CHAPITRE III
Marston et Dinky s’y trouvaient, eux, cherchant à refouler la sensation d’étouffement qui les assaillait à mesure qu’ils s’enfonçaient sous terre, suivant la pente d’un conduit qui semblait avoir été creusé au bulldozer. Ils avaient beau fréquemment lever la tête vers le cercle de lumière au-dessus d’eux, ils se sentaient rien moins que rassurés. Leurs faibles torches n’étaient pas de taille à lutter avec ces ténèbres-là, qui semblaient engluer tout mouvement et s’accrocher à eux comme une toile d’araignée.
Ils n’étaient guère descendus que de quelques mètres, mais ils n’entendaient déjà plus le murmure des conversations. Les efforts déployés pour retenir une chute trop probable rendaient leur souffle haletant.
— Putain, je vais pas plus loin ! décida Marston, qui ouvrait la marche. Ça descend trop raide. On est pas des taupes. Que Linns y aille lui-même si ça lui chante.
— On dirait que ça plonge au centre de la terre, répliqua Dinky, plus contemplatif par nature.
— Rien à foutre. On remonte.
— Il faut savoir ce qu’est devenu Lennion.
— T’es con, ma parole.
— Avance. Faut savoir.
— Des clous.
— J’ai pas envie de me retrouver de permanence le week-end prochain. Je ne sais même plus comment ma femme est faite. Avance.
— Linns est un foutu con.
— Oui, mais c’est nous qui sommes dans le trou.
Devant cet argument imparable, Marston abdiqua, il se cramponna à la paroi de gauche, constata que le béton des fondations, poreux comme du gruyère, n’avait pas résisté à l’engin excavateur. S’il s’agissait réellement d’un engin excavateur.
— Ce truc-là se cassera la gueule si on souffle dessus.
— T’en fais donc pas. Fait longtemps qu’on le sait. Trop tard pour réclamer les crédits.
La galerie s’élargit encore. Elle était fraîchement creusée, et sa conception faisait songer à l’œuvre d’un animal fouisseur. Marston perdit patience.
— Merde, je vais étouffer. Y a pas d’air, là-dedans.
Il ponctua sa phrase d’une quinte de toux.
— Attends, on dirait un palier, juste devant.
— Putain d’odeur.
— Parle pas. Tu bouffes l’oxygène.
Marston poussa un cri bref. Ses doigts venaient de s’engluer dans une matière répugnante.
— Saloperie, qu’est-ce que…
Il braqua sa lampe sur ses mains terreuses. Eut une grimace de répulsion.
— C’est du sang, nom de Dieu. On rampe dans du sang !
Cette sinistre évidence plongea les deux hommes dans un abîme d’anxiété. La permission du week-end et la sollicitude de Linns méritaient-elles qu’ils plongent plus avant dans ce répugnant boyau ? Ils sentirent leur courage vaciller. Ils avaient la gorge sèche, et pas seulement à cause de la poussière âcre et malodorante. Eux savaient dans quel état on avait retrouvé Tyronne Eadon, au mitard. La vision atroce du cadavre accroché aux montants scellés de la couchette, démesurément étiré, la partie inférieure du corps disparaissant à l’intérieur d’un trou tel que celui-ci, cette horreur-là était encore trop présente à leur esprit. Et surtout… le reste. L’indicible. L’aberrant.
Ils redoutaient plus que tout d’être confrontés à un nouveau spectacle du même genre.
— Il y a quelque chose, en bas, tu vois ?
— Oh, mon Dieu…
Dinky, quoique placé derrière lui, avait un sacré coup d’œil. Marston fronça les sourcils.
— On dirait un vieux tronc.
— C’est pas un vieux tronc, lâcha son compagnon d’une voix blanche.
Emporté par une pulsion irréfléchie, il lâcha prise et se laissa glisser sur les fesses. Mais sa chute fut plus brutale qu’il ne l’aurait pensé. Derrière lui, Marston cria, tandis qu’il partait en roulé-boulé. Par chance, il y avait cette chose informe qui obstruait en partie le boyau. Elle lui sauva probablement la vie, en stoppant net sa course.
Il resta quelques secondes étourdi avant de trouver la force de se soulever. Il n’avait pas lâché sa torche. Il la braqua sur la forme gisant à ses côtés. La figure de gypse à la bouche hurlante fixait sur lui un regard fou, empli d’une épouvante cauchemardesque.
Son cri fut avalé par les entrailles de la terre…
*
* *
Il était trois heures vingt, et Desmond Linns n’avait plus envie de boire du lait.
Il se versa une rasade de whisky dans un grand verre et l’avala d’un trait. Il n’eut pas l’idée d’en proposer aux hommes assis face à lui, dans son bureau, et c’est en vain que Jenkins se mouilla ostensiblement les lèvres. À ses côtés, Marston et Dinky serraient convulsivement leur casquette sur leurs genoux. Livides. Quant au docteur Pears, tiré de la léthargie somniférique dans laquelle il cherchait chaque nuit à échapper au décor du pénitencier, il vacillait lentement sur son siège, sans parvenir à trouver son équilibre. Linns avait aussi prévenu son adjoint par téléphone, le priant de quitter la douceur du foyer pour rentrer de toute urgence. Mais ce collaborateur ne serait pas là avant le lendemain matin, même en prenant sa voiture personnelle. Dans l’attente de ce renfort, le directeur devait décider seul de la conduite à tenir.
Il émit un discret claquement de langue.
— Bon. Nous avons un sacré problème sur les bras. Votre opinion, Jenkins ?
Le gardien-chef vit avec regret la bouteille disparaître dans le mini-bar à l’usage exclusif de son supérieur.
— Je ne crois pas qu’il tentait de fuir, monsieur. J’ai plutôt l’impression qu’il a été entraîné. J’ai déjà vu des dizaines de cavales souterraines dans ma carrière. Les tunnels étaient toujours creusés de l’intérieur vers l’extérieur. Pas le contraire. Et il n’y avait pas un cadavre au bout à chaque fois. Surtout dans un tel état.
Linns renifla. Il avait peine à assimiler cette donnée. Cela lui semblait trop incroyable. Irrationnel. Que ce pauvre bougre ait été retrouvé la nuque brisée, passe encore. On pouvait en attribuer la cause à un accident, une mauvaise chute dans la galerie. Mais qu’on ait récupéré de lui cette momie à son effigie, la peau desséchée comme du vieux parchemin, les os apparents et friables telles ces feuilles de chocolat dont on recouvre les pâtisseries, non, vraiment…
Il eut des sueurs rien qu’à cette pensée. Il se tourna vers le médecin.
— C’est aussi votre avis ?
Pears ne répondit pas immédiatement. Il avait la bouche pâteuse, la langue soudée au palais.
— Il faudrait pratiquer une autopsie, mais j’aurais trop peur que ce… cette chose tombe en poussière. Pour ce que j’ai pu en voir quand on l’a remonté, ce pauvre type a subi le même sort que Tyronne Eadon. Une chose est sûre : il n’y a rien au monde, à ma connaissance, qui puisse entraîner une mort aussi abjecte. À moins d’un virus inconnu, je ne sais pas…
— Un virus ne fore pas des tunnels dans du béton armé, répliqua Jenkins, plein de bon sens.
— Vous pensez à un animal ?
Le gardien-chef haussa les épaules.
— Je ne pense à rien, désolé.
— Cela fait deux fois que le phénomène se produit dans le quartier D, résuma Linns. La mesure la plus sage consisterait à le faire évacuer. Mais l’ennui, c’est que nous manquons de place. Le reste des cellules est déjà surpeuplé.
— Vous pourriez demander un transfert des détenus du quartier D dans un autre établissement, suggéra Jenkins.
— Bien sûr, seulement l’ordonnance du Bureau des Prisons mettrait des semaines à nous arriver. Donc, statu quo, en attendant mieux. Après tout, ce sont des taulards de la pire espèce. Il existe peut-être une justice immanente…
Pears toussota, vaguement désapprobateur.
— En ce qui concerne la version à donner aux détenus, poursuivit Linns, je suggère de faire passer le message suivant : Lennion a été victime d’une évasion ratée. Et cette fois, je ne veux aucune fuite. Jenkins, je vous en tiendrai pour personnellement responsable.
— Les prisonniers ne sont pas fous, crut bon d’intervenir Marston. Déjà, pour Eadon, l’histoire de la libération sur parole n’a pas vraiment convaincu…
— C’est à vous de les convaincre, rétorqua sèchement Linns. Nous avons besoin de temps. Ma décision est prise. Outre le Bureau des Prisons, je vais alerter le F.B.I. J’y connais quelqu’un. Dans un cas comme celui-ci, son concours peut nous être précieux. Je soumettrai l’idée de faire explorer les tunnels par une équipe spécialisée. Ces galeries doivent forcément aboutir quelque part. C’est tout, messieurs. Restez vigilants.
Marston et Dinky échangèrent un regard blasé.
Vigilants… Le mot n’était pas très heureux.
Ils sortirent en silence.
Se retrouvant seul, Linns se resservit un verre. Mais cette fois, il mit plus de temps à le terminer. Il avait froid. Il ferait jour dans quelques heures. Pour la première fois depuis qu’il était gamin, la perspective de voir les collines blanchir sous un soleil encore timide lui rendit courage.
Nom de Dieu, qu’y avait-il donc sous ce foutu quartier D, qui forait des boyaux dans le sol pour avaler les taulards et les régurgiter sous forme de fossiles humains ?