CHAPITRE IV
— Merde, Lester, dis-moi que je rêve ? Encore ce mec qui poireaute à côté ? Dis-moi que c’est ton côté sicilien, amulettes et conneries de ce genre ! Tu n’as pas encore rappelé ce bon Dieu de charlatan ?
Sans s’émouvoir, Lester Camelli tira le store, occultant le soleil de novembre qui inondait le bureau fonctionnel et glacial.
— Non seulement je l’ai rappelé, mais je suppose que s’il est là, c’est qu’il a des informations.
— Merde, c’est à n’y pas croire, maugréa « Pig » Wateford en coinçant nerveusement ses doigts dans les passants de sa ceinture. Moi, c’est tout simple : je vais devenir dingue, avec ces conneries.
— Relax, Pig, c’est pas bon pour ta tension et tu le sais. Je vois que tu es très en retard sur l’actualité. De nos jours, il n’y a pas une seule société importante dans ce pays qui n’ait pas recours à des voyants ou des sorciers de toute sorte. Pas un homme politique, du simple délégué au Président lui-même, qui ne se garde pas un astrologue en coulisses pour le conseiller sur les conjonctures astrales.
— Faut quand même pas pousser. On n’en est pas arrivé là ?
— On arrive toujours quelque part, si c’est nécessaire. Et dans ce cas précis, c’est nécessaire. J’avais plusieurs options : envoyer une commission d’enquête officielle, ce qui aurait demandé des semaines, un commando de marines entraînés ou un spécialiste des problèmes surnaturels. Cette dernière possibilité était la plus rapide et la moins coûteuse. Même si je n’ai pas renoncé au commando. Alors tu poses ton gros cul dans un coin, et tu la boucles le temps que je règle cette histoire à ma façon. Ma façon de Sicilien superstitieux et arriéré.
— T’es complètement tordu. Écoute, ça fait dix ans que je roule ma bosse au F.B.I. Et avant ça, j’étais au Pentagone, simple mule, à me taper les filatures les plus chiantes. J’ai tellement planqué dans cette foutue ville que l’odeur me colle encore à la peau. Je connais ces… (il eut un mouvement méprisant du menton en direction de la porte capitonnée) ces jeteurs de sorts, ces sorciers. Tous des salopards, et dangereux avec ça. Une fois, j’en ai coincé un pour meurtre. Il avait dépecé trois gamins de onze ans. Il a juré qu’il était innocent. Que c’était une divinité des ténèbres qui lui avait réclamé ces sacrifices.
— C’était peut-être vrai ?
— T’es un sacré tordu. Mais tu ne sais pas ce que c’est vraiment. Si on découpait New York en tranches, Lester, on verrait plusieurs couches. Des rose bonbon, des vert-de-gris, des carrément à vomir. Mais il y en a une tout en dessous, et elle est toute noire. On n’y voit rien. Ça dépasse tout. C’est comme un trou sans lumière, avec des choses dedans qui grouillent et qu’on ne peut pas distinguer. C’est un autre monde, avec ses rites, ses seigneurs, ses codes. Même les maffieux n’osent pas y mettre l’ongle, t’entends ? Même pas eux. À côté, le cartel de la drogue en Colombie, c’est du Mickey.
— C’est possible. Mais Pig, mon vieux, j’ai un gros problème sur les bras. Ce nouveau pépin au pénitencier de Salt Hills, ça sort du cadre habituel, tu comprends ? Je connais Linns, le directeur, depuis des années. C’est un type froid, calculateur, fonctionnaire au possible. Pas du genre à imaginer les choses. Il est sur le fil du rasoir. Les détenus crèvent de peur. Ils s’agitent, et nous ne pouvons pas les transférer pour l’instant. Surpopulation. Les flics du coin ont bien cherché à explorer les fondations et les fameux tunnels… Ils ont dû renoncer. Ce sont de vrais gouffres, des cages d’ascenseurs qui s’enfoncent sous terre. Il faudrait une équipe de spéléologues pour aller là-dessous. Maître Anika peut… disons… ouvrir des voies nouvelles à nos investigations. Ce n’est pas la première fois qu’il nous offre son concours. Alors, sois mignon. Tu la fermes, sinon je t’envoie boire un café dehors, O.K. ?
Camelli alluma une lampe de bureau, dont il régla le variateur au minimum. Il savait que son visiteur n’appréciait guère la lumière naturelle. Puis il pressa un bouton sur l’interphone. "Pig" Wateford carra son gros fessier sur une chaise design qui semblait avoir été conçue pour des mannequins de mode. Et il attendit, partagé entre une vague appréhension et une curiosité presque enfantine. Il ne s’écoula que quelques secondes avant que Maître Anika fasse irruption dans le bureau. Il n’était pas très impressionnant d’allure, de taille moyenne, la peau bistrée, l’œil vif et inquisiteur. Il portait un costume de coupe classique, le même que la dernière fois, pensa Pig, et que la fois d’avant. Malgré cette bonne présentation, il sentait les bas-fonds, les éboulis du Bronx et la fumée des braseros de fortune. Il n’était pas dans son environnement naturel, ici, cela se voyait. Mais ça n’ôtait rien à son assurance. Il semblait à l’aise. Oui, très à l’aise, même.
Il sourit à Camelli, sans tendre la main. Juste un coup d’œil en direction de Pig, comme s’il avait deviné son animosité latente. Sous ce regard, le gros flic se sentit rapetisser. C’est une sensation qu’il n’aima pas. Il fallait se méfier des apparences. Rien ne distinguait Maître Anika de n’importe quel quidam croisé dans Amsterdam ou la 42ème entre chien et loup. Seuls signes distinctifs de son appartenance à la communauté occultiste, un diamant bizarrement taillé à l’oreille gauche et une chaîne en or recoupant la cravate trop neutre.
— Merci d’avoir fait aussi vite, Maître Anika.
Camelli avait peint sur son faciès de garçon boucher le sourire mielleux du parfait diplomate. De deux choses l’une : ou il éprouvait une certaine crainte face à son interlocuteur, ou il avait un besoin vital de son concours. Ou les deux. Pig ne put s’empêcher de lever les yeux au plafond. Cette réaction n’échappa pas au sorcier. Il sourit à nouveau. Dans la direction du gros homme, cette fois. Il semblait avoir un sourire inépuisable.
Camelli se racla la gorge.
— Vos impressions ?
— C’était un voyage intéressant.
— Mais encore ?
— Je ne retournerai pas là-bas. Jamais. J’en ai été chassé.
Pris de court, Camelli eut un hoquet.
— Vous avez quoi ?
— Il y a quelque chose sous les collines. Une force maléfique, très ancienne. Incroyablement ancienne. Je me suis comme heurté à un mur. C’est tout ce que je peux dire.
Sans s’en rendre compte, Camelli tordit le stylo avec lequel il jouait depuis un instant pour se donner une contenance. Nom de Dieu, il ne manquait plus que ça.
— Vous êtes sceptique ? Je vous comprends. Mais vous m’avez envoyé là-bas en espérant que je sentirais quelque chose échappant au commun des mortels. Je suis navré de ne pouvoir faire plus, c’est au-dessus de mes forces. Attirer sur moi la malédiction de ce qui marche sous les collines de Salt Hills… Tout l’or de Fort Knox ne suffirait pas à m’en convaincre.
— Bon. Si j’envoyais un commando de spéléos ?
C’était sa dernière carte. Maître Anika acquiesça lentement.
— C’est une solution. Mais je crois que ce serait risquer la vie d’autres hommes inutilement. Je vous l’ai dit. Ce qu’il y a là-bas est innommable.
— Essayez encore.
— Y retourner ? Non.
— Essayez, bon sang.
— Vous perdez votre temps.
Camelli fut au bord de perdre sa patience de façade.
— Écoutez, Anika. Si le F.B.I. fait appel à vous, c’est parce que vous êtes le meilleur. Vous nous avez souvent aidés, dans le temps. Vous n’avez jamais échoué jusqu’à maintenant. Pourquoi ici ? Qu’y a-t-il sous ce pénitencier, nom de Dieu ?
— Une force, c’est tout ce que je peux dire. Une force terrible.
— En somme, vous me mettez dans l’impasse ?
Anika eut à nouveau son sourire presque candide.
— Connaissez-vous la légende de la mandragore ?
— C’est une fleur qui poussait soi-disant au pied des gibets.
— Parfaitement exact. Elle entre encore aujourd’hui dans de nombreuses préparations magiques. C’est un ingrédient très prisé des sorcières, d’autant plus qu’il n’est pas commode à obtenir. Celui qui essaie de cueillir la mandragore meurt dans des souffrances épouvantables. Dans ces conditions, il existe une parade sans faille. Envoyer un novice la cueillir à votre place, sous promesse d’argent, d’amour, de gloire… Votre agent meurt. Mais il a arraché la fleur. Dès lors, elle est à vous.
— C’est une parabole fascinante. Expliquez-moi.
— C’est très simple. Envoyez quelqu’un d’autre à Salt Hills.
— Vous plaisantez ? Si vous, vous n’avez pas pu approcher, pourquoi un autre réussirait-il ? Vous êtes le meilleur, non ?
— Oui. Parce que je m’arrange pour rester en vie.
— Vous avez un nom à proposer ?
Pig se rehaussa sur son siège inconfortable. Les choses prenaient subitement une tournure plutôt alambiquée.
— Je ne connais qu’une personne capable de passer outre l’interdit et peut-être… de combattre cette chose.
— Un exorciste ?
— Si vous voulez. Dans notre milieu, on appelle cela un Commandeur. Une sorte de… régulateur du monde magique, initié dans plusieurs disciplines. Commerce avec le démon, enchantements, sorcellerie…
— Ici, à New York.
— Université de Columbia. Le docteur Ebenezer Graymes. C’est une personnalité fascinante. Une autorité en la matière.
— Le… Commandeur ! s’esclaffa Pig, ne contenant plus sa mauvaise humeur. Nom de Dieu, je savais que la ville était peuplée de tarés, mais là…
Anika ignora ostensiblement la réflexion.
— Il peut être amené à travailler pour vous. S’il y trouve son compte.
— Que veut-il ? Du fric ? Des femmes ? Une croisière payée aux frais du contribuable ?
— Il a déjà tout cela. De l’or autant qu’il le désire, et des succubes pour satisfaire ses besoins d’homme. Quant aux voyages… Mais c’est un fanatique. Il traquerait Satan en personne s’il savait où il niche.
— Vous rigolez ? On a tous nos marottes. Mais personne ne risque sa peau pour le plaisir.
— Il ne craint pas la mort. Il vivait déjà au siècle dernier, à ce qu’on dit. On dit aussi que son père était un démon. Vous comprendrez tout cela en le voyant.
Pour la première fois, Camelli se tourna vers Pig, comme pour guetter son approbation. Il ne recueillit qu’un haussement d’épaules fataliste.
— C’est bon, Anika. Affranchissez-nous, et avant vingt-quatre heures, il sera à votre place…
Un sourire de soulagement plissa les lèvres du sorcier.
Il rêvait depuis longtemps à cet instant.