47
— Donc, Sal est sorti de prison…
Harry entendit des glaçons tomber dans un verre lorsque Philippe Rousseau, qui lui tournait le dos, se servit au petit bar situé à l’extrémité de la pièce.
Ils se trouvaient tous deux dans un salon privé qui donnait sur le vestibule près des ascenseurs. La pièce, de forme elliptique, se caractérisait par un plafond voûté semblable à celui de la Grande Salle des eaux. Une imposante table de travail trônait à l’extrémité, flanquée par les drapeaux américain et britannique. L’agencement des lieux rappela à Harry celui du Bureau ovale.
Elle alla se jucher sur un tabouret au comptoir.
— Oui, déclara-t-elle. Il a été libéré hier.
Philippe Rousseau lui tendit un verre de whiskey qu’elle déclina d’un signe de tête. Il en avala lui-même une gorgée avant de lui faire face.
— Je croyais qu’il en avait encore pour deux ans, observa-t-il.
— Remise de peine pour bonne conduite.
— Vous avez mentionné un accident…
— Oui, il s’est fait renverser par une Jeep.
Malgré la tension qui l’habitait, Harry était parvenue à s’exprimer d’une voix neutre.
— Mais je suppose que vous n’êtes pas au courant ?
Il agita son verre d’un air agacé, faisant tinter les glaçons à l’intérieur.
— Pourquoi ne pas me dire ce qui vous amène, mademoiselle Martinez ?
Elle haussa les épaules.
— C’est simple : mon père possède un compte numéroté dans votre banque, sur lequel se trouvent seize millions de dollars. Je veux les récupérer.
Rousseau la considéra durant quelques instants puis renversa la tête en arrière et éclata de rire.
— C’est pour ça que vous êtes venue ? Pour me réclamer l’argent de votre père ? Il aurait été plus simple de le lui demander directement, non ?
— Je vous l’ai dit, il a eu un accident. Pour le moment, il ne peut pas m’aider.
— Comme c’est regrettable. Mais quel rapport avec moi ?
— Mon père m’a beaucoup parlé de vous.
Harry ouvrit son sac pour en sortir la seconde enveloppe qu’elle plaça sur le comptoir de marbre entre eux.
— Et en particulier, de votre stratégie d’investissement, ajouta-t-elle.
Les yeux de Rousseau se posèrent brièvement sur l’enveloppe.
— Cette stratégie ne regarde que moi.
— Pas si elle révèle que vous avez agi en collusion avec un client accusé de délit d’initié. Vous croyez que les dirigeants de la Rosenstock seront contents de l’apprendre ?
Elle vit les doigts de son interlocuteur se crisper sur son verre.
— Si vous insinuez que je faisais partie du cercle de Sal, vous vous trompez, décréta-t-il. De plus, je suis sûr que vous connaissez l’existence des lois sur le secret bancaire, mademoiselle Martinez. Mes opérations sont tout ce qu’il y a de plus confidentiel.
— Oh, je suis au courant, ne vous inquiétez pas. Je sais aussi que la loi permet la levée de ce même secret bancaire en cas d’activités délictuelles avérées. Comme le délit d’initié, par exemple…
Elle balaya du regard la luxueuse suite présidentielle.
— Je dirais que vous avez beaucoup à perdre, monsieur Rousseau.
Celui-ci plaça brutalement son verre sur le comptoir. Quand il lui sourit, une seconde trop tard, elle s’aperçut qu’il avait les dents de devant légèrement de travers.
— Que voulez-vous au juste ?
Harry saisit l’enveloppe et en retira une demi-douzaine de feuilles, qu’elle déplia avant de les parcourir comme si elle ne connaissait pas leur contenu.
— EdenTech, ça vous dit quelque chose ? lança-t-elle au bout d’un moment. En 1999, c’était une société de software cotée au NASDAQ. Un groupe suisse l’a rachetée en mai de l’année suivante. Vous voyez, là ?
Elle orienta la page vers lui en s’efforçant de maîtriser le tremblement de ses mains. Tout en haut, on pouvait lire : « Rosenstock Bank, Archives, Centre des opérations réseau ». Il s’agissait de l’un des rapports envoyés par Matilda Tomlins. Avant de partir pour le casino, Harry avait demandé à la réceptionniste de l’hôtel Nassau Sands de lui laisser utiliser son imprimante.
— Ce sont les opérations réalisées sur le compte de mon père, expliqua-t-elle. Cette ligne, ici, montre que le 28 avril 2000, à 14 heures, il a acheté cent cinquante mille actions EdenTech pour trois cent soixante-sept mille dollars. Cette transaction a eu lieu deux semaines avant l’annonce officielle du rachat de la société par les Suisses.
Elle indiqua une ligne plus bas sur la liste.
— Trois semaines plus tard, il a tout revendu pour huit cent quarante-neuf mille dollars. Un joli coup, n’est-ce pas ?
— Et alors ?
— Tenez, un autre exemple. Boston Labs. En mai 2000, l’entreprise était au bord de la faillite, elle ne pouvait même plus payer ses employés. Heureusement, elle a été rachetée par un gros consortium américain. Mais regardez, une semaine avant l’annonce de l’offre, mon père a investi dans du Boston Labs. Et, ô surprise, il a tout revendu quinze jours plus tard, ce qui lui a permis de faire un profit substantiel.
— Où voulez-vous en venir ?
Rousseau saisit la carafe de cristal posée sur le bar et se resservit.
— Personne n’ignore que Sal s’est livré au délit d’initié, souligna-t-il.
— Je vous l’accorde. Sauf que les autorités n’ont jamais été au courant de l’existence de ce compte. Cela dit, ces documents ne nous apprennent rien de vraiment nouveau…
Harry feuilleta ostensiblement le rapport.
— … sinon que mon père inspirait un copieur.
Au moment de porter son verre à ses lèvres, Rousseau suspendit son geste. Harry poursuivit :
— Quelqu’un qui reproduisait toutes ses transactions, les achats comme les ventes. Chaque fois. Vous voulez jeter un coup d’œil ?
Elle fit glisser le rapport vers lui. Elle avait surligné certaines entrées au marqueur jaune.
— Moins d’une demi-heure après que mon père a passé son ordre d’achat, cette personne a acquis soixante-quinze mille actions EdenTech. Mon père a vendu les siennes le 15 mai à 15 h 20. Cinq minutes plus tard, notre copieur vendait lui aussi ses titres. Même chose pour Boston Labs, continua-t-elle après avoir tourné une page. Il s’est écoulé exactement six minutes entre le moment où mon père a investi dans cette société et celui où l’imitateur a acquis soixante mille titres. Il les a revendus trois minutes après mon père.
Elle scruta les traits de son interlocuteur. Il avait le regard vide.
— Je pourrais continuer encore longtemps comme ça, reprit-elle. CalTel, Sorohan… la liste est longue. Si le cas ne s’était présenté que deux ou trois fois, on pourrait peut-être envisager une coïncidence, mais là, on parle de six mois de transactions identiques… Non, il n’y a aucun doute : quelqu’un profitait secrètement des informations privilégiées de mon père. Et à mon avis, ces données sont suffisamment significatives pour que les autorités exigent la levée du secret bancaire dans le cadre d’une procédure pénale.
Elle tapota la seconde colonne du rapport.
— Ici, c’est le numéro de compte de l’imitateur. Vous le reconnaissez ?
La mâchoire crispée, Rousseau contempla la page.
— Comment avez-vous obtenu cette information ?
— Vous seriez surpris par l’étendue des informations auxquelles j’ai accès. Et des dégâts qu’elles peuvent causer.
— Si vous dénoncez cet imitateur, quelle que soit son identité, vous ferez apparaître au grand jour d’autres activités illégales de Sal. Il sera de nouveau traduit en justice, renvoyé en prison… Vous seriez prête à faire courir ce risque à votre propre père ?
Harry haussa les épaules.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Nous n’avons jamais été proches.
Il la regarda un long moment.
— Si je vous suis bien, vous m’accusez d’avoir exploité la malhonnêteté de Sal, et en échange de votre silence, je suis censé vider son compte bancaire et vous remettre l’argent ?
Un petit rire incrédule lui échappa.
— Autant vous prévenir tout de suite, mademoiselle Martinez, c’est impossible. Je ne pourrais pas le faire même si je le voulais. Pour retirer ces fonds, Sal doit se présenter en personne devant son chargé de clientèle. Le dispositif est beaucoup plus sécurisé que vous ne semblez le croire.
— Oh, je le sais. Et ne vous inquiétez pas, je ne vais pas vous demander de me donner l’argent.
— Ah non ?
Elle lui sourit.
— Comme vous l’avez vous-même souligné, vous n’êtes pas en mesure de contourner les mesures de sécurité instaurées par votre établissement.
— C’est exact. Heureux de voir que nous nous comprenons.
— En vérité, ce que j’attends de vous est nettement plus simple, déclara Harry. Il faudrait juste échanger certains fichiers.
Le regard de Rousseau se teinta de méfiance.
— Quels fichiers ?
Harry replia les rapports pour les glisser dans l’enveloppe.
— Cet après-midi, j’ai ouvert un compte à la Rosenstock, expliqua-t-elle. A cet effet, j’ai dû remplir un formulaire comportant les rubriques habituelles : nom, adresse, signature… Ce genre de choses. Ensuite, ma photo a été agrafée au document et des copies de mes papiers personnels y ont été jointes – factures, avis d’imposition, etc.
Elle scella le rabat de l’enveloppe.
— Pour finir, mon dossier a été rangé dans une boîte d’archives comportant mon nouveau numéro de compte.
Rousseau hocha la tête.
— Votre dossier personnel. C’est la procédure standard.
— En effet, c’est ce qu’on m’a dit. Et apparemment, l’identité du détenteur d’un compte numéroté ne figure nulle part ailleurs.
De nouveau, Rousseau hocha la tête, plus lentement cette fois.
— Donc, poursuivit Harry, il existe dans cette banque une boîte semblable sur laquelle est inscrit le numéro de compte de mon père. Et qui contient des renseignements d’ordre privé. Son nom, sa photo, sa signature, des photocopies de ses factures de gaz et d’électricité…
Sans la quitter des yeux, Rousseau avala un peu de whiskey.
— Vous voyez où je veux en venir, n’est-ce pas ?
Elle sourit.
— Je veux que vous échangiez nos dossiers.
— C’est impossible.
— Certainement pas, rétorqua Harry. Il vous suffit de prendre les documents dans la boîte de mon père et de les remplacer par les miens. De cette façon, lorsque j’irai demain retirer son argent, tout indiquera qu’il s’agit de mon compte.
— Le gestionnaire de Sal ne sera pas dupe. Il ne se contentera pas du dossier pour vérifier votre identité.
— Mon père et lui ne se sont jamais rencontrés. Quand vous avez obtenu votre promotion, mon père avait déjà cessé d’utiliser ce compte. Après, bien sûr, il a été arrêté. Il n’a pas remis les pieds aux Bahamas depuis une éternité. En huit ans, personne n’a eu la moindre raison d’ouvrir son dossier.
— Mais votre photo…
— C’est celle de mon passeport, et elle est suffisamment ancienne pour ne pas éveiller les soupçons. Elle pourrait très bien avoir été fournie il y a neuf ans.
A ces mots, Rousseau se fendit d’un petit sourire suffisant.
— Je n’en doute pas. Sauf qu’elle a été signée par votre gestionnaire de compte. Or, tous les papiers dans le dossier de votre père, y compris les relevés de transactions et les mémos, comportent ma signature. Je ne vois pas comment contourner le problème.
Harry lui sourit en retour.
— Si je me souviens bien, il y a sur le formulaire un espace réservé à une seconde signature. Lors de mon rendez-vous à la Rosenstock cet après-midi, l’assistant de la chargée de clientèle n’a pas eu la possibilité de signer. Par conséquent, rien ne vous empêche d’y ajouter votre propre nom et de signer aussi la photo, n’est-ce pas ?
Rousseau s’accorda une nouvelle rasade d’alcool puis s’essuya la bouche d’un revers de main. Harry se força à conserver son sourire.
— D’autant que la présence de votre nom à côté de celui de ma chargée de clientèle ne pose pas de problème, poursuivit-elle. Par un heureux hasard, il se trouve que c’est votre ancienne chef, Glen Hamilton. Quoi de plus normal qu’à l’époque vous ayez avalisé tous les deux un formulaire pour un nouveau client ?
Les sourcils froncés, il s’empara de nouveau de la carafe.
— C’est bien joli, mais que faites-vous des ordres passés par Sal ? Ils émanaient de lui, pas de vous. Et ils s’accompagnaient de son code personnel, celui qu’il a inscrit sur son propre formulaire. Là encore, c’est un obstacle infranchissable.
— Par chance, nous avons tous les deux choisi le même code. Pirata, énonça-t-elle, le regard rivé à celui de Rousseau.
Quand elle vit briller une lueur dans les yeux du banquier, Harry sut qu’elle ne s’était pas trompée.
— Je vous répète que c’est impossible, s’obstina-t-il. Ces dossiers personnels sont conservés dans un coffre. Seuls les gestionnaires de compte ont l’autorisation de les consulter. Et comme je vous l’ai dit, je ne m’occupe plus du compte de votre père.
— Vous êtes responsable de la clientèle internationale, je suis sûre que vous pourriez y avoir accès.
— Ah oui ? Et je m’y prends comment, hein ? Je me faufile sous le nez d’une dizaine de gardes armés pour faire exploser les coffres ?
Il tira sur son nœud papillon.
— Non, si je veux voir un dossier, il faut que je passe par les circuits officiels, que j’en fasse la demande écrite. Vous croyez vraiment que je vais courir le risque de laisser une trace prouvant que j’ai eu l’occasion de les trafiquer ?
— Personne ne saura qu’ils ont été trafiqués, parce que personne ne s’apercevra de l’échange. Il n’y a plus aucune activité sur le compte de mon père. Et il n’y en aura jamais sur celui que j’ai ouvert aujourd’hui.
— Et si Sal voulait un jour récupérer ses fonds ?
— Ne vous inquiétez pas pour ça. Dès que j’aurai l’argent, je négocierai un accord avec lui. Il ne se retournera pas contre la banque car ce serait m’exposer à des poursuites, ce qu’il préférera éviter. De plus, il ne tient pas particulièrement à ébruiter l’existence de ce compte.
Elle changea de position sur son siège.
— Détendez-vous, vous ne craignez rien. La Rosenstock accorde une grande importance à la sécurité, c’est vrai, mais elle se soucie avant tout de préserver l’anonymat de ses clients. De ce point de vue, l’échange ne représente aucun danger.
Rousseau lâcha un petit rire qui sonnait faux.
— Vous avez tout prévu, hein ? Mais vous n’avez pas la moindre idée de ce que vous me demandez. Non, pas la moindre…
Il s’éloigna du bar et se mit à tourner en rond au milieu de la pièce. Enfin, il s’immobilisa en face de Harry.
— Regardez ça.
D’un grand geste, il indiqua le plafond voûté, le bureau présidentiel et les tableaux hideux, mais vraisemblablement hors de prix, accrochés aux murs.
— Vous savez par quoi j’ai dû passer pour pouvoir fréquenter des endroits tels que celui-là ? Vous savez où j’ai commencé ? Tout en bas de l’échelle, figurez-vous ! J’ai été embauché par la Rosenstock à dix-sept ans, comme garçon de courses. J’allais chercher les vêtements que les cadres avaient déposés au pressing, je leur réservais des tables dans les restaurants à la mode, je courais leur acheter des beignets pour le petit déjeuner… Et vous voulez que je vous dise pourquoi je faisais tout ça, mademoiselle Martinez ?
Il s’approcha d’elle en frappant dans ses mains.
— Parce que je tenais à me constituer un réseau. J’ai appris à me rendre utile auprès des bonnes personnes. Je me suis fait un devoir de connaître les meilleurs restaurants, les meilleures salles de spectacle, les endroits les plus originaux où emmener les clients. Je me faisais des fiches sur les principaux responsables, je notais l’anniversaire de leur femme, le prénom de leurs gosses… J’ai su devenir indispensable, ce qui m’a permis de grimper les échelons.
Quand il se pencha vers Harry, elle décela dans son haleine les relents âcres du whiskey.
— Maintenant, répondez-moi, gronda-t-il. Pourquoi voudriez-vous que je joue ma carrière en me livrant à une manœuvre suicidaire au sein de ma propre banque ?
S’efforçant de maîtriser sa peur, Harry agita l’enveloppe entre eux.
— Pensez aux conséquences pour vous si ce rapport tombait entre de mauvaises mains, dit-elle. A votre place, je limiterais les risques et j’accepterais de faire cet échange.
Il se redressa, les narines frémissantes, et Harry en profita pour descendre de son tabouret. Après avoir posé l’enveloppe sur le bar, elle se dirigea vers la porte.
— J’ai noté les numéros de compte sur la première feuille, lança-t-elle. Il faut que l’échange ait eu lieu avant l’ouverture de la banque demain matin.
Une main sur la poignée, elle se retourna au moment où Rousseau vidait son verre d’un trait.
— Une dernière chose, ajouta-t-elle. Plusieurs copies de ces rapports sont en circulation. Pour l’instant, je contrôle l’information, mais s’il m’arrivait quelque chose, soyez certain que le scandale éclaterait au grand jour.
Il la considéra longuement tout en se resservant. Harry aurait aimé que la menace soit réelle, et non formulée sous le coup d’une inspiration subite.
— Je suis sûr que vous bluffez.
— Sauf que vous oubliez un détail, rétorqua Harry. Je ne suis pas comme mon père. Moi, je ne bluffe pas.
Pour toute réponse, Philippe Rousseau se contenta de lui porter un toast en esquissant un petit sourire.