CHAPITRE XVIII

Selon toute probabilité, le vieux troll était devenu aveugle. Mais il n’avait rien perdu pour autant de l’exceptionnelle acuité sensorielle propre à sa race. Après un instant d’hésitation, il se dirigeait maintenant vers le charnier. L’intrus retint son souffle. Il glissa une main sous son manteau, prêt à défendre chèrement sa peau. Il devina la créature qui se penchait au-dessus de la fosse, humant l’odeur des cadavres. Elle était si proche qu’il pouvait respirer son haleine corrompue. Il se ramassa sur lui-même, prêt à bondir. Coincé dans ce trou, il était fait comme un rat. Une poignée de secondes interminables s’écoula. Un paquet oblong vint soudain atterrir parmi les ossements. C’était encore vivant, car cela poussa un cri suraigu et tenta maladroitement de se relever.

Joan.

Graymes l’attira sèchement contre lui et plaqua une main sur sa bouche. Elle roula des yeux où la terreur se mêlait à la surprise. Il lui intima le silence d’une mimique, en lui faisant comprendre qu’elle ne devait pas bouger d’ici, quoi qu’il se passe. Il n’y avait plus de secours à attendre de l’extérieur. La présence de la jeune spéléo n’indiquait que trop le destin funeste de l’équipe Mac Daniel.

Le pas du troll s’était éloigné.

L’occultiste en profita pour se hisser le long de la paroi et risqua la tête hors du trou. La caverne semblait déserte. Il présuma que son occupant était ressorti et bondit hors du charnier. La niche de repos était vide, elle aussi. C’était étrange. Le jour ne tarderait plus. Le troll devrait se retransformer en pierre. C’était l’occasion que Graymes attendait pour le mettre hors d’état de nuire en transperçant son cœur pétrifié d’un coup d’épée. Où était donc la créature ? Avait-elle une seconde retraite qu’il ignorait ?

Il décela soudain un mouvement au-dessus de lui.

Et n’eut que le temps de se jeter de côté pour éviter d’être écrasé sous la masse énorme qui venait de se détacher de la voûte. Une violente bourrade le propulsa sur un tas d’émeraudes. Il chuta dans une éclaboussure de joyaux et roula jusqu’au pied de la paroi. Déjà, Moëdrill était sur lui. Son énorme poing s’enfonça dans la roche avec un fracas terrible. Le démonologue avait tout juste pu esquiver.

D’un bond calculé, le troll lui interdit toute sortie. La haine déformait son faciès repoussant. Une forme de rire franchit ses lèvres épaisses et craquelées. Il mesurait presque trois mètres. Sa stature était celle d’un colosse antique. Des nervures blêmes parcouraient ses muscles hypertrophiés. Son large torse, pareil à un bouclier de corne, se soulevait lentement au rythme de sa profonde respiration. Ses cheveux décolorés et gluants de crasse serpentaient sur ses épaules. Son crâne lourd, aux contours accusés, désignait la brute à demi animale, conçue pour combattre et tuer. Dans ses yeux aveugles dansait pourtant une sorte de cruauté perverse, maligne.

Graymes avait affronté toutes sortes de démons au cours de son existence, mais la puissance de son adversaire l’impressionnait. Il sut dès lors que la mort seule les départagerait. Moëdrill lança ses doigts recourbés comme des serres vers le visage de son ennemi, qui les évita d’un saut. Il savait que la moindre blessure lui serait fatale, qu’elle le transformerait en une momie desséchée semblable à celles de Casper et des autres. Dans la masse hétéroclite du trésor, le géant s’empara d’un cimeterre aussi grand qu’un homme normalement constitué. Il le fit tournoyer au-dessus de sa tête avec une facilité déconcertante.

L’occultiste laissa échapper un feulement de fauve en colère. Les forces obscures de sa nature secrète montaient en lui. Il sortit de sa poche la chaîne magique et l’enroula autour de son poignet en prononçant un vieil enchantement. Le bijou se mit à briller d’un curieux éclat doré sous sa croûte vert-de-gris.

— Reconnais et comprends, Moëdrill. Ceci est l’amulette de Denbarth, le fléau des trolls.

Le roi déchu marqua un temps d’arrêt. Une émotion soudaine passa perceptiblement sur ses traits grisâtres. Sans doute le nom de Denbarth avait-il évoqué dans son esprit l’écho de souvenirs enfouis. Avec une rapidité étonnante pour son gabarit, il plongea néanmoins en avant. Graymes évita l’assaut en bondissant sur un tas d’armures rouillées. En un clin d’œil, Shör-Gavan, l’épée elfique, se logea dans son poing maigre.

Le troll fit volte-face, la bave aux lèvres. Les deux lames s’entrechoquèrent avec une force tellurique. Aux puissants coups de boutoir de son adversaire, Graymes répliquait par des passes plus subtiles mais non moins mortelles. La violence de l’affrontement devint telle que des aigrettes bleutées se mirent à danser autour des deux guerriers.

À son tour, le démonologue se rua à l’assaut. Il parvint à passer sous la garde de son monstrueux opposant et le blessa à la cuisse. Un sang noir jaillit. Le troll devint fou de rage. Il chargea comme un taureau, décrivant d’immenses cercles avec son arme. Graymes dut mettre tout le poids de son corps dans chaque parade pour le contenir. Il feignit pourtant de reculer sous la terrible pression, obligeant la créature à s’éloigner de l’escalier. Dans sa fureur, le monstre ne comprit pas sa manœuvre.

— Joan ! Sortez, pauvre idiote !

La jeune femme s’était discrètement glissée hors du charnier et suivait le terrifiant duel à l’abri d’une colonne de gypse. Elle se mit à courir, profitant du passage ouvert par l’artifice de son compagnon. À sa vue, le troll poussa un hurlement sauvage. Mais ce fut au tour de Graymes de s’interposer. Il ne lâcha pas un pouce sous les assauts cyclopéens.

— Graymes !

La jeune femme avait atteint le haut des degrés. L’occultiste rompit sèchement la joute pour la suivre. Le géant se lança à leur poursuite, et sa longue foulée résonna comme le tonnerre. Des pierres tombèrent de la voûte. Graymes rejoignit la spéléologue et la poussa devant lui sur l’étroite passerelle qui enjambait le précipice. Déjà, Moëdrill était sur eux.

— Fichez le camp, retournez là-haut ! ordonna le démonologue.

— Mais je ne peux pas ! Je ne connais pas le chemin !

— Alors ne restez pas dans mes jambes !

Il se tourna d’un bloc. À son tour, le troll avait pris pied sur la fragile arche de pierre. Les lames se heurtèrent à nouveau dans un jaillissement d’étincelles. La silhouette des deux combattants se découpa en ombre chinoise dans la clarté incertaine des torches. Tout à sa folie, le colosse chargeait sans retenue, ne songeant qu’à abattre son adversaire. Graymes lui porta une nouvelle estafilade au ventre, mais aucun de ses coups ne semblaient plus pouvoir transpercer la carapace naturelle de la créature.

Il comprit qu’il allait devoir jouer le tout pour le tout, et cette perspective ne l’enchanta guère. Il eut un regard désabusé pour l’abîme qui grondait tout en bas.

— Merde ! soupira-t-il.

Puis il plongea brusquement, à deux mains, son épée dans une fissure qui courait entre ses jambes. Une secousse traversa le fragile édifice. Moëdrill parut soudain comprendre ses intentions. Il chercha précipitamment à regagner la berge. Mais il était trop tard. Le pont céda avec un craquement sinistre. Le sol se déroba sous leurs pieds.

La dernière chose que Graymes entendit fut le cri de Joan.

*
* *

La chute sembla ne jamais devoir cesser.

Puis il y eut le contact paralysant de l’eau glacée. Secoué par l’impact, le démonologue reprit toutefois ses esprits au plus vite. D’un coup de talons, il remonta à la surface. Là il se garda de lutter contre le courant terrible de la rivière. Au contraire, il espérait bientôt s’en faire un allié. Il se laissa donc dériver, en se contentant de garder la tête hors de l’eau et d’éviter les rochers trop bas. À quelques mètres derrière lui apparut rapidement le torse massif du troll. La créature semblait avoir survécu sans dommage au terrible plongeon. Elle avait maintenant l’occultiste en ligne de mire. Sa volonté de meurtre n’avait pas faibli : elle esquissa des mouvements de brasse pour le rejoindre.

C’était presque chose faite lorsqu’une paroi rocheuse barra soudain le cours d’eau furieux. Graymes n’eut que le temps d’emplir ses poumons d’air avant d’être happé par le siphon comme un fétu de paille. Durant d’interminables secondes, il fut ballotté, secoué, broyé par le courant impitoyable, avec cette question obsédant son esprit : y avait-il seulement une sortie ? Ses réserves d’air s’épuisaient rapidement. Il se demanda s’il ne venait pas de pénétrer dans ce qui serait sa tombe à jamais. Des images fugitives passèrent devant ses yeux clos. Images d’un monde ancien qu’il avait cru oubliées ; visages aimés à jamais perdus…

Et brusquement, une clarté blanche inonda ses rétines. Il donna de furieux coups de talons. Quand sa tête creva enfin la surface, il était au bord de l’asphyxie. Il regarda autour de lui. Il se trouvait dans une grande caverne où s’infiltrait la lumière du dehors. La résurgence. Il ne s’était pas trompé. Il y avait bien un autre passage vers les galeries, que la crue de la nuit avait inondé. La rivière jaillissait à l’air libre en une cascade d’écume sale.

En plein jour.

Graymes s’efforça de gagner la rive rocheuse. Il avait déjà pris appui sur le rebord quand une poigne terrible se referma sur sa cheville, cherchant à l’attirer au fond. Il lutta impitoyablement, accroché à une saillie. Par bonheur, il n’avait pas lâché son épée. Il la plongea dans l’eau jusqu’à la garde. Une tâche sombre s’élargit aussitôt dans le courant. L’étau se desserra. Le démonologue se hissa d’un bond sur un rocher, hors de souffle.

Derrière lui jaillit un hurlement inhumain dont l’écho fit trembler les collines. Le troll avait émergé à son tour. Son large poitrail ruisselait de sang. Une sévère blessure lui entaillait la nuque. Il lança ses bras au-dessus de lui, comme pour déchirer le halo de lumière qui l’enveloppait déjà tel un suaire. Ses mouvements se firent soudain plus lents. Son grand corps parut se rigidifier. Sa peau prit une teinte ambrée. Pendant quelques secondes, il ne fut plus qu’une colossale statue échouée au milieu du torrent, les bras levés dans une posture trahissant un effroi sans nom, image même d’une haine primitive, oubliée dans la nuit des temps. Puis l’horrible effigie se fissura, avant de s’égrener en blocs dérisoires que le courant emporta dans ses profondeurs.

Graymes reprit enfin haleine.

Une voix à ses pieds le fit tressaillir :

— Vous voulez une invitation pour me sortir de là ?

Il abaissa les yeux, pour découvrir Joan qui grelottait dans l’eau glacée. Jetant son épée, il lui tendit une main secourable. Elle s’écroula à ses côtés.

— Nom de Dieu, plus jamais ça, maugréa-t-elle.

— Vous avez eu de la chance d’arriver à en sortir.

— Je suis entraînée pour ce genre de situations. Je suis une militaire. Le fait de m’avoir sauvée ne vous autorise pas à mettre mes compétences professionnelles en doute…

— C’est vrai. Désolé.

— Est-ce que c’est bien fini ?

Elle eut un geste vague vers la rivière. Graymes acquiesça lentement, tout en se débarrassant de son macfarlane trempé. Une fraction de seconde avant de sentir la présence derrière lui. Il contracta ses muscles, prêt à bondir, mais le claquement d’une culasse l’en dissuada.

— Si j’étais vous, docteur, je resterais bien sage.

Il se retourna avec précaution. Le canon d’un riot-gun lui souriait méchamment.

— Vous avez été parfait, Graymes. Vraiment parfait. Aussi stupide et irréfléchi que je l’avais escompté. Connaissez-vous la théorie de la mandragore ?

L’occultiste partit d’un petit rire sec.

— Bien sûr. Faire sauter les obstacles mortels par d’autres que soi et rafler la mise… Très finement joué. Très finement.

Maître Anika s’avança prudemment sans perdre un instant de vue son interlocuteur. Il souriait, de ce sourire inépuisable et agaçant.

— Désolé pour l’autre soir à Central Park. Nous nous sommes ratés d’un rien.

— D’une largeur de pneu. Ainsi, ces pauvres filles étaient destinées au troll ? Sans doute un arrangement quelconque ?

— Oui. Un curieux hasard de l’existence. C’est Camelli qui m’a envoyé ici, à la suite des premiers incidents au pénitencier. J’ai rapidement compris qui habitait ces collines. Comme vous, j’ai fouillé les galeries. Je suis parvenu à l’invoquer, et lui et moi avons conclu… un pacte. Quelques femelles en échange d’une part de son fabuleux trésor. Aussi fabuleux qu’inutile. Mais il n’a pas rempli sa part du marché. Peut-on faire confiance à un troll ?

— Assurément non.

— Aussi, j’ai décidé d’accaparer son or par un autre moyen. Mon emploi au sein du F.B.I. m’en donnait l’occasion. Il suffisait de brancher Camelli sur le docteur Ebenezer Graymes, le chasseur de démons. Je pensais bien que vous viendriez à bout de ce sinistre demeuré. Comme dans toutes les belles histoires.

— Et maintenant, vous voilà riche ?

— Dès que vous m’aurez conduit à la salle du trône…

— Qui pourrait m’y obliger ?

— D’autres œuvres attendent le Commandeur. Ce trésor n’est rien pour lui. Et peut-être tient-il à la vie plus qu’il ne croit ?

— C’est possible. Mais je connais les cancrelats de ton espèce. Tu ne courras jamais le risque de me laisser en vie après cela. Tu sais que tu ne pourrais plus dormir tranquille. J’ai la rancune tenace. Nous devrions en terminer de suite.

— La caverne. Où est-elle, Graymes ?

— Loin. Sous la colline.

Le sorcier leva son arme, visant la tête. Du bras, Graymes écarta lentement Joan qui assistait, pétrifiée, à la scène. Dans son esprit se forma le nom de son épée, restée par terre. La tension entre les deux hommes atteignit son comble. À l’instant où l’un et l’autre allaient passer à l’action, un coup de tonnerre ébranla soudain les parois de roche. Anika poussa un râle, battit des bras et s’abattit face contre terre. Son adversaire n’était pas revenu de son étonnement que deux silhouettes se matérialisèrent à l’entrée de la grotte, avançant avec précaution parmi les pierres.

— Saleté, marmonna Pig Wateford en rechargeant sèchement son fusil. Je l’avais dit. Ce foutu salopard était mauvais comme une teigne.

Lester Camelli acquiesça.

— Pas de mal, docteur ?

Prudemment, Graymes ramassa son épée.

— Comment êtes-vous là ?

— J’ai senti dès le début qu’Anika me mentait. Il savait ce qu’il y avait sous la prison, mais pour des motifs d’intérêt personnel refusait visiblement de me le dire. Nous n’avons cessé de le pister depuis votre arrivée ici. Jusqu’à maintenant. Dites-nous merci.

Graymes se jeta le manteau sur l’épaule, peu enclin à manifester une quelconque gratitude.

— Si vous n’étiez pas intervenus, cette ordure serait en cette minute exactement à la même place. Sur le flanc.

Camelli ne sut s’il se vantait.

— Mon travail est terminé. Je rentre à New York.

Les deux agents fédéraux regardèrent sombrement en amont, en direction du siphon.

— Graymes, je ne veux pas savoir ce qu’il y avait sous ces collines. Je ne veux le savoir pour rien au monde. Vous me jurez que c’est mort, et j’inventerai une bonne explication officielle. Quant au reste… Non, vraiment, je ne veux pas le savoir.

L’occultiste fixa gravement son interlocuteur.

— Il y avait une fuite de gaz toxique. Elle est colmatée, à présent. Toutefois, il serait plus sage de tenir les gens à l’écart, désormais.

— Ça sera fait, docteur, je vous en donne ma parole.

— Occupez-vous de cette jeune femme. C’est la seule survivante de l’équipe que vous avez eu la stupidité d’envoyer.

Sur ces paroles, Graymes se détourna et sortit de la caverne. Il ne vit pas le Sicilien se signer tandis qu’il se frayait un passage entre les rochers.

 

FIN.