CHAPITRE VIII
À six heures moins cinq, les portes s’ouvrirent.
Avec une fausse nonchalance, les prisonniers se mirent en rang devant leur cellule. La plupart portaient des pantalons sales, des tee-shirts douteux sur lesquels étaient enfilées des vestes de toile grossière sans doute fournies par le pénitencier. Ceux qui avaient encore de la famille à l’extérieur se reconnaissaient à leur tenue moins négligée. Graymes se mit dans le rang, juste derrière Flat, ignorant les murmures et les coups d’œil moqueurs qu’on lui adressait en douce.
Ils avancèrent en bon ordre vers le réfectoire, sous l’œil attentif des gardiens. Ceux-ci n’étaient pas nombreux, moins d’une demi-douzaine par étage, mais ils s’organisaient de façon à occuper le terrain de façon permanente, en prenant garde de ne jamais donner l’impression aux détenus que quelque chose pouvait se tramer à leur insu.
Le réfectoire était une grande salle sombre aux murs fraîchement repeints en vert aquatique. Les tables de Formica étaient sculptées de graffiti discrets, obscènes pour la plupart, reflétant le pire des manques pour ces pensionnaires forcés. Chaque prisonnier prit un plateau et défila devant les cuisiniers. Ces derniers appartenaient au personnel pénitentiaire, mais ils n’étaient pas en contact direct avec la population carcérale. Un détenu bien noté se chargeait des transmissions. En entrée, le brouet nutritif alternait avec le brouet nutritif, suivi d’un plat unique dont la couleur seule faisait frémir. Une pomme inamovible constituait le dessert.
Graymes prit place à une table rouge. Flat le mit discrètement en garde :
— Pas ici. Les rouges, c’est pour les blacks. Nous, c’est les jaunes.
Le démonologue croisa le regard fielleux d’un grand mac à la bouche pendante qui arrivait. Il lui sourit d’un air faussement candide. Pour l’heure, se conformer strictement au règlement occulte établi par les détenus l’amusait presque. Mais il ne perdait pas de vue la raison de sa présence ici. Il emboîta le pas à son compagnon de cellule. Casper s’était déjà installé et dévorait sa ration comme un affamé, en émettant des bruits de succion à réveiller un mort.
Graymes lui donna un coup de coude dans les côtes qui le fit avaler de travers.
— Mets une sourdine, tu veux ?
L’autre se tourna.
— Putain, tu commences à faire chier. Pour qui tu te prends, sale con !
— Tu manges comme un dégueulasse, répondit doucement l’occultiste. Ça bloque ma digestion.
Sous la table, Casper sentit deux doigts durs comme des pics à glace s’enfoncer dans son bas-ventre. La tablée se mit à pouffer de rire. Jenkins arriva sur ces entrefaites, soupesant ostensiblement sa matraque.
— Des problèmes avec le grand, Casper ?
L’interpellé eut peine à déglutir.
— Non… On causait, chef.
— C’est bien, les gars. On vit une époque où la communication, c’est vachement important.
Le maton poursuivit sa ronde, narquois.
— Fais chier, merde, bougonna Casper en déménageant promptement à la table voisine.
— Pas de doute, tu te l’es mis à dos, apprécia Flat.
— Tant mieux. Je n’aime pas piquer la couchette d’un gars que j’estime.
Le démonologue grignota son pain, sans conviction. Flat l’observa un moment à la dérobée, avant de lui glisser :
— Fais gaffe pendant la promenade de demain. Tu vas te faire bizuter. C’est la tradition. Compte pas sur les gardiens. Ils tournent le dos exprès. Laisse-toi faire, ça passera plus vite. Les blacks sont les plus mauvais… Leur chef, c’est Atomic Records, là-bas. (il désigna un type au faciès de lutteur de foire qui dominait sa tablée de deux bonnes têtes, dans la rangée d’en face) C’est tes fringues qui les attirent. Ils t’appellent déjà l’Aristo. Si j’étais toi…
— Oui, on me l’a déjà dit.
— Une fois qu’ils t’auront passé à tabac, il faudra que tu sois cool avec eux. La came, c’est eux qui contrôlent. On a aussi deux putes officielles. Le jeunot aux yeux bleus, là-bas, et cette vieille cochonne de Casper que t’as virée. Savent te sucer en deux minutes sous la douche, vite fait bien fait. Mais il y a des rookies qui ne feront pas les difficiles. Surtout parmi les camés. Au bout d’un an, tu deviens homo ou tu te pends, c’est aussi simple que ça… Il te voulait quoi, au fait, le directeur ?
— Me prévenir que nul n’est indispensable.
— Pigé. C’est un sale con. Paraît qu’il rêve qu’on viole sa femme et que ça le met dans tous ses états. Moi, personnellement, je suis volontaire pour aider son fantasme. Putain, six ans que je n’ai pas vu une femelle ailleurs que sur un magazine… Tu permets ?
Graymes avait à peine touché à son plateau. Par habitude, il mangeait peu. Flat se fit un plaisir de dévorer sa portion à sa place.
— Toi, on dit que tu l’as vu…
Flat s’immobilisa.
— Qu’est-ce que j’aurais vu ?
— La saleté qui bouffe les prisonniers depuis quelque temps.
Un silence pesant s’établit aussitôt autour la table. On n’entendit plus que le bruit des mastications. Des lueurs inquiètes dansèrent dans les regards.
— Parle pas de ça ici, prévint Flat. C’est malsain.
— Deux gars sont déjà morts, renchérit un autre en repoussant son assiette.
— Paraît qu’ils n’avaient plus rien d’humain. De la pierre, que c’était.
— C’est pas des blagues. Y a vraiment une saloperie qui rôde sous nos pieds. On l’entend gratter la nuit…
Graymes allait pousser plus loin l’interrogatoire lorsqu’un incident se produisit. Un gars hirsute et mal lavé qui dînait à l’écart se leva soudain d’un bond, renversant son plateau, et désigna l’occultiste d’un index crispé, la bave aux lèvres :
— C’est lui ! Lui ! Le démon ! Je t’ai reconnu, enfant de salaud ! Tu es l’envoyé des abîmes ! Je te crèverai le cœur, je te le crèverai !
Les gardiens réagirent promptement. Ils empoignèrent le dément et l’entraînèrent hors du réfectoire malgré ses hurlements. Cela n’avait pas duré plus de vingt secondes.
— T’inquiète, rigola Flat. Il est à moitié timbré. Il fabrique des crucifix et tapisse sa cellule avec, voit le diable partout.
Graymes fit comme si la chose n’avait finalement que peu d’importance. À l’issue du dîner, les prisonniers retournèrent en cellule, à l’exception des rares privilégiés qui étaient autorisés à se rendre dans la salle de télévision. Le roulement s’opérait de façon régulière. En étaient exclus ceux qui avaient eu maille à partir avec les gardiens. Flat alluma un petit poste de radio et se mit à chantonner tout en feuilletant un magazine. Toujours boudeur, Casper fabriquait des joints sous son drap, avec de l’herbe obtenue Dieu savait comment. Il lorgnait Graymes de temps à autre, avec un mauvais sourire.
— Avoue que t’aimerais bien ma couchette, pour cette nuit, hein ?
Les yeux mi-clos, le démonologue était absorbé dans ses réflexions. Il ne remua pas un cil.
— On peut s’arranger, si tu veux… Avec de la bonne volonté…
L’énergumène passa une grosse langue de batracien sur ses lèvres craquelées.
— Tu te sens si bien que ça, près du sol ?
Graymes souleva une paupière.
— Si j’avais voulu ta couchette, vieil obsédé, je l’aurais déjà.
— C’est ça. Joue les durs. Je viendrai te ramasser après la promenade de demain matin, quand les blacks t’auront emmanché jusqu’aux oreilles. Et tu me trouveras très tendre, à côté. J’aime bien les grands secs.
— Laisse tomber, Casper, intervint Flat en faisant rouler ses muscles. Tu nous les gonfles.
Casper continua de rouler son herbe et se tint coi un moment, avant de suspendre à nouveau son activité.
— Putain, va bientôt faire nuit. À qui ça sera le tour, cette fois…
— Te bile pas, vieux schnock. Il se passera rien, déclara Flat.
— T’en parles à l’aise. Y a un gars au mitard qui doit pas en mener large.
— Sanders a replongé ?
— Tu parles. Ils le ratent jamais. Et avec ses conneries sur le diable, tout à l’heure… C’est la faute à ton copain, ça.
— Y est pour rien. Sanders est complètement maboul.
Casper éructa.
— Je veux me faire transférer, bordel de merde ! Ça peut pas durer. Attendre comme ça que ça vienne…
— Moi, ce qui m’inquiète, c’est la pluie. Tu entends le vent, dehors ? La dernière saucée, on a barboté jusqu’aux genoux pendant une semaine. Ça, j’aimerais pas trop.
Flat avait surtout dit ça à l’intention de Graymes qui avait suivi l’échange sans perdre un mot. Son compagnon de cellule s’assit sur le rebord de sa couchette, le regard soupçonneux.
— T’es pas causant, dis donc. C’est la promenade de demain qui te fout les foies ? C’est rien qu’un mauvais moment à passer. On y a tous eu droit. Et puis c’est un bon prétexte pour aller voir le toubib.
L’occultiste partit d’un éclat de rire sec.
— Non. J’attends de voir ce qui viendra cette nuit.
— T’en parlerais pas comme ça si tu savais…
Mécontent, Flat se hissa sur son lit. Dans le couloir, une voix annonça l’extinction des feux. Il y eut un claquement sonore, puis l’obscurité tomba comme une chape de plomb. Pris de court, Casper dut ranger son attirail à tâtons. Flat mit son mouchoir sur son visage.
Et Graymes resta les yeux grands ouverts, à écouter le silence chargé d’angoisse.
*
* *
Pendant une bonne heure, seuls des bruits anodins emplirent la nuit, quintes de toux, murmures étouffés des détenus en quête d’un sommeil fuyant. Ils s’éteignirent progressivement, vaincus par le silence. La fatigue. L’air était lourd. Humide. Quelque part résonna le pas d’un gardien zélé. Loin. Au-dessus. Graymes soupçonna le personnel de ne plus descendre au quartier D durant la nuit, depuis les sinistres événements. Il concentra sa pensée. Cherchant à capter les signes d’une présence. De la présence. Mais il n’y avait rien. Rien que cette nuit qui ensevelissait les cellules et les esprits.
Toutefois, les sens affûtés du démonologue l’avertissaient d’un danger diffus. Il n’aurait su en préciser la nature, ni la provenance, mais la conviction qu’il existait, qu’il grandissait à proximité s’ancrait davantage au fil des heures. Immobile sur sa couchette, il tendit les filets de sa perception supérieure aussi loin que possible. Là-bas, dans les tréfonds de la nuit, n’était-ce pas un lointain grattement, comme des griffes fouillant inlassablement la terre ? Grimpant, toujours plus haut, vers les proies endormies, vulnérables…
Graymes se raidit.
Il était trois heures quand le hurlement ébranla les murs de la prison. Si effroyable, si inhumain, que les détenus saisis par la terreur au cœur du sommeil lui répondirent en écho sans réfléchir, un écho de désespoir et d’épouvante sans nom…