CHAPITRE V

Les frères Prentice connaissaient leur boulot.

À partir de la tombée de la nuit, leur emploi du temps était minutieusement réglé. Ils abandonnaient le squat qu’ils occupaient au sud de Harlem avec d’autres frères de couleur – une ancienne pension de famille dont la propriétaire avait été expulsée pour avoir confondu accueil charitable et prostitution. Mains dans les poches, ils se dirigeaient alors vers Central Park, en ayant pris soin de fermer hermétiquement leurs blousons rapiécés sur l’arsenal pendu à leurs ceintures.

Pendant un petit moment, ils faisaient mine d’arpenter une portion de la 110ème en lançant de petits coups d’œil dans tous les sens, à la façon des sportifs qui s’échauffent sur une piste annexe avant le grand départ. Puis, discrètement, ils se faufilaient dans le parc, sous l’ombre des grands arbres qui étiraient leur masse confuse dans la clarté incertaine du crépuscule.

Ils allaient rejoindre leur planque à quelques huit cents mètres de là, dans un épais massif odorant dont ils avaient pris soin d’évider le cœur avec une machette. Sur le plan stratégique, c’était un remarquable emplacement, d’où l’on pouvait examiner tous les alentours sans être repéré. En cas de pépin, un bosquet d’aulnes particulièrement dense offrait une possibilité de repli non négligeable.

Cette planque était une trouvaille, surtout si proche de la sortie, dans un lieu relativement fréquenté, riche en rencontres profitables. L’aîné disait souvent qu’un jour prochain, ils devraient y faire installer le chauffage et la télévision.

Ce soir-là, les frères Prentice agirent conformément à leurs habitudes. Ils se glissèrent dans leur abri de feuillage, la main sur leurs armes, l’œil mobile, à l’affût. Ils croisaient les doigts pour que la chance leur sourie. Ils l’avaient repérée trois nuits plus tôt. Elle correspondait tout à fait à ce qu’ils cherchaient. Plutôt grande, bien roulée, avec de longs cheveux châtains. Elle devait être nouvelle, car les putes expérimentées évitaient le nord du lac comme la peste. La seule chose qui les avait empêché d’agir, c’est qu’elle ne venait dans leur secteur qu’accompagnée. Elle devait ramasser ses clients juste en bordure du parc, avant de les conduire ici, à l’abri des rochers.

Et les Prentice devaient être extrêmement discrets. Ni bruit, ni témoins. C’était primordial. Il ne s’agissait pas d’un simple braquage. Ils savaient être patients quand la sagesse l’exigeait. Ils savaient que leur heure viendrait et que la livraison serait faite. La fille semblait inconsciente du danger. La mauvaise réputation de l’endroit avait pourtant fait le tour du monde. Il n’était pas un seul guide touristique sur la ville qui ne mentionne l’avertissement bien connu : ne pas se promener dans Central Park après la tombée du jour. Mais les gens étaient bizarres. Ils passaient régulièrement outre ces consignes de prudence. Touristes en quête de sensations fortes, gamins avides de se faire les crocs dans ce monde impitoyable, junkies de toutes sortes, paumés et désœuvrés en quête d’une improbable compagnie ou d’une délivrance inespérée…, les suicidaires hantaient les allées. Mais aussi des autochtones, des bourgeois qui s’exerçaient au jogging ou à l’échangisme. Espérant passer au travers des mailles du filet. Bien sûr, cela arrivait. Mais ceux qui y restaient n’avaient plus l’occasion de revenir prévenir les autres. Le parc concentrait le plus fort taux de viols et d’attaques à main armée de tout Manhattan.

Et dans ce business, les Prentice s’étaient fait un nom des plus enviables.

Ils n’échangèrent pas une parole durant les deux heures qui précédèrent l’arrivée de la fille, ni ne manifestèrent une réaction au froid vif qui avait fini par transpercer leurs pelures. Mais quand elle surgit dans leur champ de vision, ils échangèrent un regard lourd de sous-entendus. Ils avaient toujours su qu’elle reviendrait. Elle avait pris de l’assurance. Elle mettait plus de temps à se remaquiller derrière le rocher, après chaque passe.

Juchée sur ses hauts talons, elle avançait d’un pas élastique qui la faisait ressembler à un grand héron. Elle était vêtue d’une sordide fausse fourrure qui lui descendait jusqu’à mi-cuisses. Son sac râpé lui pendait en bandoulière. À la faveur d’un rayon de lune, les Prentice furent définitivement rassurés. Elle était seule, enfin.

Elle ne devait pas avoir dix-neuf ans. Sans doute une indépendante. Ce devait être la raison pour laquelle elle racolait dans un coin aussi perdu, soucieuse de ne pas se faire repérer par les collègues maquées. L’aîné passa sa langue sur ses lèvres gercées. Quel gaspillage. Une si mignonne petite. Mais après tout, les accords qu’il avait passés avec l’autre dingue ne stipulaient pas que la fille devait lui arriver comme neuve. Un si joli lot n’était pas courant… Le cadet dut être traversé par la même pensée, car il eut le même sourire.

Il sortit les bougies noires et les tint serrées contre lui.

Elle n’était plus qu’à une cinquantaine de mètres, suivant l’allée sans paraître mesurer l’étendue du danger. Peut-être espérait-elle emballer un jogger privé d’effusions, plus à l’intérieur du parc. Certains passaient encore par là jusqu’à onze heures passées, à cause du raidillon qui leur faisait travailler mollets et tendons.

L’aîné fit lentement glisser la machette le long de sa cuisse, prêt à bondir comme un fauve. Il ne quittait pas sa proie des yeux et la vit avec délectation quitter la traverse pour se fondre dans la masse grise des rochers. Il comprit alors. La petite avait besoin de soulager une envie pressante. Cela lui souffla un plan d’une simplicité presque émouvante. Il allait se faufiler derrière elle en douce. Il la piquerait au cou – à peine, juste pour l’affoler – avant de lui mettre un bon direct dans la mâchoire. Puis son frère et lui prendraient du bon temps, histoire de joindre le plaisir au travail.

Il serait toujours temps ensuite d’accomplir le rite. En silence.

La camionnette de leur commanditaire, garée dans la 75ème, devait les attendre. Charger le corps à l’arrière ne prendrait qu’un instant. Cinq cents dollars jetés par la portière, et pfuit, affaire conclue. L’aîné se figea, comme un coureur de cent mètres attendant le START. La fille avait maintenant disparu. Il jaillit du fourré avec la rapidité d’un jaguar, et fonça parmi les rochers qui formaient un éboulis décoratif de l’autre côté du chemin.

Elle l’entendit plus qu’elle ne le vit. Mais dans sa position inconfortable, accroupie, jupe et manteau relevés haut sur les cuisses, elle ne put réagir avec la rapidité voulue. Elle attrapa son sac, l’ouvrit. L’arrivant lui bloqua le poignet et la repoussa violemment contre la paroi de pierre. Derrière, le cadet arrivait en renfort. Leur victime se débattait comme une diablesse, cherchant à atteindre son agresseur au bas-ventre. Il avait l’habitude. Il l’écrasa de tout son corps et lui décocha un court crochet du gauche au menton. Groggy, elle s’affaissa en gémissant, laissant échapper son sac dont le contenu se répandit par terre. Elle n’avait pas eu le temps d’y prendre son Browning.

L’aîné des Prentice la redressa sèchement. Au passage, il éprouva le contact ferme de son ventre nu. À l’excitation de la prise s’en mêla une autre, plus vive encore, qui lui creusa les reins. Il marqua un temps d’arrêt. Son frère l’encouragea :

— Vas-y, mets-lui. Elle a déjà fait le plus gros du boulot…

L’autre dégrafa lestement sa ceinture. La bougresse était diablement affolante, avec sa jupe roulée autour des reins et son slip descendu sur les chevilles. Il avait toujours rêvé de prendre une femme en train de pisser. À l’instant précis où il se glissait entre les cuisses de sa proie, le cadet cria quelque chose. Il regarda autour de lui. Sans se rendre compte que le péril le guettait… d’en haut.

Il se produisit comme un battement d’ailes. Le Noir sentit un souffle glacé le fouetter en même temps qu’il eut le sentiment que le rocher tout entier lui basculait sur son crâne. Dans un réflexe d’autodéfense, il parvint à rouler sur le côté. Mais son agresseur était d’une rapidité démoniaque. Il ne lui laissa pas le temps de reprendre ses esprits. Le temps d’un éclair, son opposant aperçut un long visage blême penché au-dessus du sien, des yeux terribles sous un chapeau à large bord. Il voulut crier. Un poing l’atteignit en pleine face, et il ne vit plus rien qu’un voile rouge.

Comprenant que son frère avait affaire à plus fort que lui, le cadet dégaina son revolver. Il tira au jugé sur la silhouette de l’arrivant. Celui-ci fit un bond hallucinant, mais son adversaire sut d’instinct qu’il l’avait raté. Il marmonna un juron. L’obscurité était trop dense. Il ne voyait plus rien que le corps inanimé de son frère et la fille adossée à la paroi rocheuse. Une poigne de fer se referma soudain sur son poignet, l’obligeant à lâcher son arme. Dans le même temps, il se sentit soulevé de terre avec une force phénoménale. Il eut le temps de crier, juste avant de s’aplatir sur un rocher avec une violence inouïe. Des vertèbres craquèrent, et il retomba par terre en se tordant de douleur.

Ebenezer Graymes dut se faire violence pour ne pas mettre fin à ses souffrances. La mort dans l’âme, il le saisit par le col de son blouson et le jeta en travers du corps de son frère, guère en meilleur état. L’affrontement n’avait duré que quelques secondes. La jeune femme, cependant, était revenue à elle. Elle tenait à peine sur ses jambes flageolantes, sa lèvre saignait, mais elle n’était pas sérieusement blessée.

— Tire-toi d’ici, idiote ! cracha Graymes. Tu n’as pas d’autre peau que la tienne.

Aussi terrorisée par le géant tout de noir vêtu qui venait de s’adresser à elle que par ses agresseurs, elle ramassa promptement ses affaires puis s’enfuit en boitillant sur ses hauts talons. Son sauveur laissa échapper un soupir, mélange de rage et de dépit. L’aîné des Prentice ouvrit un œil. Le sang l’empêchait de bien voir, mais le peu qu’il distingua de l’homme qui l’enjambait lui fit passer un frisson entre les omoplates.

— Pitié ! larmoya-t-il.

Graymes le considéra avec une moue méprisante.

— Je ne m’intéresse pas au menu fretin. Je veux savoir qui tu devais livrer.

Pour mieux se faire comprendre, il exhiba les bougies noires prises sur le cadet.

— On en sait rien. On… on balance les filles à l’arrière de la camionnette, c’est tout. Il paie par la portière. On voit pas sa tronche.

Graymes referma ses longs doigts maigres sur les bougies et les malaxa sans effort apparent, les transformant en une sorte de mixture pâteuse du plus sinistre effet. Prentice eut peine à déglutir.

— Quel genre de camionnette ?

— Une vieille Ford bleue.

— La plaque ?

— D’ici. J’sais rien de plus.

— Si. Où je peux la trouver.

Un mauvais sourire tordit les lèvres trop minces de l’occultiste. Prentice savait reconnaître un sniper quand il en rencontrait un. Et ce type était un pur fanatique. Il allait mourir, c’était certain.

— Dans la 75ème. Si vous arrivez à temps.

Graymes s’écarta.

— N’oublie pas, petit. Moi aussi, j’aime me balader dans le parc, la nuit. Si je te retrouve sur ma route, je t’allongerai suffisamment les couilles pour que tu sois obligé de porter des bretelles de soie…

*
* *

Le démonologue n’avait pas plus tôt débouché sur l’asphalte luisant d’humidité qu’un moteur se mit en route et que deux phares l’éblouirent. Il n’eut que le temps de rouler dans le caniveau pour éviter la charge de la camionnette. Celle-ci le frôla et s’éloigna rapidement. Toutefois, il eut le temps de noter son numéro et le signalement du conducteur avant qu’elle ne disparaisse à l’angle de la rue dans un crissement de pneus.

Il se remit promptement sur pied.

Ce n’était pas de chance. Il avait raté le coche d’un cheveu. Il maugréa un chapelet d’obscénités en langue démoniaque.