CHAPITRE XVII

Graymes s’engagea sur la fragile passerelle de pierre. Au mépris du vertige et des courants d’air, il se pencha pour observer la rivière qui roulait furieusement au fond du canyon. Songeur, il en suivit les méandres du regard, s’interrogeant sur leur destination finale. Durant de longues secondes, il resta ainsi, silhouette fantomatique assaillie par les embruns, à humer les bourrasques qui montaient des abîmes…

Il acheva d’enjamber le vide. C’est alors qu’il la vit : une ouverture ogivale, grossièrement creusée dans la paroi dure. Elle n’était pas l’œuvre du lent travail de la roche mais plutôt celle d’un ouvrier titanesque, qui avait laissé des traces encore visibles sur son pourtour. Au-delà, des ténèbres denses semblaient former un mur infranchissable. Les traces convergeaient vers cette arcade. Graymes dut faire un violent effort sur lui-même pour s’en approcher. Le malaise qu’il avait déjà éprouvé à son arrivée au pénitencier l’avait de nouveau saisi. Un enchantement ancien protégeait le seuil. Il éleva la main et, d’une voix impérieuse, dissipa le maléfice. L’écho de ses paroles se dispersa à l’infini sous la terre.

Quand il se fut tout à fait éteint, l’occultiste franchit la porte millénaire, ignorant les mille voix qui lui criaient de rebrousser chemin. Un escalier massif, aux marches trop hautes, se matérialisa sous son pied. Tandis qu’il descendait, une odeur fétide assaillit ses narines, mélange des émanations de corps en décomposition et du suint intime le plus révoltant. Mais cela ne fit en rien vaciller sa volonté d’aller au bout de son exploration.

Il déboucha dans une vaste salle dont l’impressionnant décor ne laissa pas de le surprendre. Il sut qu’il venait d’entrer dans le palais souterrain du troll. Des milliers d’années pesaient sur cet endroit, qui y avaient égrené leurs traces anodines ou leurs souvenirs glorieux et nostalgiques. Il lança une imprécation, et le feu jaillit des torches éteintes qui ponctuaient les parois. Des stalagmites de gypse flamboyèrent dans la clarté vacillante, s’élevant vers la voûte inaccessible comme les colonnes d’un temple.

D’incommensurables butins s’entassaient un peu partout, recouverts d’une poussière grise qui altérait l’éclat des joyaux anciens et des étoffes incomparables mais non leur rare beauté. Plus loin, des lances et des sabres démesurés, promis à des bras surhumains, attestaient le glorieux passé d’un guerrier unique. Hauts faits d’armes, flammes grondant au-dessus des donjons gris, hurlements des vaincus, des agonisants… L’écho de souvenirs barbares résonnait encore ici, d’une époque à jamais révolue.

Graymes se pencha sur un bouclier qui aurait pu servir de table pour un banquet. Un nom était gravé au centre, au-dessus d’une terrifiante allégorie représentant la guerre. MOËDRILL. Bien sûr. N’était-ce pas ce qu’il avait redouté depuis le début ? Qui d’autre que le roi des trolls en personne aurait pu survivre ici durant tout ce temps ? Qui aurait pu avoir la garde d’un tel trésor, si ce n’était celui qui avait combattu sans merci dans les montagnes du Haut Nord, celui dont parlaient bien des légendes, le vainqueur de Denbarth…

Quant à ce qui avait pu lui faire parcourir un aussi long voyage… L’espoir d’une existence nouvelle, sur un continent vierge ? Avait-il amené une armée avec lui, progressivement décimée par les soubresauts d’un monde en pleine mutation ?

Le démonologue poursuivit ses investigations. Il s’arrêta un instant devant une niche gigantesque creusée dans la paroi, semblable à un moule aux contours vaguement humains. Là se trouvait le dernier trône de ce monarque oublié. Là aussi, la puanteur était si forte que l’intrus grimaça de dégoût. Il chercha des yeux la provenance de ces effluves innommables. Sur sa droite s’ouvrait une faille de sinistre augure, dont il s’approcha avec appréhension.

C’était un charnier où squelettes et cadavres plus récents se mêlaient en une orgie macabre. Le garde-manger du maître des lieux. Qui pouvaient être ces gens ? À en juger par les bribes de vêtements qui subsistaient sur certains, des randonneurs, des touristes sans doute égarés après la tombée de la nuit, preuve que le troll avait sévi, au moins pendant un temps, à l’extérieur. Mais aussi des spéléologues, reconnaissables aux restes de leur équipement. Mac Daniel s’était trompé en imaginant le site inviolé. Des équipes locales avaient déjà investi l’endroit pour leur malheur. Mais pourquoi l’absence de toute trace de leur passage ? La réponse sautait aux yeux. Il devait y avoir un autre passage vers le dehors, plus proche peut-être que l’occultiste ne l’avait supposé…

Voilà d’où venait l’odeur si particulière du pénitencier de Salt Hills…

Un détail attira soudain l’attention de Graymes. Jurant entre ses dents, il sauta dans le répugnant ossuaire. Les squelettes craquèrent sous son poids. Certains se pulvérisèrent avec un bruit floconneux. Mâchoires serrées, il pataugea dans ce sinistre marécage humain, jusqu’à atteindre un tas de cadavres récemment formé qui ruisselait de sang séché. Les malheureux étaient en partie pétrifiés, et tout donnait à penser qu’ils avaient fait l’objet d’un odieux festin. Cependant, ils étaient encore identifiables. La plupart étaient des femmes. Leur mort ne devait pas remonter à plus d’une semaine. Leurs visages étaient connus du démonologue. C’étaient ceux qu’il avait découverts un matin à la une des journaux : les disparues de Central Park, dont il s’était efforcé de retrouver la trace jusqu’à cette nuit où il avait estropié les deux voyous et raté de peu la tête de l’ignoble filière. Étrange périple que celui suivi par ces infortunées victimes. Si étrange qu’il lui ouvrait subitement des perspectives insoupçonnées…

Ses réflexions furent brutalement interrompues.

Un martèlement colossal venait d’ébranler les murs. Un pas de géant descendait lentement l’escalier. Un souffle rauque emplit le silence. Graymes n’eut que le temps de se tasser contre la paroi.

Le roi Moëdrill venait de regagner son antre.

Et il reniflait l’air avec suspicion.