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Ne pas franchir la ligne. Si Harry avait tendance à ne pas tenir compte des interdictions, elle respectait néanmoins toujours celle-là. Immobile en bordure du quai, elle se raidit pour mieux résister à la poussée des corps pressés derrière elle.
Un pigeon posé un peu plus loin inclina la tête pour regarder les rails un mètre en contrebas. Rien qu’à le voir, Harry sentit ses orteils se crisper. Elle vérifia le tableau d’affichage : Dun Laoghaire, une minute.
Au souvenir de sa réunion avec KWC, elle grimaça. Fichu Dillon et sa psychologie de bazar !
« Je pensais que ce serait peut-être bénéfique pour toi d’aller là-bas, lui avait-il expliqué cet après-midi-là au téléphone, alors qu’elle arrachait de petits morceaux de mousse sur le muret du canal. Tu sais, en acceptant d’affronter la situation.
— Je te préviens, si tu mentionnes le mot “catharsis”, je hurle.
— Mais enfin, tu ne parles jamais de ton père ! La dernière fois que tu l’as vu, c’était avant même qu’il soit envoyé en prison. Ça remonte à combien de temps ? Cinq ans ?
— Six.
— C’est bien ce que je disais. Tu as besoin d’une bonne catharsis. »
Malgré elle, Harry avait éclaté de rire.
« Ecoute, j’apprécie ta sollicitude mais je préfère régler le problème à ma façon.
— En refermant le couvercle de la marmite dessus pour mieux l’étouffer, c’est ça ? avait ironisé Dillon.
— Peut-être… »
Elle avait jeté dans le canal un minuscule fragment de mousse veloutée.
« Après tout, j’ai toujours été habituée aux absences de mon père. Une fois de plus, il a disparu. Et alors ? Pas de quoi en faire un drame.
— Je vais quand même demander à quelqu’un d’autre d’effectuer le test d’intrusion.
— Non, Dillon, c’est bon, je m’en charge. Tu m’as prise au dépourvu, c’est tout. Sérieux, je vais bien. »
Faux : elle n’allait pas bien. La perspective de cette entrevue lui avait mis les nerfs à fleur de peau et elle avait réagi trop vivement en face de ses interlocuteurs. Or elle détestait perdre ainsi le contrôle d’elle-même. Alors, pour se calmer après la réunion, elle avait décidé de marcher un peu le long de la Liffey au lieu d’aller prendre le train à la gare proche de l’IFSC. Dix minutes plus tard, elle renonçait ; ses talons n’étaient décidément pas adaptés à ce genre d’exercice.
De nouveau, elle consulta le tableau d’affichage. La minute était écoulée. Un courant d’air lui effleura la joue. Le pigeon s’envola brusquement, comme s’il avait vu un chat bondir vers lui. Autour d’elle, la foule était plus dense que jamais. Soudain, un corps se plaqua contre elle, l’obligeant à avancer de dix bons centimètres.
— Hé !
Elle allait tourner la tête pour protester quand une nouvelle poussée la déséquilibra. Affolée, Harry se rejeta en arrière de toutes ses forces.
— Doucement, bon sang ! cria quelqu’un derrière elle.
Un souffle chaud effleura l’oreille de Harry en même temps qu’un poing dur s’enfonçait au creux de ses reins. Une fraction de seconde plus tard, elle basculait dans le vide. Les rails se précipitèrent à sa rencontre et elle n’eut que le temps de projeter les mains devant elle pour tenter d’amortir l’impact.
Il fut cependant brutal. Des cailloux pointus lui entaillèrent les paumes et son genou heurta la barre transversale en ciment. Sur le quai, une femme hurla.
Harry leva la tête, les yeux fixés sur la voie ferrée. La peur l’engourdissait, lui donnant l’impression que ses membres pesaient des tonnes.
Bouge !
Elle tenta de se redresser mais une douleur fulgurante explosa dans son genou, qui se déroba. Elle s’affaissa de nouveau sur les rails.
Ceux-ci vibraient sous ses mains. Quand un avertisseur retentit, elle sursauta violemment. Un train venait d’émerger au détour du virage juste avant la gare, l’aveuglant de ses phares. Harry sentit tout son corps se couvrir d’une sueur glacée.
Terrifiée, elle se laissa retomber sur le ballast et roula sur elle-même, s’écorchant sur le métal et les cailloux. Brusquement, quelque chose la tira en arrière. Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La lanière de son sac s’était accrochée à un boulon. Devant elle, le train approchait dans un grondement sourd. En un éclair, elle se débarrassa de la lanière et se propulsa sur le côté.
Le cœur battant à se rompre, elle demeura à plat ventre, les doigts crispés sur les rails de la ligne nord, le nez dans la poussière. Des tremblements irrépressibles la secouaient tout entière. Dans un fracas assourdissant, le premier wagon passa à côté d’elle. Des gens hurlaient partout dans la gare mais elle ne pouvait pas bouger. Pas encore.
Il lui sembla soudain distinguer un autre bruit au milieu des clameurs. Tic, tic, tic… Les rails frémissaient de nouveau sous ses mains. Elle se força à ouvrir les yeux et son cœur fit un bond dans sa poitrine. Un second train venait d’entrer en gare et se dirigeait droit vers elle.
Un gémissement s’étrangla dans sa gorge. Elle lança un coup d’œil éperdu vers le quai en surplomb. Impossible, elle n’aurait jamais le temps de s’y hisser. Derrière elle, les wagons de la ligne sud défilaient toujours.
Elle n’avait nulle part où se réfugier.
Sauf, peut-être, dans l’espace entre les deux voies. Il ne devait faire qu’une soixantaine de centimètres de large mais elle n’avait pas le choix. Aiguillonnée par la peur, elle s’y allongea de tout son long. Il lui fallait absolument se plaquer au sol, elle le savait ; à la moindre erreur d’évaluation, elle risquait d’être déchiquetée par les rames.
La tête tournée de côté, Harry regarda fixement les pierres noires devant ses yeux. Son souffle s’était presque arrêté.
Les deux trains se croisèrent, occultant toute la lumière. Harry sentit des rafales lui fouetter le visage. Le grondement des moteurs résonnait dans sa poitrine, lui donnant envie de se recroqueviller sur elle-même et de se boucher les oreilles. Mais sa survie dépendait de sa capacité à rester immobile.
Alors que les énormes roues grinçaient sur les rails, Harry riva son regard sur le dessous des wagons, un assemblage de blocs et de tubes métalliques qui défilaient à quelques centimètres de sa figure.
Au bout d’une éternité, lui sembla-t-il, les trains stoppèrent enfin. Harry, toujours tremblante, ne bougea pas. Les moteurs vrombissaient près d’elle tels ceux de deux semi-remorques tournant au ralenti. Elle avait la bouche sèche, imprégnée d’un goût âcre, mélange de fer et de poussière de charbon.
Les portes s’ouvrirent. D’autres cris s’élevèrent, suivis par le bruit de pas précipités sur le ballast.
— Oh, mon Dieu ! Mademoiselle ? Ça va ?
Harry ferma les yeux, pour les rouvrir aussitôt tant elle se sentait mal. Non, elle ne pouvait pas s’évanouir maintenant.
Deux bras puissants la soulevèrent puis la soutinrent jusqu’au quai, où d’autres mains l’attrapèrent pour l’aider à monter.
— Reculez ! Laissez-la respirer !
— Appelez une ambulance, vite !
Lentement, Harry parvint à se mettre à quatre pattes. Elle resta ainsi durant quelques instants en s’efforçant de maîtriser sa sensation d’étourdissement. Soudain, elle aperçut sa sacoche sur le sol près d’elle. Quelqu’un avait dû la récupérer sur la voie. Instinctivement, elle tendit la main vers le logo argenté.
— Ça va ? demanda quelqu’un en la prenant par le bras. Est-ce que vous… Est-ce que c’était un accident ?
Harry repensa au poing qui s’enfonçait dans ses reins et aux paroles qu’on lui avait glissées à l’oreille juste avant sa chute.
L’argent de l’opération Sorohan… Le cercle…
Frissonnante, elle leva les yeux vers l’océan de visages inconnus autour d’elle. Elle ne pouvait pas affronter leurs questions. Pas encore.
— Oui, répondit-elle dans un souffle. Oui, c’était un accident.