CHAPITRE PREMIER

Jed « Flat » Appangis se recouvrit le visage du mouchoir.

Le mouchoir.

Il n’en avait qu’un – qu’il nettoyait lui-même par surcroît de précaution – et qu’il ne destinait qu’a un seul usage : s’en recouvrir le visage aussitôt après l’extinction des feux, C’était par besoin fétichiste, aujourd’hui. Mais la première nuit qu’il avait passée ici, cinq ans plus tôt, une paye…, une nuit qu’il n’oublierait jamais de sa vie, non, il s’en était servi de cette façon pour filtrer l’Odeur. Cette odeur atroce de prison, l’odeur des peaux recluses privées d’air sain, des vêtements moites, des haleines négligées. L’odeur des murs humides, des barreaux. Toutes ces odeurs se mêlaient pour n’en former qu’une : l’Odeur. Celle qui assaillait les narines encore délicates des nouveaux arrivants, révulsait leur sens olfactif de longues semaines avant de s’éteindre enfin dans la force de l’habitude.

Les premiers temps, il avait lutté rageusement pour conserver sa dignité. Il avait lutté contre l’Odeur. L’Odeur qui tuait lentement l’homme qu’il avait été, qui le recouvrait comme un écœurant linceul. Il se décrassait sans ménagement tous les jours dans la bassine de la cellule, ou lors des douches octroyées à doses homéopathiques. Il mettait un soin particulier à se raser, à se coiffer. Il voulait préserver son aspect. Son dernier orgueil. Il était beau gars. Les filles l’aimaient bien. Mais le combat était perdu d’avance. Le savon, passé de main en main, était contaminé. L’eau elle-même, quand il la jetait sur son visage, puait les canalisations rouillées. L’Odeur était partout. Inextinguible.

Jed « Flat » Appangis avait alors renoncé. Et l’Odeur avait pris possession de lui. Elle avait empli ses poumons à jamais. Aujourd’hui, elle n’était plus qu’un vague souvenir broyé par les années, que l’arrivée d’un nouveau grimaçant de dégoût ressuscitait de temps à autre.

Le mouchoir.

Il s’en servait comme d’une cachette, un cabinet intime dans lequel il se retranchait, loin des murs, des barreaux, des autres. Il ne pouvait plus dormir sans l’avoir sur le visage. Il aimait respirer son propre souffle vicié sous cette bâche miniature. C’était tout ce qui lui restait du dehors. Ce carré de coton blanc, sans dentelles, sans initiales, ignoré au fond de sa poche l’instant d’avant, était brusquement devenu tout un monde à lui seul.

Flat croyait au destin.

Il avait été pris par malchance.

Mais que pourraient faire les flics si la malchance ne leur filait pas un coup de main de temps en temps ? Il se souviendrait toute sa vie de cet après-midi-là. Il roulait dans le New Jersey, sans hâte, sur une route droite comme un I, avec de chaque côté des champs peuplés de vaches et d’autres bestiaux paisibles qui font si bien sur une carte postale. Il y avait un grand silence, juste le vent qui sifflait par la vitre abaissée, jusqu’au moment où le motard brancha sa sirène.

Il avait sans doute grossi dans le rétroviseur depuis un ou deux kilomètres, mais Flat n’y avait pas fait attention. Ses pensées étaient ailleurs, auprès de Tiny, sa fiancée. Maintenant, il était trop tard. Une fraction de seconde, Flat eut la tentation d’écraser le champignon. À l’époque, il possédait une Dodge 78, un bon modèle remanié avec double carburateur ; et de plus, il connaissait bien la région. Il aurait pu semer ce flic. Il aurait pu. Mais il s’était servilement rangé sur le bas-côté. Sûr de lui. Lui, Jed "Flat" Appangis, qui avait braqué la First National de Tampico. Son plus beau coup.

Il s’était arrêté, en arborant un sourire béat. Tampico, ce n’était pas la porte à côté.

Le motard l’avait dépassé. Il avait tranquillement installé son engin sur sa béquille, avant d’approcher de la portière. Il avait touché la visière de son casque en forme d’œuf dur, peu sensible au sens civique de Flat.

« – Un problème, monsieur l’agent ? »

« – Vos feux « stop ». Ils ne marchent pas. »

« – Je n’ai… quoi ? »

« – Vous avez freiné dans la descente, tout à l’heure. Vos feux sont morts. Changez les ampoules. Vous devez en avoir de rechange, c’est obligatoire. »

« – Vous rigolez ? »

« – Pas tant que ça. Donnez-moi vos papiers. »

Flat s’était exécuté, en songeant que sa photo d’identité n’était guère flatteuse, surtout poinçonnée sur un faux permis. Le cow-boy l’avait longuement observé derrière ses Ray-Ban, histoire de lui donner un frisson. Même les types qui n’ont rien à se reprocher font dans leur froc quand on les regarde avec cet air-là. Mais Flat fréquentait cette espèce de longue date. C’est peut-être ce qui l’avait perdu, alors. Son assurance. Sa trop grande assurance.

La portière s’était ouverte toute grande.

« – Vire ton cul de là. Pose les mains sur le toit, jambes écartées. »

Nom de Dieu.

Flat froissa le mouchoir sur son nez en geignant. Cette scène, il l’avait déjà visualisée des centaines de fois. Elle continuait à lui donner des sueurs. La vie tient parfois à une peau de banane. Un grain de sable. Les feux "stop". Il préférait croire que le flic l’avait reconnu en le dépassant. Oh oui. Il préférait le croire, sans quoi il serait devenu dingue.

Il se redressa soudain dans l’obscurité.

Inquiet.

Se demandant si les autres n’avaient pas raison. Il l’entendait, lui aussi. Un bruit bizarre. Inhabituel. Insidieusement, il s’était mêlé aux pollutions sonores de la prison, aux quintes de toux, aux murmures conspirateurs, aux respirations lourdes et haletantes. Impossible à localiser avec précision. Il venait de loin, d’un quelque part improbable, et cependant résonnait tout proche. On aurait dit le grattement répété d’un animal fouisseur.

Flat fit une boule avec son mouchoir et regarda autour de lui. L’obscurité était dense, mais ses yeux y étaient accoutumés. Il distingua les posters érotiques épinglés au mur, carrés noirs ouverts sur un néant imaginaire, le cabinet enfoncé dans le mur telle une étrave de navire. Lennion ne dormait pas non plus. Il était immobile sur sa couchette, mais Flat sut qu’il épiait comme lui le bruit venu des tréfonds de la nuit. Le bruit qui alimentait les conversations à mi-voix dans la cour, à l’heure des promenades.

Ils n’étaient plus que trois dans la cellule. Franck Sherdy, dit Pepsi, avait fini son temps pas plus tard que la veille. À cette heure-ci, il devait faire quelques pompes au-dessus d’une succulente pétasse de la 42ème en lui soufflant son haleine pur malt dans les yeux. Sacré Pepsi. Le cauchemar était fini pour lui. Pour Flat, le jeune loubard noir était devenu comme un cosmonaute qu’on aurait expédié sur une autre planète, à des années-lumière.

Il ne restait plus que Lennion et Casper, sur le mur opposé. Ce saligaud de Casper, condamné pour viols récidivés sur mineurs. Il avait le vice dans le sang. Flat s’en méfiait comme de la peste. Il ronflait, la bouche ouverte ; son visage était parcouru de tics nerveux, tel le museau d’un chat endormi ; ils semblaient refléter la noirceur de ses rêves. Lennion remua un peu, tourna la tête vers Flat. Ses yeux brillaient dans la pénombre, agrandis par la peur.

— T’as entendu, dis ? Qu’est-ce que c’est ?

— Des mecs en cavale.

— Raconte donc pas de conneries. T’as entendu, pas vrai ? J’te l’avais bien dit. Et j’me suis pas piqué depuis deux jours.

— Putain d’exploit, railla Flat. J’touche pas à ces trucs, moi.

— La branlette, ça suffit pas toujours. T’y viendras, crois-moi.

Le crissement s’interrompit un instant, puis reprit.

— Nom de Dieu, qu’est-ce que ça peut être ?

— Fais pas une fixation, Lennion.

— Déconne pas. Ça vient de loin. Quelqu’un qui creuse…

— Depuis quand ça dure ?

— J’sais pas. Depuis qu’ils ont fait les travaux, le mois dernier. Enfin, j’dis ça…

— C’est souvent ?

Lennion eut un sourire crispé.

— T’as la trouille ? Si ça peut te réconforter, les autres aussi. Surtout depuis le cri.

— Arrête tes salades.

— Tiens. Le beuglement, c’était pas des salades.

— Plein de mecs gueulent, ici, pendant leur sommeil.

— Et y a toutes ces rumeurs…

— Mais c’est des conneries, un truc inventé par les matons pour nous foutre les foies.

— Et Tyronne ? Il est où, Tyronne ?

— Remise de peine, on t’a dit.

— Remise de peine, mon cul. Il était au mitard. Tout à côté. On l’aurait remis dehors comme ça, par bonté d’âme ?

— N’empêche…

— Il paraît qu’on l’a retrouvé dans un drôle d’état. Il est mort, Tyronne. Mort.

— C’est les B.D. que tu te farcis à longueur de temps qui te ramollissent la cervelle, mon pauvre vieux.

Outré que l’on puisse douter un seul instant de sa bonne santé mentale, Lennion se leva et vint mettre sa tête à hauteur de son interlocuteur.

— Toi, tu t’en fous, tu dors en haut, cracha-t-il.

— Et alors ? T’as quèque chose à y redire ?

— Paraît que c’est les mecs qui dorment en bas, près du sol, les plus menacés.

— T’as qu’à virer Casper et le tour est joué.

Lennion y avait manifestement songé. Il jeta un coup d’œil venimeux au ronfleur. Quand il était réveillé, c’était une vraie pile électrique. Un instable qui prenait la mouche pour un rien, capable de vous briser la tête contre un mur à cause un mot de travers.

— Casper est un con.

— Ouais. Avec toi, on a la paire. Tiens. C’est fini. Ça s’est arrêté.

— C’est pas tout le temps.

— Des mecs qui se font la malle, j’te dis.

— Et les matons laisseraient faire, pour le plaisir ? Ça résonne dans le couloir. Pas possible qu’ils l’entendent pas, eux aussi.

— Fais pas chier. Dors.

— T’as pas remarqué ? Ils font plus de rondes la nuit, par ici. Ils ont la trouille, j’te dis.

— Dors, merde.

Pas rassuré, Lennion réintégra ses couvertures en bougonnant contre Casper, lequel changea de position. Flat remit le mouchoir sur sa figure. Cet intermède avait fait germer en lui une nervosité inhabituelle. Cet imbécile de Lennion, avec ses racontars, ses rumeurs à la noix… Dans toutes les prisons circulaient des histoires de ce genre. Plus encore ici, à Salt Hills, où on était loin de tout, perdu entre des collines sinistres qui bouchaient le paysage. C’étaient les anciens qui véhiculaient ces contes à dormir debout, pour flanquer la pétoche aux nouveaux un peu trop sûrs d’eux.

Flat avait déjà entendu le dernier en date, selon lequel Tyronne aurait été découvert dévoré au mitard. Un gars complaisant qui le lui avait susurré deux jours plus tôt au réfectoire, avec un air mystérieux et terrifié. Mais quand Flat lui avait demandé d’où venaient ses informations, il avait répondu sur le mode de celui qui sait mais ne veut rien dire :

« – C’est c’qu’on raconte. »

Bidon.

Flat avait déjà tiré cinq ans. Il en avait encore autant devant lui, qui sinuaient dans son avenir comme des routes désertes, tirées au cordeau, interminables jusqu’à l’horizon couleur muraille. Il connaissait la musique. Il en fallait beaucoup plus que ça pour l’impressionner. C’était bien dans l’esprit des taulards d’inventer des salades sur le compte de ceux qui arrivaient à filer de ce cauchemar. Une façon comme une autre de trouver leur propre sort plus enviable. La vérité, c’était que Tyronne avait été libéré sur parole, parce que sa famille avait du fric et qu’elle lui avait procuré un bon avocat. Pas comme ce lunetteux minable qu’on lui avait désigné d’office, à lui, et qui lui avait tapé sur l’épaule d’un air satisfait en insinuant qu’avec dix ans, il s’en tirait à bon compte, et que ça passerait rudement vite s’il y mettait du sien.

Tyronne était bien vivant. Il devait même s’en payer une sacrée tranche, comme ce bon vieux Pepsi ; chacun à sa manière. Quelque part, un taulard gémit dans son sommeil. L’écho de sa plainte résonna longuement dans le couloir. Sinistre comme un hululement de hibou. Flat se rendit compte qu’à force de retourner ces choses dans sa tête, il finirait par devenir dingue. Et en plus, il serait crevé demain matin, quand il s’agirait de traîner les pieds jusqu’à l’atelier de travail.

Aussi inspira-t-il plusieurs fois profondément, pour se détendre les nerfs. C’est alors que les grattements recommencèrent. Il cligna plusieurs fois des yeux dans l’ombre. Lennion s’était dressé d’un bond.

— Fais-moi une place ! pressa-t-il à mi-voix. J’veux pas rester en bas.

— Fais pas chier.

— Déconne pas, Flat. C’est tout près, cette saloperie.

Flat devait admettre que l’autre avait raison. Le bruit devenait plus audible à chacune de ses manifestations.

— J’l’ai jamais entendu aussi près, non, jamais. Y a qu’au mitard qu’on peut l’entendre comme ça.

— Recommence pas avec tes conneries.

— Pas des conneries, mec, pas des conneries. J’veux pas être bouffé.

À bout de patience, Flat tira sa lame de sous son traversin. Elle était de fabrication artisanale, confectionnée dans une extrémité de balai, mais rudement efficace pour éloigner les indésirables. Et depuis quelques minutes, Lennion était devenu franchement indésirable. Mais la menace ne suffit pas. Lennion s’accrocha aux montants du lit, fermement décidé à monter. Il tremblait littéralement de peur. Ce n’était pas un foudre de guerre, Lennion. Pilote de ligne, condamné pour trafic de coke à bord de son 747 reliant New York à Singapour. Son arrestation lui avait brisé la vie et les nerfs. Sa femme l’avait lâché pour se mettre avec un quidam aux ambitions plus mesquines. Mais elle avait conservé les diamants qu’il lui avait offerts à l’occasion de leur dernier anniversaire de mariage. Le dégoût avait quand même ses limites.

Flat hésitait sur la conduite à tenir.

Il n’allait quand même pas partager son lit avec ce clown ! Cette pensée même le répugnait. Et si Casper se réveillait au mauvais moment, qu’est-ce qu’il n’irait pas imaginer, lui qui avait vu toutes ses avances refusées ?

Lennion le fixait d’un regard implorant. Désespéré.

Flat allait une nouvelle fois tenter de le convaincre qu’il n’avait rien à redouter, que toutes ces histoires, c’était du flan, et qu’il en rirait lui-même demain matin, dans la cour, au grand jour. Mais à cet instant, un craquement sourd se produisit. Le sol de la cellule trembla. Lennion disparut d’un coup de son champ de vision, comme aspiré vers le bas. Flat ne songea même pas à lui tendre la main. C’était trop… trop rapide, trop incroyable. Il y eut un cri bref, distordu, qui sembla emporté sous terre. Une odeur âcre monta dans la pièce, une odeur de poussière, d’air vicié. Il s’écoula une bonne minute avant que Flat n’ose enfin se pencher et craquer une allumette. Ce qu’il découvrit en bas, à la clarté vacillante de la flamme, lui arracha une exclamation de panique.

Dans le sol s’ouvrait une excavation irrégulière, visiblement l’entrée d’un tunnel, ourlée de traînées sanglantes.