— Donc, Sal est sorti de prison…
Harry entendit des glaçons tomber dans un verre
lorsque Philippe Rousseau, qui lui tournait le dos, se servit au
petit bar situé à l’extrémité de la pièce.
Ils se trouvaient tous deux dans un salon privé
qui donnait sur le vestibule près des ascenseurs. La pièce, de
forme elliptique, se caractérisait par un plafond voûté semblable à
celui de la Grande Salle des eaux. Une imposante table de travail
trônait à l’extrémité, flanquée par les drapeaux américain et
britannique. L’agencement des lieux rappela à Harry celui du Bureau
ovale.
Elle alla se jucher sur un tabouret au
comptoir.
— Oui, déclara-t-elle. Il a été libéré hier.
Philippe Rousseau lui tendit un verre de whiskey
qu’elle déclina d’un signe de tête. Il en avala lui-même une gorgée
avant de lui faire face.
— Je croyais qu’il en avait encore pour deux ans,
observa-t-il.
— Remise de peine pour bonne conduite.
— Vous avez mentionné un accident…
— Oui, il s’est fait renverser par une Jeep.
Malgré la tension qui l’habitait, Harry était
parvenue à s’exprimer d’une voix neutre.
— Mais je suppose que vous n’êtes pas au
courant ?
Il agita son verre d’un air agacé, faisant tinter
les glaçons à l’intérieur.
Elle haussa les épaules.
— C’est simple : mon père possède un compte
numéroté dans votre banque, sur lequel se trouvent seize millions
de dollars. Je veux les récupérer.
Rousseau la considéra durant quelques instants
puis renversa la tête en arrière et éclata de rire.
— C’est pour ça que vous êtes venue ? Pour me
réclamer l’argent de votre père ? Il aurait été plus simple de
le lui demander directement, non ?
— Je vous l’ai dit, il a eu un accident. Pour le
moment, il ne peut pas m’aider.
— Comme c’est regrettable. Mais quel rapport avec
moi ?
— Mon père m’a beaucoup parlé de vous.
Harry ouvrit son sac pour en sortir la seconde
enveloppe qu’elle plaça sur le comptoir de marbre entre eux.
— Et en particulier, de votre stratégie
d’investissement, ajouta-t-elle.
Les yeux de Rousseau se posèrent brièvement sur
l’enveloppe.
— Cette stratégie ne regarde que moi.
— Pas si elle révèle que vous avez agi en
collusion avec un client accusé de délit d’initié. Vous croyez que
les dirigeants de la Rosenstock seront contents de
l’apprendre ?
Elle vit les doigts de son interlocuteur se
crisper sur son verre.
— Si vous insinuez que je faisais partie du cercle
de Sal, vous vous trompez, décréta-t-il. De plus, je suis sûr que
vous connaissez l’existence des lois sur le secret bancaire,
mademoiselle Martinez. Mes opérations sont tout ce qu’il y a de
plus confidentiel.
— Oh, je suis au courant, ne vous inquiétez pas.
Je sais aussi que la loi permet la levée de ce même secret bancaire
en cas d’activités délictuelles avérées. Comme le délit d’initié,
par exemple…
Elle balaya du regard la luxueuse suite
présidentielle.
Celui-ci plaça brutalement son verre sur le
comptoir. Quand il lui sourit, une seconde trop tard, elle
s’aperçut qu’il avait les dents de devant légèrement de
travers.
— Que voulez-vous au juste ?
Harry saisit l’enveloppe et en retira une
demi-douzaine de feuilles, qu’elle déplia avant de les parcourir
comme si elle ne connaissait pas leur contenu.
— EdenTech, ça vous dit quelque chose ?
lança-t-elle au bout d’un moment. En 1999, c’était une société de
software cotée au NASDAQ. Un groupe suisse l’a rachetée en mai de
l’année suivante. Vous voyez, là ?
Elle orienta la page vers lui en s’efforçant de
maîtriser le tremblement de ses mains. Tout en haut, on pouvait
lire : « Rosenstock Bank, Archives, Centre des opérations
réseau ». Il s’agissait de l’un des rapports envoyés par
Matilda Tomlins. Avant de partir pour le casino, Harry avait
demandé à la réceptionniste de l’hôtel Nassau Sands de lui laisser
utiliser son imprimante.
— Ce sont les opérations réalisées sur le compte
de mon père, expliqua-t-elle. Cette ligne, ici, montre que le
28 avril 2000, à 14 heures, il a acheté cent cinquante
mille actions EdenTech pour trois cent soixante-sept mille dollars.
Cette transaction a eu lieu deux semaines avant l’annonce
officielle du rachat de la société par les Suisses.
Elle indiqua une ligne plus bas sur la
liste.
— Trois semaines plus tard, il a tout revendu pour
huit cent quarante-neuf mille dollars. Un joli coup, n’est-ce
pas ?
— Et alors ?
— Tenez, un autre exemple. Boston Labs. En
mai 2000, l’entreprise était au bord de la faillite, elle ne
pouvait même plus payer ses employés. Heureusement, elle a été
rachetée par un gros consortium américain. Mais regardez, une
semaine avant l’annonce de l’offre, mon père a investi dans du
Boston Labs. Et, ô surprise, il a tout revendu quinze jours plus tard, ce qui lui a
permis de faire un profit substantiel.
— Où voulez-vous en venir ?
Rousseau saisit la carafe de cristal posée sur le
bar et se resservit.
— Personne n’ignore que Sal s’est livré au délit
d’initié, souligna-t-il.
— Je vous l’accorde. Sauf que les autorités n’ont
jamais été au courant de l’existence de ce compte. Cela dit, ces
documents ne nous apprennent rien de vraiment nouveau…
Harry feuilleta ostensiblement le rapport.
— … sinon que mon père inspirait un copieur.
Au moment de porter son verre à ses lèvres,
Rousseau suspendit son geste. Harry poursuivit :
— Quelqu’un qui reproduisait toutes ses
transactions, les achats comme les ventes. Chaque fois. Vous voulez
jeter un coup d’œil ?
Elle fit glisser le rapport vers lui. Elle avait
surligné certaines entrées au marqueur jaune.
— Moins d’une demi-heure après que mon père a
passé son ordre d’achat, cette personne a acquis soixante-quinze
mille actions EdenTech. Mon père a vendu les siennes le 15 mai
à 15 h 20. Cinq minutes plus tard, notre copieur vendait
lui aussi ses titres. Même chose pour Boston Labs, continua-t-elle
après avoir tourné une page. Il s’est écoulé exactement six minutes
entre le moment où mon père a investi dans cette société et celui
où l’imitateur a acquis soixante mille titres. Il les a revendus
trois minutes après mon père.
Elle scruta les traits de son interlocuteur. Il
avait le regard vide.
— Je pourrais continuer encore longtemps comme ça,
reprit-elle. CalTel, Sorohan… la liste est longue. Si le cas ne
s’était présenté que deux ou trois fois, on pourrait peut-être
envisager une coïncidence, mais là, on parle de six mois de
transactions identiques… Non, il n’y a aucun doute : quelqu’un
profitait secrètement des informations privilégiées de mon père. Et à mon avis, ces données
sont suffisamment significatives pour que les autorités exigent la
levée du secret bancaire dans le cadre d’une procédure
pénale.
Elle tapota la seconde colonne du rapport.
— Ici, c’est le numéro de compte de l’imitateur.
Vous le reconnaissez ?
La mâchoire crispée, Rousseau contempla la
page.
— Comment avez-vous obtenu cette
information ?
— Vous seriez surpris par l’étendue des
informations auxquelles j’ai accès. Et des dégâts qu’elles peuvent
causer.
— Si vous dénoncez cet imitateur, quelle que soit
son identité, vous ferez apparaître au grand jour d’autres
activités illégales de Sal. Il sera de nouveau traduit en justice,
renvoyé en prison… Vous seriez prête à faire courir ce risque à
votre propre père ?
Harry haussa les épaules.
— Que voulez-vous que je vous dise ? Nous
n’avons jamais été proches.
Il la regarda un long moment.
— Si je vous suis bien, vous m’accusez d’avoir
exploité la malhonnêteté de Sal, et en échange de votre silence, je
suis censé vider son compte bancaire et vous remettre
l’argent ?
Un petit rire incrédule lui échappa.
— Autant vous prévenir tout de suite, mademoiselle
Martinez, c’est impossible. Je ne pourrais pas le faire même si je
le voulais. Pour retirer ces fonds, Sal doit se présenter en
personne devant son chargé de clientèle. Le dispositif est beaucoup
plus sécurisé que vous ne semblez le croire.
— Oh, je le sais. Et ne vous inquiétez pas, je ne
vais pas vous demander de me donner l’argent.
— Ah non ?
Elle lui sourit.
— Comme vous
l’avez vous-même souligné, vous n’êtes pas en mesure de contourner
les mesures de sécurité instaurées par votre établissement.
— C’est exact. Heureux de voir que nous nous
comprenons.
— En vérité, ce que j’attends de vous est
nettement plus simple, déclara Harry. Il faudrait juste échanger
certains fichiers.
Le regard de Rousseau se teinta de méfiance.
— Quels fichiers ?
Harry replia les rapports pour les glisser dans
l’enveloppe.
— Cet après-midi, j’ai ouvert un compte à la
Rosenstock, expliqua-t-elle. A cet effet, j’ai dû remplir un
formulaire comportant les rubriques habituelles : nom,
adresse, signature… Ce genre de choses. Ensuite, ma photo a été
agrafée au document et des copies de mes papiers personnels y ont
été jointes – factures, avis d’imposition, etc.
Elle scella le rabat de l’enveloppe.
— Pour finir, mon dossier a été rangé dans une
boîte d’archives comportant mon nouveau numéro de compte.
Rousseau hocha la tête.
— Votre dossier personnel. C’est la procédure
standard.
— En effet, c’est ce qu’on m’a dit. Et
apparemment, l’identité du détenteur d’un compte numéroté ne figure
nulle part ailleurs.
De nouveau, Rousseau hocha la tête, plus lentement
cette fois.
— Donc, poursuivit Harry, il existe dans cette
banque une boîte semblable sur laquelle est inscrit le numéro de
compte de mon père. Et qui contient des renseignements d’ordre
privé. Son nom, sa photo, sa signature, des photocopies de ses
factures de gaz et d’électricité…
Sans la quitter des yeux, Rousseau avala un peu de
whiskey.
— Vous voyez où je veux en venir, n’est-ce
pas ?
— Je veux que vous échangiez nos dossiers.
— C’est impossible.
— Certainement pas, rétorqua Harry. Il vous suffit
de prendre les documents dans la boîte de mon père et de les
remplacer par les miens. De cette façon, lorsque j’irai demain
retirer son argent, tout indiquera qu’il s’agit de mon
compte.
— Le gestionnaire de Sal ne sera pas dupe. Il ne
se contentera pas du dossier pour vérifier votre identité.
— Mon père et lui ne se sont jamais rencontrés.
Quand vous avez obtenu votre promotion, mon père avait déjà cessé
d’utiliser ce compte. Après, bien sûr, il a été arrêté. Il n’a pas
remis les pieds aux Bahamas depuis une éternité. En huit ans,
personne n’a eu la moindre raison d’ouvrir son dossier.
— Mais votre photo…
— C’est celle de mon passeport, et elle est
suffisamment ancienne pour ne pas éveiller les soupçons. Elle
pourrait très bien avoir été fournie il y a neuf ans.
A ces mots, Rousseau se fendit d’un petit
sourire suffisant.
— Je n’en doute pas. Sauf qu’elle a été signée par
votre gestionnaire de compte. Or, tous les papiers dans le dossier
de votre père, y compris les relevés de transactions et les mémos,
comportent ma signature. Je ne vois pas comment contourner le
problème.
Harry lui sourit en retour.
— Si je me souviens bien, il y a sur le formulaire
un espace réservé à une seconde signature. Lors de mon rendez-vous
à la Rosenstock cet après-midi, l’assistant de la chargée de
clientèle n’a pas eu la possibilité de signer. Par conséquent, rien
ne vous empêche d’y ajouter votre propre nom et de signer aussi la
photo, n’est-ce pas ?
Rousseau s’accorda une nouvelle rasade d’alcool
puis s’essuya la bouche d’un revers de main. Harry se força à
conserver son sourire.
— D’autant
que la présence de votre nom à côté de celui de ma chargée de
clientèle ne pose pas de problème, poursuivit-elle. Par un heureux
hasard, il se trouve que c’est votre ancienne chef, Glen Hamilton.
Quoi de plus normal qu’à l’époque vous ayez avalisé tous les deux
un formulaire pour un nouveau client ?
Les sourcils froncés, il s’empara de nouveau de la
carafe.
— C’est bien joli, mais que faites-vous des ordres
passés par Sal ? Ils émanaient de lui, pas de vous. Et ils
s’accompagnaient de son code personnel, celui qu’il a inscrit sur
son propre formulaire. Là encore, c’est un obstacle
infranchissable.
— Par chance, nous avons tous les deux choisi le
même code. Pirata, énonça-t-elle, le regard rivé à celui de
Rousseau.
Quand elle vit briller une lueur dans les yeux du
banquier, Harry sut qu’elle ne s’était pas trompée.
— Je vous répète que c’est impossible,
s’obstina-t-il. Ces dossiers personnels sont conservés dans un
coffre. Seuls les gestionnaires de compte ont l’autorisation de les
consulter. Et comme je vous l’ai dit, je ne m’occupe plus du compte
de votre père.
— Vous êtes responsable de la clientèle
internationale, je suis sûre que vous pourriez y avoir accès.
— Ah oui ? Et je m’y prends comment,
hein ? Je me faufile sous le nez d’une dizaine de gardes armés
pour faire exploser les coffres ?
Il tira sur son nœud papillon.
— Non, si je veux voir un dossier, il faut que je
passe par les circuits officiels, que j’en fasse la demande écrite.
Vous croyez vraiment que je vais courir le risque de laisser une
trace prouvant que j’ai eu l’occasion de les trafiquer ?
— Personne ne saura qu’ils ont été trafiqués,
parce que personne ne s’apercevra de l’échange. Il n’y a plus
aucune activité sur le compte de mon père. Et il n’y en aura jamais
sur celui que j’ai ouvert aujourd’hui.
— Et si Sal voulait un jour récupérer ses
fonds ?
— Ne vous
inquiétez pas pour ça. Dès que j’aurai l’argent, je négocierai un
accord avec lui. Il ne se retournera pas contre la banque car ce
serait m’exposer à des poursuites, ce qu’il préférera éviter. De
plus, il ne tient pas particulièrement à ébruiter l’existence de ce
compte.
Elle changea de position sur son siège.
— Détendez-vous, vous ne craignez rien. La
Rosenstock accorde une grande importance à la sécurité, c’est vrai,
mais elle se soucie avant tout de préserver l’anonymat de ses
clients. De ce point de vue, l’échange ne représente aucun
danger.
Rousseau lâcha un petit rire qui sonnait
faux.
— Vous avez tout prévu, hein ? Mais vous
n’avez pas la moindre idée de ce que vous me demandez. Non, pas
la moindre…
Il s’éloigna du bar et se mit à tourner en rond au
milieu de la pièce. Enfin, il s’immobilisa en face de Harry.
— Regardez ça.
D’un grand geste, il indiqua le plafond voûté, le
bureau présidentiel et les tableaux hideux, mais vraisemblablement
hors de prix, accrochés aux murs.
— Vous savez par quoi j’ai dû passer pour pouvoir
fréquenter des endroits tels que celui-là ? Vous savez où j’ai
commencé ? Tout en bas de l’échelle, figurez-vous ! J’ai
été embauché par la Rosenstock à dix-sept ans, comme garçon de
courses. J’allais chercher les vêtements que les cadres avaient
déposés au pressing, je leur réservais des tables dans les
restaurants à la mode, je courais leur acheter des beignets pour le
petit déjeuner… Et vous voulez que je vous dise pourquoi je faisais
tout ça, mademoiselle Martinez ?
Il s’approcha d’elle en frappant dans ses
mains.
— Parce que je tenais à me constituer un réseau.
J’ai appris à me rendre utile auprès des bonnes personnes. Je me
suis fait un devoir de connaître les meilleurs restaurants, les
meilleures salles de spectacle, les endroits les plus originaux où
emmener les clients. Je me faisais des fiches sur les
principaux responsables, je notais l’anniversaire de leur femme, le prénom de leurs
gosses… J’ai su devenir indispensable, ce qui m’a permis de grimper
les échelons.
Quand il se pencha vers Harry, elle décela dans
son haleine les relents âcres du whiskey.
— Maintenant, répondez-moi, gronda-t-il. Pourquoi
voudriez-vous que je joue ma carrière en me livrant à une manœuvre
suicidaire au sein de ma propre banque ?
S’efforçant de maîtriser sa peur, Harry agita
l’enveloppe entre eux.
— Pensez aux conséquences pour vous si ce rapport
tombait entre de mauvaises mains, dit-elle. A votre place, je
limiterais les risques et j’accepterais de faire cet échange.
Il se redressa, les narines frémissantes, et Harry
en profita pour descendre de son tabouret. Après avoir posé
l’enveloppe sur le bar, elle se dirigea vers la porte.
— J’ai noté les numéros de compte sur la première
feuille, lança-t-elle. Il faut que l’échange ait eu lieu avant
l’ouverture de la banque demain matin.
Une main sur la poignée, elle se retourna au
moment où Rousseau vidait son verre d’un trait.
— Une dernière chose, ajouta-t-elle. Plusieurs
copies de ces rapports sont en circulation. Pour l’instant, je
contrôle l’information, mais s’il m’arrivait quelque chose, soyez
certain que le scandale éclaterait au grand jour.
Il la considéra longuement tout en se resservant.
Harry aurait aimé que la menace soit réelle, et non formulée sous
le coup d’une inspiration subite.
— Je suis sûr que vous bluffez.
— Sauf que vous oubliez un détail, rétorqua Harry.
Je ne suis pas comme mon père. Moi, je ne bluffe pas.
Pour toute réponse, Philippe Rousseau se contenta
de lui porter un toast en esquissant un petit sourire.