CHAPITRE IX
Dès qu’il eut franchi la porte du pénitencier, le lieutenant Mac Daniel éprouva une impression bizarre, oppressante. Un malaise, fait de lassitude soudaine et d’inquiétude, de ceux qu’il avait connus sous terre, lorsqu’il était engagé dans la sinusoïde d’un siphon et que la sortie tardait à se dessiner dans la lumière livide du casque frontal. Était-ce l’état de délabrement des bâtiments, ou le ciel lourd qui pesait sur les collines alentour ? Il avait du mal à contrôler le flux normal de sa respiration. Cela ne dura bien sûr qu’un instant. Mac Daniel était un militaire entraîné, parfaitement capable de prendre le dessus sur une émotion subite.
À ses côtés, les trois autres membres de l’équipe n’avaient pas bronché, depuis qu’ils s’étaient engagés sur la départementale solitaire. Il devina pourtant chez eux la même tension qui s’était emparée de lui un instant plus tôt mais resta imperturbable, glacial, comme à l’habitude. Taire le danger, c’était l’ignorer. Parole de marine.
Le barbu taciturne assis au volant de la jeep s’appelait Jeff Collins, sergent-chef et spéléologue comme lui, quarante-deux ans. Il avait participé pour l’armée à de nombreuses actions humanitaires et gagné plusieurs distinctions dans les plus grandes catastrophes d’Amérique latine. Il avait une sorte de sixième sens qui lui aurait permis de découvrir une montre enfouie sous un éboulis grand comme un terrain de football. Sa formation de secouriste en faisait un peu le médecin du groupe. Il était le calme, la technique et le dévouement incarnés.
À l’arrière, la tête émergeant de la portière, le jeune Terry Eckart explorait aussi du regard cet environnement nouveau pour lui. C’était encore un bleu. S’il ne manquait pas de culot, il se laissait plus emporter pas son instinct que par sa réflexion. Pour l’heure, il semblait davantage fasciné que réellement enthousiaste. Mais au moins, il serait l’un des rares spéléos à jamais avoir visité les dessous d’un pénitencier d’État.
À ses côtés, Joan Mayens mêlait nerveusement ses doigts, tel un joueur de poker prêt à distribuer. C’était une femme de trente ans, élancée et sportive, très séduisante à défaut d’être réellement jolie, ce qui dans le personnel militaire constituait déjà un phénomène assez rare pour être signalé. Avec son bagage de minéraliste, elle était un peu la représentante du monde scientifique. Elle avait établi des records de vie souterraine dans des sites réputés difficiles, et les appareils de mesures n’avaient pas de secrets pour elle.
Mac Daniel ignorait s’ils auraient à effectuer des relevés dans le cas présent, mais il n’avait pas osé se passer de ses services. Sans compter qu’il avait d’autres raisons d’aimer l’avoir auprès de lui. Elle sortait avec ce jeunot à gueule d’ange, ce Terry assis frileusement près d’elle, et n’en faisait pas mystère. Mais lui n’avait pas encore abattu toutes ses cartes. Il avait confiance en son charme viril, ses traits accusés de baroudeur et son sourire un rien carnivore qui, en son temps, avait ravi bien des cœurs du côté de Saigon et de Manille.
— Nom de Dieu, maugréa Collins en lissant sa barbe, j’ai l’impression d’être en taule.
Depuis une minute, ils longeaient le grillage rébarbatif du terrain de sport. Une horde de types dépenaillés s’approchèrent pour les voir passer. Des sifflets admiratifs et quelques mimiques très explicites saluèrent tout particulièrement Joan. La jeune femme ne s’en offusqua pas. Elle passait son temps parmi des mâles en rut, éloignés de leurs bases familiales. Elle avait appris à devenir aussi glissante qu’une planche savonneuse.
— T’affole pas, petite, lança Mac Daniel. Ils auraient fait le même accueil à une vache. Ils sont trop privés pour voir la différence.
Elle ne répondit rien, ignorant le sourire entendu des autres. Elle connaissait les fantasmes de son supérieur hiérarchique, et ses inepties la laissaient de marbre.
— Eh, on a un job à faire ici, rappela l’ancien marine. On ne s’occupe pas des taulards. On ne leur parle pas. On ne sait même pas qu’ils existent, O.K. ?
— Qu’est-ce qu’ils croient avoir découvert, ces cons ? plaisanta Terry. Un nouveau San Andreas ?
— D’après les relevés, cette région est crevée comme un vieux pneu. Je suppose que ça doit grouiller de galeries et de grottes.
Parler sur un ton professionnel avait soulagé Joan d’une partie de cette appréhension qui lui serrait les tripes depuis qu’ils étaient entrés ici. Terry se pencha vers son supérieur.
— Mon lieutenant, vous y croyez à ces conneries ? Des prisonniers qui sont avalés sous terre ?
— Camelli y croit, et ça me suffit, répliqua sèchement Mac Daniel.
Ils abandonnèrent la jeep sur le parking des visiteurs, comme souvent désert. Même les familles répugnaient à venir dans ce nid d’aigle. Malgré elle, Joan eut une pensée pour ces pauvres types à jamais bouclés dans cet endroit à peine salubre, qui attendaient chaque nuit que le sol s’effondre sous leurs pieds. Elle se tourna vers le terrain de sport. Les détenus étaient retournés à leur partie. Sauf un. Un homme long et sec comme un jour sans pain, qui semblait la dévisager lui aussi avec insistance. Elle se sentit mal à l’aise sous son regard et se hâta de rejoindre les autres.
Des gardiens les saluèrent sans familiarité superflue, tandis qu’ils pénétraient dans le bâtiment.
*
* *
— Des militaires. Dix contre un, lança Flat.
Graymes ne fut nullement surpris de l’entendre dans son dos. Il l’avait senti arriver. Il le soupçonna d’avoir voulu jauger son degré de nervosité. L’air était lourd. Des nuages s’amoncelaient sur les collines en gigantesques flocons noirs et ventrus.
— Il pleuvra avant ce soir, prédit le démonologue.
— Ouais, ça en a l’air. Tu l’as entendu aussi, cette nuit, pas vrai ?
— Qui est-ce, cette fois ?
— Sanders, ce pauvre clown. Même si le corps n’a pas été retrouvé, on peut parier qu’il ne fabriquera plus jamais des crucifix avec sa merde séchée. Il était dingue. Dans un sens, c’est peut-être mieux pour lui.
— Au mitard ?
— Ouais, et c’est pour ça qu’ils sont là, ces cons. Vont explorer le trou. La fille est pas mal. En parlant de trou…
Graymes se retourna.
— Qu’est-ce que tu as vu, la nuit où ton copain s’est fait emporter ?
— T’en poses, des questions.
— Je cherche à comprendre.
— J’en ai parlé à personne. Ils ont voulu me questionner, Williams, Jenkins et même Linns, tous ces empaffés. Mais j’veux rien leur dire.
— Tu te méfies de moi ?
— Y a des drôles de trucs qui circulent sur ton compte.
Flat renifla, fit mine de creuser le sol boueux avec la pointe de ses baskets.
— Dehors aussi.
— Tu serais une sorte de sorcier. Et la sortie de Sanders, hier soir, au réfectoire… ’disait que t’étais un démon.
— Qui raconte ça ?
— C’est des rumeurs. Il y a des types de New York, ici, ’disent que tu te faisais appeler Long Ben et que tu vivais dans les poubelles, à une certaine époque.
— On raconte beaucoup de choses…
— Après tout, j’en ai rien à foutre. Et tu serais pas là si t’étais vraiment ce qu’ils disent… Ouais, j’ai vu Lennion se faire bouffer. Je l’ai vu, et tu peux pas savoir… Il était là, comme de toi à moi. En train de me parler. Il me racontait qu’il avait la trouille et voulait dormir avec moi. Enfin… dans mon pieu, quoi. C’est juste à ce moment que ça c’est passé. On aurait dit qu’il avait été soufflé par un aspirateur. Il a juste eu le temps de crier une fois, et puis c’est tout. Tu peux me croire, j’ai déjà vu des types se faire dégommer. C’est toujours dégueulasse. Le sang pisse partout, le mec devient comme un mannequin de cire, à tel point qu’on croit avoir rêvé qu’il bougeait la seconde d’avant. Mais ça… Ça, c’était autre chose. Pire qu’une simple bastos qui traverse un estomac, tu comprends ?
Il laissa passer un silence. Puis :
— À mon avis, ils sauront jamais. Ce qu’il y a dessous, c’est pas une chose humaine, pas une chose qu’on peut prendre. Ils devront fermer cette foutue taule et tous nous envoyer ailleurs. Et ça, ça restera là, bien après qu’on soit tous partis… ou crevés.
— Tu as eu l’impression que c’était vivant ?
Flat eut peine à déglutir.
— Vivant, ouais, si on veut… Mais énorme, ça oui.
Il étouffa un hoquet. Son regard venait de se fixer sur une bande de Noirs qui arrivaient nonchalamment dans leur direction. Ils semblaient bavarder innocemment entre eux, sans se soucier de ce qui les entourait. Seulement il y avait dans leurs rictus trop figés un avertissement dangereux.
— Merde. Fais gaffe.
Graymes apprécia le conseil. Mais il avait percé le jeu des blacks depuis une minute déjà. Il fréquentait trop la faune nocturne new-yorkaise pour se laisser surprendre. Un coup d’œil aux gardiens le renforça dans son sentiment que le temps était décidément à l’orage. Les matons semblaient subitement fascinés par la beauté morose du paysage.
Impavide, l’occultiste coinça ses longs doigts osseux dans le revers de sa veste et fit face au groupe, scrutant les visages. Les mauvais sourires s’estompèrent aussitôt. Des phalanges craquèrent. Des manches d’outils sautèrent d’une main à l’autre. Il se laissa entourer sans réagir, tandis que d’autres détenus formaient complaisamment un cercle, guettant le spectacle avec impatience. Flat fit mine de s’interposer, mais il l’en dissuada d’un regard.
— Toi, le grand, t’as pas rempli les formalités d’entrée.
— Paraît que t’es un sorcier ? Un type qui sait faire des tours ?
— Tu veux pas nous montrer ce que tu sais faire ?
— Tu joues les durs ?
Graymes coula un sourire venimeux au meneur, une armoire à glace dont les biceps ressemblaient à des prothèses fixées sur les vrais.
— Rappelle tes chiens, mon gars, ou il y aura du sang.
Le Noir partit d’un grand rire.
— Toi, fils de pute, tu rends les choses très difficiles. On va te les tondre avec les dents. Tu vas vraiment regretter d’être venu là !
Le démonologue vit le tournevis partir en direction de sa mâchoire avec une fraction de seconde d’avance. Il coupa net la trajectoire de l’outil avec son avant-bras, refermant sur le poignet de son agresseur ses doigts d’acier. Ses ongles triangulaires s’enfoncèrent comme des griffes dans la chair. Ramassant toute sa force, il contraignit le bras à plier. Le culturiste dut mettre un genou en terre pour éviter la fracture. Une telle grimace de douleur tordit son visage que ses acolytes restèrent comme figés dans leur élan pour lui porter secours.
— Oui, murmura Graymes, encore un pas, saletés de larves, et il pourra se gratter les doigts de pieds sans même avoir à se baisser.
Il imprima encore une torsion savamment calculée, obligeant sa victime à se rouler dans la boue à ses pieds.
— T’as l’air d’une truie satisfaite par un corps de pompiers. Dis-leur de reculer. Je ne me bats que pour le sang. Et le tien me donne déjà chaud au ventre.
Le Noir n’eut même pas à obéir. Les autres avaient déjà décampé à bonne distance. L’occultiste souffla son haleine dans la figure de sa proie.
— Tu as de la chance, petit. Dehors, j’empalais ton gros cul sur une bouche d’incendie.
Il abattit sèchement le tranchant de sa main gauche sur l’arête du nez. Il se produisit un bruit de fruit mûr écrasé par une barre de fer et le sang jaillit à gros bouillons. Graymes laissa retomber le vaincu et, profitant de la stupeur générale, se perdit dans la foule. Un coup de sifflet strident retentit. Jenkins en tête, les gardiens accoururent sous les huées. Ils venaient de se rendre compte un peu tard que le spectacle ne se déroulait pas selon le scénario convenu. Mais ils ne trouvèrent sur place qu’un ancien videur de boîte en train de se tordre de douleur, toussant et crachant du sang.