que tu chantes ? » Il ricane : « Qu’est-ce que vous avez à me chercher des puces dans le pantalon ? » Mais il comprend vite qu’il ne s’agit pas de puces. Molotov se lance : « Beria est un dégénéré […] ; ce n’est pas un communiste. Peut-être l’a-t-il été, mais il a dégénéré, c’est maintenant un homme étranger au Parti. » Khrouchtchev renchérit : « Molotov affirme que Beria est un dégénéré. C’est inexact. Le dégénéré, c’est celui qui a été un communiste et qui a cessé de l’être. Or Beria n’a jamais été communiste. Comment aurait-il dégénéré » ?
Dans la salle de repos, les militaires attendent, avec une quinzaine d’adjoints et surtout de gardes du Kremlin – c’est-à-dire d’hommes de Beria, qui apparemment ne trouvent pas étrange la présence d’un maréchal, de généraux et d’autres officiers supérieurs dans pièce attenante au cabinet du présidium.
Enfin, la sonnerie prévue retentit. Moskalenko et quatre officiers armés entrent dans la salle, accompagnés de Joukov. D’après Moskalenko, seuls étaient prévenus de l’arrestation Boulganine, Malenkov, Molotov et Khrouchtchev. C’est fort probable. Les autres se lèvent, surpris et inquiets. Joukov les apaise : « Du calme, camarades ! Asseyez-vous ! » Les militaires entourent Beria. Malenkov propose alors de reprendre la séance et, dans la foulée, d’arrêter Beria immédiatement. Le vote est unanime. Moskalenko met Beria en joue et lui ordonne de lever les mains, pendant que Joukov le fouille. Beria est décontenancé. On trouve dans sa serviette une feuille sur laquelle il a écrit au crayon rouge, plusieurs fois : « Alerte ! Alerte ! Alerte ! » Mais il n’a aucun moyen de transmettre cet appel à la garde. Les généraux l’entraînent dans la salle de repos. Ses gardes, dont nul n’évoque la conduite, ont disparu. La réunion du présidium dure encore une vingtaine de minutes. Puis ses membres et Joukov rentrent chez eux. Moskalenko reste avec quatre officiers et Beria dans la salle de repos, dont les portes sont gardées par les cinq autres, dont Brejnev.
Beria, énervé, demande plusieurs fois à aller aux toilettes. Pour le neutraliser, l’un des généraux coupe tous les boutons de son pantalon, que Beria est donc obligé de tenir à deux mains. De plus, les cinq officiers l’accompagnent pas à pas, l’arme au poing. Selon Moskalenko, « Manifestement il voulait donner un signal à la garde du MGB, omniprésente » – omniprésente peut-être, mais singulièrement absente. Les officiers attendent la tombée de la nuit pour évacuer discrètement Beria. Comment se fait-il que les gardes du ministère de l’Intérieur ne s’étonnent pas de ne pas avoir vu leur ministre sortir du Kremlin avec les autres membres du gouvernement ?
Peu après 22 heures, se produit un incident qui aurait pu faire tout capoter. L’un des vice-ministres de l’Intérieur, Maslennikov, vieil associé de Beria, et le chef de la garde du gouvernement – que Moskalenko présente bizarrement comme étant Vlassik, ancien chef de la garde de Staline limogé en avril 1952 et envoyé administrer un camp en Sibérie – entrent dans la salle de repos. Les deux hommes exigent bruyamment qu’on leur explique ce qui se passe. Aussitôt Moskalenko appelle au téléphone Boulganine, qui lui ordonne d’exiger des deux hommes qu’ils quittent immédiatement le Kremlin, puis demande de passer le combiné à Maslennikov. Après un bref échange, les deux hommes quittent le Kremlin sans mot dire.
Pourquoi Beria n’a-t-il pas profité de l’occasion pour tenter d’alerter Maslennikov et ne l’a-t-il pas obligé à ameuter ses gardes ? Moskalenko ne l’explique pas. C’est d’autant plus étonnant que, selon le capitaine Bystrov qui a recueilli les souvenirs du colonel Zoub, « les six militaires restèrent de nombreuses heures assis près de Beria, dans un état d’extrême tension, car ils comprenaient parfaitement que le moindre incident fortuit pouvait changer la situation, conscient que leur “protégé” était encore fort et dangereux ». Comment croire que Maslennikov et le chef de la garde ne se soient rendu compte de rien ? La situation de Beria assis, entouré de colonels et de généraux, était pourtant assez éloquente ; une fois sorti de la pièce, pourquoi Maslennikov n’a-t-il pas alerté les gardes du MVD ? A-t-il choisi tout de suite le camp des vainqueurs probables ? Sa passivité est d’autant plus inexplicable qu’il est le seul haut dignitaire du MVD à ne pas avoir accablé Beria après son arrestation. Boulganine, pour le dissuader de toute tentative, l’a peut-être averti que la décision du présidium était unanime et qu’en la violant Maslennikov se mettait hors la loi. Maslennikov restera vice-ministre de l‘Intérieur et se suicidera le 16 avril 1954.
Vers minuit, Moskalenko, aidé par le secrétaire de Malenkov, Soukhanov, fait entrer dans le Kremlin cinq voitures avec insignes du gouvernement, qui introduisent dans le Kremlin trente officiers armés. (Bystrov dit cinquante, mais une voiture ne pouvait pas transporter dix officiers !). La garde du MVD, décidément inerte, les laisse pénétrer sans vérification. Les trente officiers en descendent, désarment les gardes et prennent leur place. Aussitôt Moskalenko, entouré de quatre officiers, installe Beria dans une voiture, suivie d’une seconde, qui transporte six officiers de la défense antiaérienne. Beria est transféré pour la nuit au corps de garde de la garnison de Moscou, dans le quartier de Lefortovo, d’où les soldats emprisonnés ont été évacués en hâte. D’après le major Khijniak, intendant de l’état-major du district de Moscou de la défense antiaérienne, l’état-major a mobilisé trois cents soldats pour garder l’immeuble et installé des sentinelles tout autour.
Les conjurés, dès l’arrestation de Beria, organisent la prise d’assaut de son hôtel particulier 28, rue Katchalov. Ils en donneront la raison, lors du procès de cinq de ses adjoints, dont Charia, Mamoulov et Lioudvigov en juin 1954. L’acte d’accusation dispose : « Comme il a été établi dans l’instruction préalable et judiciaire [qui en réalité n’a rien établi de tout cela], Beria, dans ses plans traîtres pour s’emparer du pouvoir, a entassé chez lui dans son appartement une prétendue archive personnelle, dans laquelle il avait accumulé au fil des années par le canal de l’appareil du MVD des documents provocateurs concernant les dirigeants du parti et du gouvernement, falsifiés par les comploteurs532. »
La perquisition organisée dans son hôtel particulier permet de découvrir 100 000 roubles en liquide, sans compter les obligations et les bijoux, une quarantaine d’armes à feu, quatre voitures. La perquisition se heurte à une résistance, vite brisée, de la garde personnelle de Beria ; on évacue un cadavre au visage dissimulé. Le fils de Beria prétend que ce cadavre était celui de son père abattu, selon lui, ce jour-là. Mais il reconnaît ne pas avoir vu le visage du mort ; sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, son « témoignage », repris par la fille de Staline, relève du roman-feuilleton et lui sert à prétendre que les lettres écrites par son père à Malenkov et Khrouchtchev, les 1er, 2 et 3 juillet sont autant de faux, et qu’il n’y eut ni instruction ni procès. Les militaires ont liquidé les gardes qui résistaient. Le seul souci de leurs commanditaires est de mettre la main sur les archives compromettantes pour eux que Beria pouvait détenir.
En 1997, l’hebdomadaire Nedelia a publié un roman de l’ancien professeur à l’école de formation des détachements spéciaux du MVD, A. Vedenine. Selon lui, le 26 juin, à 10 heures, trois véhicules ont emmené une quinzaine d’officiers de l’école rue Katchalov, sous la direction d’un certain Korotko. Puis l’imaginatif professeur continue : « Krouglov téléphona à Beria par la ligne téléphonique spéciale et se mit d’accord avec lui : Korotko accompagné de trois gardes allait lui apporter des documents secrets […]. Korotko et ses trois accompagnateurs de notre groupe purent entrer dans l’immeuble sans encombre […] Au bout de deux à trois minutes des coups de feu retentirent, cinq ou six. […] dans la maison, il y avait trois morts : deux gardes et Beria lui-même. […] Korotko emporta tous les documents de la maison de Beria533. » Ce mauvais scénario exige une suite aussi sensationnelle : puisque procès il y a eu, il faut inventer un « sosie » de Beria pour assister aux cinq jours que dure la cérémonie. Sergo se rue évidemment sur le sosie.
Khrouchtchev, sans doute grisé à la fois par sa toute-puissance – provisoire – et la vodka, s’amusera plusieurs fois à donner consistance au fantasme de l’assassinat de Beria en avançant plusieurs versions, toutes plus fantaisistes les unes que les autres. En avril-mai 1956, recevant une délégation de la SFIO dirigée par Pierre Commin, il livre à ce dernier un récit que Commin résume à son retour : au lendemain de la mort de Staline, lui dit-il, Beria mit en place partout des hommes à lui, mais grâce à d’anciens tchékistes de l’époque de Dzerjinski, le bureau politique, qui avait appris l’appartenance de Beria à l’Intelligence Service en 1920, décide de le mettre sur la touche : « Dans la salle de réunion du présidium, au Kremlin, une discussion de quatre heures eut lieu et, dit Khrouchtchev, Beria finit par avouer ses préparatifs de prise du pouvoir. Il est alors sorti avec ses collègues et, dans une salle ronde qui précède la salle de délibération, Mikoyan tirant par-derrière l’a abattu. » Ils ont alors remplacé le procureur, un ami de Beria, par un procureur jeune qui a pu établir la preuve complète de tous les crimes de Beria. « Heureusement, conclut Khrouchtchev, car si jamais il l’avait innocenté après sa mort, nous aurions été dans une curieuse situation534. » Ce canard fit grand bruit. Le 23 juin 1956 le Daily Mail affirme, dans un titre de sept colonnes, « Mikoyan shot Beria ». L’information fantaisiste est reprise par plusieurs organes de presse et par l’historien Bernard Wolfe dans Khruschev and Stalin’s Ghost, publié en 1957 à New York. Même l’historien Boris Souvarine prend ces élucubrations au sérieux et, bien longtemps avant son fils, prétend donc que Beria, ayant été abattu dès le 26 juin, il n’y eut ni instruction ni procès.
Pierre Commin affirmera plus tard : Khrouchtchev n’a pas explicitement désigné Mikoyan comme le tueur. Il a ajouté son nom parce que c’est celui qui circulait dans le monde des ambassades. Dans d’autres récits, livrés par Khrouchtchev ou son entourage, le tireur est Joukov ou Moskalenko. Aux communistes italiens Negarville et Pajetta, Khrouchtchev raconte la même version… légèrement modifiée : Beria, solidement maintenu par quelques membres du présidium, aurait été étranglé par l’un d’eux.
Le roman de la liquidation de Beria se poursuit au-delà de ces lendemains qui déchantent pour lui. Ainsi, dans la notice consacrée à Beria de son Histoire intérieure du parti communiste, Philippe Robrieux écrit : « Il a été réduit à l’impuissance par l’intervention de l’armée, qui se déchaîne aussitôt, arrêtant et détruisant sur place l’appareil de terreur policière, qu’il contrôlait depuis que Staline l’avait placé à sa tête535. » D’où, rappelons-le, Staline l’avait écarté le 27 décembre 1945. Cette invraisemblable destruction relève de la seule imagination de l’auteur, trompé, pour une fois, par l’un des multiples canards de la désinformation soviétique officieuse.
Antonov-Ovseenko lui donnera des couleurs encore plus dramatiques en affirmant : « Deux divisions de blindés – la Kantemirovskaia et la Tamanskaia – se virent confier la mission de bloquer les troupes du MVD. Le général Jakoubovski commandait la première. […] Ordre leur fut donné […] de bloquer les deux divisions des troupes intérieures du MVD du nom de Beria. Ces troupes se trouvaient dans des camps d’été. Les tanks apparurent soudain et les écrasèrent tous à la file, et ceux qui eurent le temps de sauter hors de leur tente furent chassés vers la place centrale et placés sous garde armée536. » Mais ce roman paraît d’autant plus douteux que le général Jakoubovski était alors à la retraite depuis plusieurs années.
Le 26 juin au soir, Constantin Simonov, au siège de la Literatournaia Gazeta, relit les épreuves du numéro du lendemain. Vers 11 heures, le rédacteur en chef du journal des forces armées soviétiques, chef adjoint de la section d’agitation et de propagande du comité central, Vassili Moskovski, lui téléphone, lui ordonne de ne remettre aucune page à l’impression et annonce son arrivée imminente au siège de la rédaction. Un quart d’heure plus tard, il débarque dans son bureau et lui ordonne de ne recevoir personne pendant leur conversation. Simonov ferme la porte à clé. Moskovski lui explique : le nom de Beria ne doit figurer sous aucune forme dans le numéro du journal. Simonov relit les épreuves, pour éliminer toute mention de Beria même la plus anodine : celle, par exemple, d’un kolkhoze ou d’un sovkhoze portant son nom. Rien… Il se sent soulagé par la liquidation de Beria, et des souvenirs lui reviennent : alors qu’il était en vacances en Géorgie, il avait entendu évoquer devant lui « les familles disparues, les morts, les liquidés en Géorgie […] avant qu’on ne transfère Beria à Moscou pour jouer le rôle de l’homme chargé de corriger les fautes de Iejov537 ». Chepilov, sitôt informé, note de son côté : « Après son arrestation nous étions tous ivres de joie538. »
Le soir même du 26, un décret du Soviet suprême retire à Beria ses fonctions ministérielles, « à la suite du fait que ces derniers temps ont été découvertes les actions criminelles antiétatiques visant à saper l’État soviétique dans les intérêts du capital étranger ». L’instruction qui n’a pas encore commencé, et pour cause, n’établira rien de cela. Ce décret est confirmé par un second de même contenu daté du 8 août539. Ce même 26 juin le présidium supprime le comité spécial chargé du projet atomique, créé le 20 août 1945 et dirigé par Beria depuis le premier jour. C’était pourtant l’un des rares succès parmi les projets grandioses de Staline. Pourquoi une telle hâte ? Que craignaient les dirigeants soviétiques de ce comité ? Sans doute rien, seulement il fallait effacer le nom même de Beria lié à un succès.
Le 27, se produit un incident étrange. Krouglov, désigné en hâte nouveau ministre de l’Intérieur, et son vice-ministre Serov se présentent au corps de garde et déclarent : nous avons mandat de Khrouchtchev et Malenkov pour mener avec vous l’enquête sur Beria, accusé d’abus de pouvoir et de quelques autres crimes. Moskalenko, jugeant anormal, affirme-t-il, que l’enquête sur un ministre soit menée par ses deux subordonnés hiérarchiques, exige que deux autres officiers supérieurs, Batistki et Guetman, y participent. Peut-être voulait-il affirmer dans cette affaire la part prééminente de l’armée sur la police et narguer les vice-ministres de l’Intérieur. Krouglov et Serov refusent.
Moskalenko appelle alors le Bolchoï où, en fin d’après-midi, tout le présidium assiste à la représentation de l’opéra Les Décabristes. L’œuvre, aujourd’hui oubliée, réunit un livret de l’écrivain Alexis Tolstoï depuis longtemps chéri du régime, et de Vsevolod Rojdestvenski, avec une musique de Iouri Chaporine. Malenkov discute au téléphone avec les autres dirigeants et demande à Moskalenko, Serov et Krouglov de les rejoindre sans tarder. Le présidium les retrouve à l’entracte. Krouglov et Serov accusent Moskalenko de se conduire « incorrectement » avec Beria qu’ils jugent mal gardé. Moskalenko, précisant qu’il n’est « ni juriste ni tchékiste », se défend : « Vous m’avez dit que Beria est l’ennemi de notre parti et du peuple. Donc nous nous conduisons tous – moi y compris – avec lui comme avec un ennemi. Mais nous n’admettons pas qu’on se conduise mal540. » A-t-il vraiment dit cela ? Khrouchtchev et Malenkov déclarent que l’instruction de l’affaire sera menée par le nouveau procureur Roudenko, associé à Moskalenko lui-même qui se présente en défenseur de la légalité.
Malenkov et Khrouchtchev estiment que la salle de garde, où ils ont installé Beria, est assez mal choisie, car mal protégée. Quelques dizaines d’hommes de troupes du NKVD, mobilisés par des fidèles de Beria, le vice-ministre Maslennikov par exemple, pourtant si passif la veille, ou le commandant militaire de la place de Moscou, le lieutenant-général Sinilov, un ancien des troupes de gardes frontières du NKVD, pourraient facilement y pénétrer. Le 27, Moskalenko déménage Beria dans le bunker souterrain de l’état-major de la défense antiaérienne de Moscou, au centre de commandement du district militaire, rue Ossipenko. Il sera gardé par une compagnie entière, sous son commandement, celui de Batistki et de quatre officiers de garde qui alternent par quart. Beria est consigné dans une pièce de 25 mètres carrés, obscure, mal éclairée, munie d’un châlit et d’une chaise fixée au sol.
On rafle ensuite les principaux collaborateurs de Beria, une douzaine en tout – ce qui révèle la minceur de ses appuis. Le 27 juin, Bogdan Koboulov est convoqué au siège du comité central, place Staraia, et arrêté dès son entrée. Le mandat d’amener est signé Krouglov. Le même jour, l’armée arrête Goglidzé et Amaiak Koboulov en RDA, deux officiers du MVD interceptent Lioudvigov à la sortie du stade Dynamo, où il avait assisté à un match de football, et l’emmènent à la prison de Boutyrka. Lioudvigov croit tout d’abord avoir été arrêté sur ordre de Beria, désireux de le compromettre parce qu’il avait épousé la nièce de Mikoyan. Cette supposition en dit long sur les rapports réels entre Beria et ses proches. Aussi Lioudvigov est-il très étonné quand, le lendemain, on l’accuse d’avoir participé à un complot monté par Beria contre le gouvernement soviétique. Il était persuadé, racontera-t-il à Soudoplatov, que « cette accusation avait été formulée par un provocateur chargé de l’amener à passer des aveux dont Beria se servirait pour se débarrasser de lui ». Selon Soudoplatov, « Sarkissov, arrêté pendant ses vacances, crut lui aussi être la victime de Beria541 ». Ils changent vite d’avis, car ils ne tardent pas à se mettre à table contre leur chef déchu.
Pavel Mechik, le ministre de l’Intérieur de l’Ukraine, ne se doute de rien lorsqu’il est invité, le 30 juin, à participer à une réunion sur les cadres de son ministère au siège du comité central du parti communiste ukrainien. Il s’y rend tranquillement pour être aussitôt arrêté. Le mandat d’amener est signé Serov. Lors du plénum qui suit, le secrétaire adjoint du comité central, Kiritchenko, souligne les faiblesses de Mechik : son père, sa mère, l’un de ses frères et sa tante ont depuis longtemps quitté l’URSS et vivent à New York ! Un autre de ses frères a été condamné pour espionnage. Un tel palmarès, que Beria pouvait difficilement ignorer, aurait depuis longtemps envoyé un citoyen soviétique ordinaire au goulag. Plus étonnant : Vlodzimirski n’est arrêté que le 17 juillet. Soudoplatov, lui, ne le sera que le 21 août, Merkoulov plus tard encore, le 18 septembre.
Le présidium décide de convoquer un plénum du comité central le 2 juillet. La convocation, signée Khrouchtchev, ne comporte aucune indication d’ordre du jour, fixé par le présidium seulement le 1er juillet au soir : « examen des actes criminels antiparti de Beria ». Seuls les membres du présidium et leurs proches ont le temps de se préparer.
Bien entendu, l’arrestation de Beria est secrète. Le 27 au soir, au Bolchoï, l’écrivain Alexandre Stein, qui assiste aussi à la représentation des Décabristes, scrute la loge gouvernementale où sont installés, croit-il, tous les dirigeants du régime. Il remarque un détail qui l’intrigue. De temps en temps, Boulganine se lève, sort puis revient, se penche à l’oreille de Khrouchtchev, qui se penche à l’oreille de Malenkov. Le manège se répète plusieurs fois. Stein chuchote à sa femme : « Quelque chose se passe, et pas sur la scène. » Mais il ne remarque pas l’absence de Beria et ne comprend pas le manège. Le lendemain matin, son ami, Igor Nejny – dernier arrêté le 5 mars 1953 au matin, des accusés du « complot des médecins », libéré un mois plus tard par Beria –, lui demande au téléphone s’il a lu les journaux. Bien sûr ! « Vous n’avez rien remarqué ? Relisez ! » Stein se préparant à partir en voiture pour sa datcha à Peredelkino, Nejny lui conseille de passer par la rue où se trouve l’immeuble de Beria : « Regardez bien, la garde a été retirée autour de la maison. »
Stein reprend la Pravda et avise le communiqué publié en première page, qui énumère la liste des personnalités gouvernementales présentes la veille à la représentation : « À ce spectacle assistaient les dirigeants du Parti et du gouvernement : les camarades G.M. Malenkov, V.M. Molotov, K.E. Vorochilov, N.S. Khrouchtchev, N.A. Boulganine, L.M. Kaganovitch, A.I. Mikoyan, M.Z. Sabourov, M.G. Pervoukhine, N.M. Chvernik, P.K. Ponomarenko, V.A. Malychev. » Pas de L.P. Beria542. Ce signe ne trompe pas.
Selon l’historien Volkogonov, certains membres de la direction, dont il ne précise pas les noms, proposent de régler le sort de Beria comme dans les années 1937-1939 : le remettre à une troïka, qui réglera son sort en quinze ou vingt minutes, sans procureur, avocat ni témoin. Ce serait le retour à la grande terreur, dont personne ne veut plus, même les dinosaures staliniens Molotov et Kaganovitch. Volkogonov, qui n’indique aucune source, invente probablement cette version. Sur proposition de Khrouchtchev le présidium, réuni le 29 juin, limoge le procureur général de l’URSS Safonov, jugé partisan de Beria, et le remplace par Roman Roudenko, chargé de former le groupe d’enquêteurs qui s’occuperont de Beria et ses complices.
Roudenko, petit bonhomme courtaud et carré, au teint blafard, avait été nommé procureur général de l’Ukraine soviétique en 1938, après la nomination de Khrouchtchev à la tête du parti communiste ukrainien. Sous Iejov, le NKVD ayant constitué un dossier sur Roudenko, Khrouchtchev avait pris sa défense. Les deux hommes étaient donc liés. Roudenko était ensuite monté en grade, au point d’être nommé procureur soviétique au procès de Nuremberg. Il s’y était battu comme un chien pour obtenir que le massacre des 21 750 officiers polonais (ramenés par lui d’ailleurs à 11 000) à Katyn soit imputé aux Allemands. C’est lui qui avait prononcé le dernier acte d’accusation contre les chefs nazis. Mais, alors qu’il paradait au prétoire, il restait sous la surveillance d’un cadre de la Sécurité d’État, Rassoumov, surveillance dont il n’avait sans doute pas gardé un excellent souvenir. Il avait été un moment rappelé à Moscou où, selon la version officielle, il avait été victime d’une crise de paludisme, qui dissimulait peut-être la menace d’une disgrâce.
Le 27 juin, la police arrête Sergo Beria et embarque avec lui sa femme, enceinte de cinq mois. Commence alors, plus ou moins discrètement, le retrait massif des portraits de Beria un peu partout. Le petit Gordiewsky, en vacances en Ukraine, reçoit début juillet une lettre de son père, colonel à la direction de l’instruction du MVD, qui lui écrit : « Il s’est passé hier un événement extraordinaire. Les portraits du patron ont disparu des murs543. » Les cadres du MVD devinent par là que leur chef est envoyé aux oubliettes. Jusqu’au 10 juillet, la supression des portraits est le seul signe concret de sa chute. Les membres du présidium décident de détruire les dossiers, établis contre eux sur ordre de Staline et fondés sur les aveux souvent extravagants extorqués par la torture. Sergo Beria affirme que Malenkov lui-même est venu le voir deux fois dans sa cellule pour lui demander ce qu’il savait sur les archives de Staline et sur celles de son père.
Le 29 juin, Nina Beria écrit cinq lettres – pour Malenkov, Khrouchtchev, Vorochilov, Molotov et Boulganine. Elle demande à chacun d’intervenir pour son fils Sergo. Si les lettres présentent la même argumentation, chacune contient une mention particulière. Ainsi à Khrouchtchev : « Si Lavrenti Pavlovitch a commis une erreur irréparable et a porté tort à l’État soviétique […] je vous demande de me permettre de partager son sort, quel qu’il soit. Je lui suis dévouée, je crois en lui comme communiste, je l’aime malgré toutes les petites tensions qui ont existé dans notre vie conjugale544. » C’est la seule à prendre sa défense.
Dans sa prison secrète, Beria demande du papier et un crayon. Après discussion avec les membres du présidium, Khrouchtchev lui accorde en tout et pour tout quatre grandes feuilles de papier. Beria, à qui les gardes ont retiré son pince-nez, ne risque pas de rédiger des mémoires trop gênants ! Le 28 juin il rédige un billet bref et étonnant pour Malenkov : « J’étais certain que je tirerais de la grande critique qui m’a été faite au présidium toutes les conclusions indispensables pour moi et que je serais utile dans le collectif. Mais le comité central en a décidé autrement. » Pratiquant l’autocritique mise à la mode par Staline dès la fin des années 20, il approuve l’action du présidium contre lui : « Le comité central a agi correctement. » Son inquiétude s’exprime dans les deux dernières lignes : « Gueorgui, je te demande, si vous le jugez possible, de ne pas laisser sans attention ma famille (ma femme et ma vieille mère) et mon, fils Sergo, que tu connais545. »
Le 1er juillet, il envoie une nouvelle lettre, beaucoup plus longue et argumentée, à Malenkov, en qui il voit le véritable chef qui l’a fait arrêter et peut décider de son sort. Il tente de se le concilier : « Tout ce qui est valable dans ma vie est lié au travail en commun avec toi. » Il décrit longuement leur fructueuse collaboration depuis 1938, surtout pendant la guerre, puis dans le comité pour la bombe atomique. Il lui rappelle le soutien moral que Malenkov lui a apporté quand il est parti, mort de peur, en 1949, à Semipalatinsk, pour l’expérimentation de la bombe. Il souligne : « Nous avons été presque en même temps écartés, toi du comité central et moi du MVD, et nous avons travaillé au gouvernement. » Il lui rappelle que c’est lui qui l’a proposé comme président du Conseil ; il juge toujours cette décision profondément juste, mais bat sa coulpe : « Personne n’avait détruit notre amitié, si précieuse et si nécessaire pour moi. Et maintenant, uniquement par ma faute, j’ai perdu tout ce qui nous liait. » Après quatre jours de réflexion, écrit-il, « j’ai soumis mes actions à la critique la plus sévère, je me blâme fortement. Ma conduite à ton égard a été particulièrement grave et impardonnable. Je suis coupable à cent pour cent. »
Malgré tout, il revendique son bilan, dressant la liste de ses propositions des trois derniers mois, dont, pour mieux les lier à lui, il attribue partiellement la paternité à ses collègues : « Le MVD, écrit-il, a porté au comité central et au gouvernement – sur tes conseils et, dans quelques questions, sur les conseils de Khrouchtchev – une série de propositions politiques et pratiques intéressantes. » Il les énumère : « sur la réhabilitation des médecins, sur la réhabilitation des individus arrêtés en rapport avec le prétendu centre national mingrélien en Géorgie et le retour en Géorgie des individus déportés incorrectement, sur l’amnistie, sur la liquidation du régime des passeports, sur la correction de la déformation de la ligne du Parti admise dans la politique nationale et dans les mesures répressives en Lituanie, en Ukraine occidentale et en Biélorussie occidentale ». Il revendique la politique qu’il a fait lui-même adopter, sans percevoir que plusieurs de ces mesures dressent contre lui une partie de l’appareil du Parti.
Il se persuade que sa seule erreur est le dédain qu’il a manifesté à l’égard de Malenkov, auquel il rappelle avec insistance leur collaboration depuis plus de quinze ans. Il reconnaît qu’il a eu tort de doubler l’envoi de résolutions du comité central des partis communistes de plusieurs Républiques par des notes du MVD, « ce qui a créé une situation insupportable. On a pu croire que le MVD corrigeait les Comités centraux du PC d’Ukraine, de Lituanie et de Biélorussie », alors que le rôle du ministère de l’Intérieur, il ne l’ignore pas, doit se limiter à appliquer les décisions du comité central. Il se repend de son comportement à l’égard des autres membres du présidium, surtout Khrouchtchev et Boulganine, lors du débat sur l’Allemagne. Il recense ses fautes de conduite : « grossièreté inacceptable, insolence, désinvolture, sans-gêne ».
Puis, à chacun des membres du présidium, il renouvelle ses profonds sentiments d’amitié. Il déclare à Khrouchtchev : « Si l’on ne tient pas compte de la dernière réunion du présidium du comité central où tu m’as attaqué avec vigueur et colère, ce que j’approuve entièrement, nous avons toujours été de grands amis et j’ai toujours été fier du fait que tu sois un remarquable bolchevik et un remarquable camarade. » Il ajoute un post-scriptum pour regretter d’écrire mal et de façon pas très « cohérente », à cause de son « état, de la faiblesse de la lumière et de l’absence de pince-nez546 ».
Sans réponse à toutes ces missives, il commence à s’affoler : et si on voulait le liquider en silence ? Le 2 juillet, il adresse au présidium un appel au secours désespéré, cahotant et décousu : « On m’a jeté dans une cave, et personne ne m’explique rien et ne me demande rien. […] on veut me régler mon compte sans jugement et sans instruction, après cinq jours d’internement sans le moindre interrogatoire ; je vous supplie tous de ne pas l’admettre, je vous demande d’intervenir immédiatement, autrement il sera trop tard. Il faut prévenir directement par téléphone. » Il réclame la formation d’une commission « la plus responsable et la plus rigoureuse pour organiser une enquête sévère sur mon affaire », présidée par Molotov ou Vorochilov. Et il proteste encore contre l’idée qu’on puisse « régler sans jugement […] une affaire qui concerne un membre du comité central », et le punir « après cinq jours à croupir dans une cave ». Il les supplie « une fois encore […] d’intervenir et d’intervenir sans tarder547 ». Cette dernière lettre n’aura pas plus de réponse que les précédentes. Beria n’écrira plus à ses anciens camarades du présidium : Khrouchtchev cesse de lui fournir du papier.