CHAPITRE VI

Donovan et Partridge, eux aussi, connaissaient leur boulot.

À sept heures pile, ils s’étaient présentés à l’adresse indiquée par Camelli, au dernier étage d’un brownstone désuet de Montague Street, dans Brooklyn Heights, qui semblait dominer la Promenade depuis toujours. Ils pensaient surprendre leur homme en chemise et bonnet de nuit, les yeux en pantalon de golf et la bouche pâteuse. Ils savaient par expérience que les petits matins frisquets étaient les moments idéaux pour rendre les volontés malléables. Mauvaise surprise : la porte était restée close malgré leurs coups répétés. En désespoir de cause, ils s’étaient mis en planque, juste en face de l’entrée, en espérant secrètement que le type n’était pas parti en voyage.

Ils n’eurent pas à patienter bien longtemps.

Vers les huit heures, une longue silhouette vêtue de sombre déboucha d’un square situé en contrebas. Des lambeaux de brume étaient encore accrochés à son macfarlane d’un autre siècle. Malgré le feutre à large bord qui couvrait la partie supérieure de son visage, Donovan n’eut aucune hésitation. Il donna un coup de coude à Partridge, qui somnolait à demi.

— C’est lui.

Partridge cligna des yeux.

— On devrait attendre qu’il monte, préconisa-t-il en étouffant un bâillement. Fait encore sombre. Il pourrait croire qu’on lui cherche des noises.

— D’où est-ce qu’il sort ?

— Du sabbat. C’est ce que dit Camelli, en tout cas.

— Vous devenez tous cinglés avec cette histoire. Décompressez, les mecs, ou je demande ma mutation. Merde, il est assez grand pour être pivot dans notre équipe de basket. Il est vraiment prof à Columbia ?

— C’est ce que dit Camelli.

— ’Fais chier avec ton Camelli. Tu lui allumes des bougies la nuit, non ? Il est fêlé de croire à ces conneries. Tu verras qu’un jour, il fondera sa propre secte. Putain de Sicilien…

Pris par leur échange verbal, les deux hommes n’avaient détourné les yeux qu’un instant de la silhouette qui remontait à grandes enjambées le trottoir opposé. Mais quand ils regardèrent à nouveau, la rue était vide.

— Nom de Dieu ! s’étouffa Partridge. Où qu’il est passé ?

— C’est ta faute, merde !

— Il a dû entrer.

— Impossible, il était à cent mètres au moins.

— Shit !

Déjà, ils songeaient avec terreur aux reproches dont leur supérieur ne manquerait pas de les accabler s’ils revenaient bredouilles… lorsqu’un ongle noir taillé en pointe griffa délicatement le pare-brise. Surpris, Donovan porta une main à son holster. De l’autre côté de la vitre, un visage blême et émacié lui sourit d’un air désapprobateur. Son instinct lui hurla de suspendre son geste. Partridge abaissa lentement sa vitre. Il se racla la gorge.

— Heum… Vous êtes le docteur Ebenezer Graymes ?

Le personnage dévisagea ses interlocuteurs à tour de rôle d’un regard aigu, méfiant.

— Que me voulez-vous ?

La voix était calme, sonore, quoique légèrement rauque dans les graves. Tessiture de baryton basse, nota Partridge, grand amateur d’opéra.

— F.B.I. Nous vous attendions. Rien de grave, je vous rassure. Nous… nous sommes chargés de vous conduire jusqu’à… quelqu’un de chez nous qui désire vous voir.

— À quel sujet ?

— Une sorte d’expertise. Nous recherchons un… (il faillit dire sorcier mais se ravisa au dernier moment) spécialiste des questions d’occultisme. Si vous voulez bien monter, nous allons…

— Ça ne m’intéresse pas. Je suis très occupé, ces temps-ci.

Les deux agents échangèrent un regard embarrassé. Ils n’avaient pas songé un instant qu’ils pouvaient se voir opposer une fin de non-recevoir. Graymes s’était déjà détourné, montrant par là que pour lui, la discussion était close. Donovan sortit de la voiture.

— Docteur Graymes, il s’agit d’un problème de la plus haute importance ! Vous êtes le seul à pouvoir nous aider.

— Vous me flattez, mais c’est toujours non.

— Nous savons que vous collaborez parfois avec la Criminelle. Pourquoi pas avec les fédéraux ?

Les deux hommes se trouvaient au beau milieu de la chaussée. Graymes abaissa sur le policier un regard qui le mit mal à l’aise.

— Vous faites erreur. Je ne collabore avec personne. Je vais seulement mon chemin. Allez le vôtre.

— Je pourrais vous y obliger, vous savez ?

— Essayez toujours.

Et sans rien ajouter, le démonologue tourna le dos au fonctionnaire et s’engouffra dans l’immeuble. Donovan secoua la tête.

— On va avoir des problèmes.

— De sérieux, oui, répondit Partridge en décrochant la radio.

*
* *

Graymes claqua la porte derrière lui.

À la fois soucieux et mécontent.

Il avait déjà oublié l’intermède avec les deux fédéraux. Son esprit était encore tourné vers Central Park, que le jour naissant parait à nouveau de contours familiers et rassurants. Il s’en voulait de n’avoir pas laissé les frères Prentice achever leur sordide besogne. En portant secours à cette traînée, il avait laissé échapper une occasion unique de remonter jusqu’à la source. Bien sûr, il avait le vague signalement du conducteur et celui du véhicule. Mais c’était maigre. Savoir que la fille était saine et sauve ne lui était d’aucun réconfort.

Parce qu’il l’avait sauvée, elle, dix autres paieraient sans doute un lourd tribut dans les semaines à venir. Ces derniers temps, les sacrifices humains s’étaient multipliés dans le Bronx Sud, rappelant la sinistre époque où John Shadow avait invoqué le terrible Oundni, le vengeur de l’Enfer Ohendala(1). Une Œuvre importante était en cours, Graymes le savait. Il connaissait cette filière depuis plusieurs semaines déjà. Mais il ignorait la nature et les modalités de l’entreprise. Il disposait encore de trop peu d’indices. Les bougies noires récupérées sur l’un des pourvoyeurs de chair fraîche étaient aussi peu explicites que possibles. De tels accessoires sont au magicien ce que le revolver est au braqueur. Ils font partie d’un grand nombre de superstitions aussi différentes les unes que les autres.

Un fiasco.

Il jeta son chapeau sur le canapé et se débarrassa de ses vêtements. Quand il fut nu, il étira son grands corps zébré de cicatrices en psalmodiant d’étranges chants, faisant craquer ses articulations. Puis il se jeta sous une douche glacée. Il n’avait pas sommeil. Il avait rarement sommeil. Il enfila ensuite une chemise propre, blanche, amidonnée avec soin, noua une cravate noire avant de passer dans la cuisine minuscule. Là, il réchauffa un fond de café amer qu’il corsa d’un doigt de gin et grignota des biscuits qui avaient dépassé la date de fraîcheur limite.

Il avait déjà annulé ses cours du jour à Columbia sous un prétexte futile. La journée à venir s’ouvrait devant lui, vide et sans intérêt, comme chaque journée. Un soleil gris se déversait dans l’ancien atelier au plafond lambrissé. Son en-cas achevé, il réendossa un vieux complet gris, largement passé de mode, et s’installa dans un fauteuil râpé, les jambes repliées sous lui, enclin à la méditation.

Il se rappela brusquement des agents fédéraux qu’il avait éconduits tout à l’heure. Eut un rictus. Des personnages très divers, venant parfois de très loin, se présentaient de temps à autre à lui pour implorer son aide. C’étaient des gens traqués, à bout, en proie à des forces contre lesquelles ils n’étaient pas de taille à lutter. Des forces souvent dévastatrices, libérées d’on ne savait quel gouffre, n’ayant pour but que le malheur du genre humain. Il ne leur offrait son concours qu’avec l’absolue certitude qu’il était bien l’unique recours possible. Il y avait largement assez à faire dans cette ville. Il répugnait à s’en absenter trop longtemps. Il ne se passait pas une semaine sans qu’une nouvelle affaire parvienne à ses oreilles, colportée par les informateurs qu’il entretenait un peu partout.

Quand on frappa à la porte, il ne réagit pas sur-le-champ.

Il savait qui était là.

— C’est ouvert, lança-t-il enfin, sans changer de position.

Lester Camelli fut favorablement impressionné par le dénuement de la pièce. Il s’attendait à découvrir un antre garni de l’arsenal ordinaire des faiseurs de miracles conventionnés, colifichets, tarots du diable ou boules de cristal. Or, rien ici ne laissait deviner l’activité du maître des lieux. Hormis peut-être cette épaisse tenture de velours cramoisi qui semblait masquer une porte voûtée, et qu’en bon flic, il repéra au premier coup d’œil.

Il se demanda ce qu’il pouvait y avoir derrière.

— Docteur Graymes ?

Le démonologue leva la tête, impassible.

— Fermez la porte.

Camelli s’exécuta, surpris par l’autorité de la voix. Ce qu’il distinguait du personnage dans le clair-obscur de l’atelier correspondait en tout point à ce que Maître Anika lui en avait dit.

— Vous êtes celui qu’on appelle le Commandeur ?

— Ce nom, seuls mes ennemis l’utilisent, rétorqua sèchement Graymes. Si vos intentions sont hostiles, mieux vaut pour vous que vous fassiez demi-tour. Je dis cela dans votre intérêt.

Camelli fronça son museau de bouledogue, plus impressionné qu’il ne voulait le laisser paraître.

— Je viens ici en quémandeur, pas en ennemi… Je peux m’asseoir ?

— Puisque vous êtes entré…

Camelli comprit d’instinct qu’il avait pris le bonhomme par le mauvais bout. Il s’efforça de rectifier le tir :

— Je fais cette visite à titre officieux, aussi je vous demanderai la plus grande discrétion au sujet de notre entretien.

— F.B.I. ?

— En effet. Je m’appelle Camelli. Mes hommes m’ont dit que vous aviez refusé de les accompagner. Vous connaissez le proverbe : si Mahomet ne vient pas à la montagne… J’ai un sérieux problème sur les bras. Des vies humaines sont en jeu. On m’a dit que vous seul pourriez le résoudre…

— Je n’agis que pour mon compte, monsieur Camelli. Et seulement quand je l’estime nécessaire.

Camelli se racla la gorge, fit mine de regarder autour de lui. Pas de radio, de télé, d’appareils modernes, à part un vieux téléphone sans doute déniché chez un brocanteur. Son interlocuteur semblait vivre reclus dans un passé qui l’avait fui depuis longtemps.

— Docteur Graymes, nous savons assez peu de choses sur vous. Ce n’est pas faute d’avoir cherché. Vos origines précises, le nom de vos parents, vos date et lieu de naissance, votre itinéraire jusqu’à un passé récent, il nous a été impossible de les découvrir.

— J’ai beaucoup voyagé.

— Oui. C’est possible. Mais je suis sûr d’une chose : on retrouve votre nom mêlé à plusieurs affaires particulièrement sordides de ces dernières années. Des affaires d’envoûtement ou de sorcellerie, principalement. Des meurtres, également. Vous avez fait de la prison.

— Peu de temps.

— Exact, avec des policiers témoignant toujours en votre faveur, ce qui est très inhabituel.

— Venez-en au fait.

— Connaissez-vous le pénitencier de Salt Hills, dans le nord ?

— Pas en tant que détenu, si c’est ce que vous voulez dire.

— L’information est encore tenue secrète, mais il s’est produit là-bas des phénomènes… incompréhensibles, ces jours-ci. Deux détenus sont morts dans des circonstances bizarres. On a retrouvé leurs cadavres dans un état… à faire frémir.

Camelli détailla les faits récents survenus au quartier D sans que Graymes fasse mine de l’interrompre, ce qui était déjà un point positif.

— Pétrifiés, répéta soudain l’occultiste en écho à sa dernière phrase.

— Comme s’ils étaient devenus de pierre. Une pierre friable, genre gypse.

Graymes fronça les sourcils. La lueur qui passa dans son regard n’échappa pas au fédéral. Celui-ci comprit qu’il avait réussi à capter son attention.

— Desmond Linns, le directeur, a bien fait le nécessaire pour que ce drame ne s’ébruite pas, mais vous connaissez les prisons. Tout se sait très vite. Les détenus sont nerveux. On est au bord de l’émeute. Le mal…, appelons ça le mal à défaut d’autre chose, ne s’est manifesté jusqu’à maintenant que dans un seul secteur : au sous-sol du quartier D.

— D comme disciplinaire ?

— Exact. C’est là que sont regroupés les longues peines et les types dangereux.

— Quand a été construit ce pénitencier ?

— Il n’est pas tout jeune. Dernièrement, des travaux ont été réalisés pour renforcer les fondations, qui tendaient à s’affaisser.

— Des travaux ?

— Mais les crédits n’étaient pas suffisants pour en faire profiter le quartier D. Les installations y sont plutôt vétustes. Quand il pleut, il arrive que les taulards pataugent jusqu’aux chevilles. Mais s’il y avait tout le confort, ça ne serait pas le quartier disciplinaire, pas vrai ?

— Ces trous dans le sol ne pourraient pas être la conséquence d’un effondrement naturel ?

— Non. Impossible. La structure rocheuse est calcaire, à Salt Hills. Certainement le sous-sol est-il troué comme un gruyère. Mais les fondations du pénitencier ont toujours tenu bon. Les récents travaux étaient plus préventifs qu’autre chose.

— Et pourtant, vous avez parlé de galeries ?…

— Ouais. Nous ne savons pas qui les a creusées, ni comment. Toutes les investigations classiques ont été menées. Elles n’ont rien donné.

— Profondes ?

— Je sais seulement que les surveillants ont renoncé à les explorer avec les moyens du bord. Je pense à dépêcher là-bas une équipe de spéléologues militaires. Mais avant, je veux votre avis.

Graymes se recula légèrement sur son siège, les doigts croisés sous le menton.

— Qu’est-ce qui vous fait croire que cette affaire relève du domaine de l’occulte ?

— Si vous aviez vu les corps de ces pauvres types, vous n’auriez aucun doute là-dessus. C’est complètement dingue. On voit ça au cinéma, et encore…

— Qui vous a envoyé à moi ?

— Quelqu’un de mon service avait entendu parler de vous. Vous avez filé un coup de main à la Criminelle dans des cas semblables. Vous savez, je suis d’origine sicilienne. J’ai la superstition dans le sang. Quand une histoire de ce genre me tombe sur les épaules, j’aime autant m’entourer de tous les experts possibles.

Graymes fixa son interlocuteur d’un regard pénétrant, comme s’il subodorait autre chose. Exprès, Camelli avait préféré ne pas mentionner ses étroites relations avec Maître Anika. Mais il sut, à l’expression de son hôte, que celui-ci n’était pas dupe.

— Est-ce que vous acceptez ?

Le démonologue réfléchit un instant, les yeux mi-clos, à la façon des chats refermés sur leurs pensées intimes.

— Je sens bien que vous me cachez certains éléments, Camelli. Mais peu importe, car je finis toujours par découvrir ce qu’on me cache. Oui, cette… expertise m’intéresse. Mais je la mènerai à ma façon. Y a-t-il eu des témoins ?

— Certainement. Seulement vous connaissez les taulards. C’est l’omerta. Pas un ne racontera ce qu’il a vu, ni ce qu’il a entendu dire.

— Pas de taupes ?

— Au quartier D, elles terminent toutes avec la bite entre les dents. Écoutez, je suis prêt à vous donner tous les moyens nécessaires pour…

— Je veux que les détenus parlent. Aussi, dans quarante-huit heures, vous me ferez conduire à Salt Hills avec une paire de menottes aux poignets.

Graymes conclut, avec un sourire acerbe :

— Vous verrez, je fais un meurtrier très crédible.