CHAPITRE XI
Mac Daniel considéra avec curiosité la cavité béante, fraîchement creusée, qui s’ouvrait au beau milieu du mitard. Elle était identique à celles que Linns lui avait déjà montrées dans les autres cellules. Si le lieutenant avait jeté son dévolu sur celle-ci, c’est qu’elle était la dernière en date. Il y avait un peu de sang séché sur le ciment. L’ex-marine avait beau se creuser la tête, il ne trouvait pas d’explication raisonnable à cet état de choses. Un seul fait était certain : un détenu avait disparu par ce fichu trou, et personne ne l’avait revu depuis.
Collins et Terry s’approchèrent à leur tour. Ils s’étaient équipés pour une randonnée difficile, ne sachant trop ce qu’ils allaient rencontrer en bas : vêtements isothermes, casques classiques nantis de lampes frontales et bottillons étanches. Dans un coin, Joan finissait de se harnacher, jetant malgré elle des coups d’œil à la dérobée dans l’ouverture aussi noire que la gueule d’un haut fourneau. Elle emportait en outre un détecteur de radiations, à tout hasard.
— Pour moi, c’est O.K., lança-t-elle. Et le plus tôt sera le mieux.
Sans bien savoir pourquoi, elle préférait se retrouver au plus vite dans son élément, sous terre. Oublier cette prison. Ces gars dépenaillés, hagards, avec la peur au fond des yeux. Cette expédition devait être semblable aux centaines d’autres qu’elle avait déjà entreprises. Aux centaines d’autres…
Ses compagnons devaient partager son impatience. À l’exception de Mac Daniel, qui faisait mine de vérifier une dernière fois le matériel qu’ils avaient sélectionné. Il savourait ce moment. C’était bien la première fois de sa longue carrière qu’il plongeait dans un puits creusé au cœur d’un pénitencier.
Dans son coin, Linns s’était promis de garder le silence, mais il n’y tint plus :
— Votre avis ?
— Ouais. C’est tout récent. On a creusé du dessous, mais pas de déblai. Où est le déblai ? Je persiste à croire qu’on va déboucher hors de l’enceinte, en pleine campagne.
— Je vous rappelle que j’ai envoyé des hommes là-dedans, lieutenant, et de leur propre aveu, c’était si profond qu’ils auraient dû poursuivre avec des cordes.
— Il est fréquent que les distances s’allongent, sous terre, pour qui n’est pas habitué à cet environnement. Peut-être des complices à l’extérieur ont-ils été suffisamment malins pour suivre d’abord une faille souterraine avant de creuser. Peut-être même des spéléos…
Cette remarque amena un sourire sur les lèvres de Collins.
— Et ils auraient fait tout ce travail pour dévorer leur copain ? contra Linns, que l’incrédulité hautaine de l’officier commençait à agacer.
— Pour l’instant, nous n’en savons rien. Quand nous aurons retrouvé le cadavre, alors nous pourrons tirer des conclusions.
Linns trouva le raisonnement très militaire.
— Mettez-nous du café au chaud pour quand on remontera. Peut-être demain matin. Terry, putain ! Rien à foutre du canot pneumatique ! Pourquoi pas un porte-avions ? Merde, c’est pas les Rocheuses ici, les gars ! Vingt mètres de corde simple chacun, une poignée de spits et c’est marre. Je veux qu’on soit rapides. Minimum de vivres et d’eau. Et les fusils. Je passe devant. La petite, derrière moi. Collins, tu fermes la porte.
Desmond Linns les regarda disparaître dans le trou un par un. Le cœur serré. Il appela deux gardiens qui patientaient au bout du couloir.
— Vous ne bougez pas d’ici jusqu’à ce qu’ils remontent, entendu ? Je serai dans mon bureau pendant tout le week-end. Au moindre pépin, prévenez-moi.
*
* *
La première impression de Mac Daniel fut qu’ils avaient fait, son équipe et lui, deux cents kilomètres pour constater les dégâts d’une évasion.
Dans le faisceau de sa lampe frontale se découpaient les parois friables du tunnel, creusé à travers le sous-sol poreux du bâtiment par quelque chose ressemblant à une main géante ou un outil primitif. L’absence de déblai semblait confirmer son hypothèse. Une ou plusieurs personnes avaient dû l’évacuer vers l’extérieur, prouvant par là même une organisation intelligente dans un but défini. L’absence d’étais était plus surprenante. On aurait dit que la terre avait été cimentée par une sorte de matière gélatineuse totalement inconnue des spéléologues.
Linns avait dit vrai. La pente était raide et plongeait bien au-dessous des fondations. Rien à voir avec l’horizontalité des galeries creusées en général par les évadés. Mais cela pouvait correspondre, ainsi que l’officier l’avait déjà supposé, à une grotte inférieure dont les auteurs de ce passage auraient connu l’existence. N’importe qui pouvait avoir accès aux cartes géologiques de la région et, avec un peu d’expérience spéléo, monter une évasion par voie souterraine.
Il devint bientôt nécessaire de planter les premier pitons et de s’assurer. Derrière Mac Daniel, ses équipiers ne pipaient mot. Le silence n’était troublé que par leur souffle régulier. C’étaient tous des spéléos chevronnés, qui avaient souvent accompagné leur supérieur dans des expéditions autrement plus risquées. Mac Daniel avait confiance en eux comme en lui-même. Mais sans doute aurait-il de préférence confié sa vie à Collins, qui avait traversé les gouffres les plus meurtriers du monde sans une égratignure.
— Mac, c’est un véritable boulot d’excavatrice. Ceux qui ont fait ça sont drôlement gonflés. Juste en dessous du pénitencier, quand même…
La réflexion émanait de Joan, juste au-dessus de lui. Il leva les yeux, pas mécontent d’avoir une vue imprenable sur sa croupe.
— Gaspille pas l’oxygène, chérie.
C’était vrai que l’air se raréfiait. Et il y avait aussi cette odeur de corruption organique qui, progressivement, emplissait leurs narines et leurs poumons.
— Merde, ça pue ! murmura Terry, de l’arrière.
À mesure qu’il s’enfonçait dans le boyau, Mac Daniel se surprenait à écouter le silence avec plus d’attention. Il voulait s’en défendre, mais sa concentration était maximum. Depuis longtemps, ils avaient dépassé le point où les gardiens étaient retournés sur leurs pas. À présent, la paroi était dure et carrément verticale. Il fallait être un véritable adepte de la grimpe pour venir à bout de cette cheminée. Le lieutenant chercha machinalement l’empreinte de spits, ou d’autres matériels utilisés en spéléo. Il voulait conforter sa thèse qu’une autre équipe était passée ici, en sens inverse. Mais il ne découvrit rien d’autre que des encoches profondes, espacées entre elles de plus de deux mètres, qu’on eût dites creusées avec un piolet.
Le froid devint assez vif pour que leur haleine se transforme en halo brumeux dans le champ éclairé. Le conduit commença à s’élargir. Du moins Mac Daniel avait-il raison sur un point : le tunnel correspondait avec une grotte naturelle. Ils entreraient bientôt dans leur domaine de prédilection.
La descente devint plus classique : arrimage des spits à l’aide de mousquetons, progression en rappel… De la vraie spéléo, dans un décor qui avait troqué sa parure de bouche d’égout pour celle d’entrailles souterraines plissées comme la peau d’une vieille femme. Il fut décidé de s’accorder une courte pause sur l’extrémité d’une saillie, pour faire un premier point.
Collins s’approcha discrètement de Mac Daniel et lui souffla à voix basse, tandis qu’il se délestait d’une partie de son fardeau :
— Désolé, mais j’ai pas le sentiment qu’on piste une cavale. On doit bien être à trente ou quarante mètres sous la surface, et de toute évidence, ça continue. Le mec qui a foré le tunnel a comme qui dirait fait un trou dans le plafond. Regarde dessous. Le vide.
— Il doit forcément y avoir une galerie qui remonte. Je ne crois pas à tout ce merdier. C’est des cavales qui ont mal tourné, c’est tout. Et Camelli est un con. Je suis sûr qu’il consulte une voyante pour savoir quand il doit sauter sa femme.
Collins eut une moue tout en scrutant les profondeurs voraces qui s’ouvraient sous leurs pieds. Il toucha brutalement le bras de son supérieur.
— Nom de Dieu, il y a une tache, là, sur la gauche… Regarde !
— De la rouille d’écoulement.
— Mon cul ! C’est du sang juste sec.
Le mot sang avait immédiatement capté toutes les attentions. Joan eut peine à déglutir sa salive. Sous l’insistance de son second, Mac Daniel se trouva dans l’obligation de laisser filer son échelle de corde dans la direction indiquée. Il dut admettre avec rancœur que l’autre avait raison. C’était bien du sang. Un peu plus bas, une seconde traînée était visible.
— Tu sais quoi ? On dirait que le corps a été porté à dos d’homme, et qu’il a frotté contre la paroi à cet endroit.
Le lieutenant leva vers son adjoint un regard mécontent. Il lui en voulait d’avoir révélé tout haut sa pensée.
— On devrait remonter, lança Terry. Prendre d’autres agrès et des jumars.
— De quoi je me mêle, trou-du-cul ? rétorqua Mac Daniel. J’aperçois un plateau, en bas. On atterrit, histoire de localiser la piste.
— Sois pas dur avec le gamin, intervint Collins. Il a pas tort. Ça plonge sec. Sans jumars, on va perdre du temps.
— Vous avez tous décidé de me faire chier ?
La question fit passer un soupir de résignation parmi l’équipe. On se remit en route le long de la paroi suintante d’humidité. La longueur des agrès fut juste suffisante pour atteindre la vaste plate-forme rocheuse qui ondulait comme un dos de baleine dans les profondeurs. Collins hocha la tête.
— Merde, c’est un sacré gouffre. Qui aurait cru que ce foutu pénitencier était construit sur un morceau de gruyère ?
— Il y a de l’eau, nota Joan. Ça sent la résurgence à plein nez.
— Et on fait quoi maintenant, lieutenant ?
Mac Daniel se tourna vers Terry avec cette crispation de mâchoires toute réglementaire qui présageait des sanctions aussi physiques que disciplinaires. Collins intervint fort à propos :
— Sacré bordel, il y a encore du sang ! Venez voir.
D’un même élan, les autres lui emboîtèrent le pas.
Un pointillé écarlate était clairement visible sur le sol ocre. Collins s’agenouilla.
— Pas plus de six heures, réfléchit-il en malaxant la poussière rouge entre ses doigts. Résumons-nous. Un détenu se fait la malle en creusant une galerie sous sa cellule, à travers roche et ciment, et décide d’explorer Salt Hills par en dessous. Il se prend les pieds, tombe et, blessé, continue son chemin par là, en se disant que toutes les routes mènent en enfer…
— Ta gueule, Collins. Ça suffit. Il faut tâcher de ne pas perdre la piste, c’est tout, décréta Mac Daniel.
L’ennui, c’est qu’il ne savait quelle direction prendre. De nombreuses galeries s’ouvraient devant eux, plus sombres, plus inquiétantes les unes que les autres. La poisse. Décidément, la mise à jour de ce superbe site sans doute inexploré ne le gonflait pas d’orgueil. En fait, tout ça ne lui disait rien de bon. Il avait beau avoir exploré des dizaines de gouffres avant celui-là, il ne trouvait pas ses marques, ici. Il avait le désagréable sentiment d’être revenu au point zéro de ses connaissances. L’air était oppressant, chargé d’une odeur nauséabonde très inhabituelle, même sous terre.
— Mais qu’est-ce que ça pue ! fit Terry, résumant l’avis général.
— Laquelle on prend, lieutenant ? ironisa Collins.
— Foutre Dieu, je n’en sais rien. Joan, à ton avis ?… Joan, tu… Merde, où est-elle passée ?
Les trois hommes regardèrent avec effarement autour d’eux.
Joan s’était volatilisée.