CHAPITRE XV

Il ne les avait jamais perdus de vue.

À aucun moment. Ses yeux étaient aveugles depuis des temps immémoriaux, mais rien de ce qui bougeait, rien de ce qui vivait à l’intérieur de son domaine n’échappait à sa vigilance. Il avait longtemps distingué l’écho de leurs pas, guettant patiemment le moment opportun. À présent qu’ils avaient cessé de marcher, c’était leur respiration paisible de dormeurs qui lui indiquait leur position.

Alors il avança.

Il fut près d’eux. Si près qu’il aurait pu les toucher rien qu’en tendant le bras.

Mais il y avait… la force. Et il hésita. Non par peur. Les êtres tels que lui ne connaissaient pas la peur. La peur était humaine, et il haïssait tout ce qui était humain. Mais par curiosité animale, instinctive, presque ludique. Ce phénomène était nouveau pour lui. Ou si ancien qu’il en avait perdu le souvenir. Il n’avait su comment le désigner, d’abord. Cela s’était introduit subitement dans son univers, avec détermination. Avec méfiance, aussi. Cela savait le danger. Les choses anciennes. La mort.

Dans les limbes de son cerveau primitif, cela se résuma en un seul vocable : la force. Elle protégeait ses proies. Elle s’opposait à lui, ici même, au cœur de l’abîme, son domaine. Elle avait corrompu la roche avec ce cercle répugnant. En des époques si reculées que sa mémoire en avait perdu la trace, il avait su comment déjouer ces protections dérisoires. Mais à présent, il était seul. Seul survivant peut-être de ce lointain passé. Et il avait oublié l’antidote, la parade. Il se pouvait que la mémoire lui revienne, après tout. Depuis quelque temps, certains souvenirs se reformaient dans son esprit sclérosé. Depuis que les vibrations l’avaient tiré de son hibernation séculaire, là-haut. Depuis qu’il avait à nouveau goûté la chair humaine.

Leur respiration… Leur respiration le mettait à la torture.

Boire cet air qui polluait le sien. Interrompre ce chant révoltant qui franchissait leurs lèvres. Leurs lèvres d’humains. Avant de sentir leurs corps s’effriter entre ses doigts. Parmi ces quatre-là, l’un surtout remuait dans les tréfonds de son être un curieux mélange émotif. La femme. Le concept de femme ne s’était formé en lui que très progressivement, telle une bulle d’air coincée entre des racines qui tarde à éclater à la surface d’un bourbier. Son instinct l’avertissait qu’il fallait réserver un traitement différent à cette sorte d’humain. Mais pour l’heure, il était incapable d’en décrire le processus avec certitude.

D’abord, il faudrait éliminer la force.

La haine le démangea. Il rampa légèrement sur sa droite.

Pour se trouver presque à la verticale du groupe endormi, suspendu à la voûte rocheuse, protégé par l’obscurité. Invisible. Il s’était confondu avec la houle acérée des concrétions calcaires, de sorte qu’il formait un étrange bas-relief à peine décelable pour l’œil.

L’attirance devint trop forte. Surmontant sa crainte de la figure ancienne, il se détacha lentement de la paroi et glissa le long d’une colonne de gypse. À peine son pied toucha-t-il le sol qu’il sentit la blessure circulaire infligée à la roche et l’autorité des signes de conjuration. Une sorte de borborygme monta des profondeurs de son poitrail hypertrophié.

Et la haine l’emplit tout entier.