— Heure estimée d’arrivée, quinze minutes, annonça
Dillon.
A la façon dont il écrasait la pédale
d’accélérateur, Harry n’en doutait pas. Quand il se déporta
brusquement vers la file extérieure, elle agrippa à deux mains la
poignée de la portière. S’il remarqua sa réaction de peur, il n’en
laissa rien transparaître.
Peu à peu, cependant, alors que la Lexus fonçait
sur la route déserte, Harry sentit sa tension se relâcher. Bercée
par la chaleur et le ronronnement du moteur, elle ferma les yeux et
cala sa nuque contre l’appuie-tête.
Elle avait passé plus d’une heure à s’entretenir
avec la police dans son appartement. Deux agents avaient répondu à
son appel : le jeune garde qui l’avait déjà interrogée à
Pearse Station et un inspecteur en civil qui ne s’était pas
présenté. Seul le plus jeune avait parlé ; l’autre s’était
contenté de river calmement sur elle ses yeux gris alors qu’elle
répondait aux questions sur l’effraction et racontait de nouveau sa
chute à la gare.
Harry changea de position sur son siège pour
lutter contre l’engourdissement. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, il
faisait nuit noire et l’autoroute avait cédé la place à une petite
route de campagne bordée de haies épaisses.
Enfin, Dillon ralentit pour s’engager entre deux
hautes grilles en fer forgé, largement ouvertes.
— On y est, dit-il.
Derrière la
vitre, Harry vit une allée éclairée par des lanternes électriques
dont le halo éclaboussait les arbres et les buissons alentour tel
celui des projecteurs au théâtre.
Lorsque Dillon se fut garé, elle descendit puis
regarda la maison devant eux. En forme de L gigantesque, celle-ci
se distinguait également par un toit pentu, ponctué de lucarnes
pareilles à des yeux. De chaque côté du perron, des conifères
semblaient monter la garde, et Harry perçut leur senteur
piquante.
— Alors, ça te plaît ? demanda Dillon.
Il la gratifia d’un petit sourire satisfait,
manifestement comblé par sa réaction.
— Tu cherches à m’impressionner ?
répliqua-t-elle, les sourcils froncés.
— Peut-être, répondit-il en haussant les épaules.
Entre nous, quel intérêt d’avoir de l’argent si on ne sait pas le
dépenser ?
Lui posant une main sur les reins, il la guida
vers la porte.
— Allez, viens, il est grand temps que je te
l’offre, ce brandy.
A lui seul, le vestibule faisait la taille de
son appartement, constata Harry. Alors que Dillon la précédait à
l’intérieur, elle hésita en songeant à l’état de saleté dans lequel
elle se trouvait.
— Tu crois que je pourrais me nettoyer
d’abord ? lança-t-elle. Je me sens un peu crasseuse…
Avant que Dillon n’ait pu répondre, son téléphone
sonna.
— C’est Ashford, de KWC, dit-il en jetant un coup
d’œil au numéro affiché sur l’écran. Tu permets ?
Il prit la communication.
— Oui ? Dillon Fitzroy à l’appareil.
Les yeux fixés sur le sol, il écouta son
interlocuteur. De son côté, Harry scruta ses traits en se demandant
avec inquiétude ce qu’Ashford avait à dire. Puis, en se remémorant
l’agressivité de Felix Roche, elle se redressa de toute sa
hauteur.
— Merci,
c’est très aimable de votre part, déclara Dillon en la gratifiant
d’un regard appuyé. Malheureusement, Harry a eu un accident, mais
je confierai le dossier à un autre ingénieur à la première heure
lundi matin.
La réponse d’Ashford lui arracha une petite
grimace. Harry leva les mains en signe de protestation. Elle était
tout à fait capable de terminer ce travail, bon sang !
Cependant, Dillon l’ignora.
— Non, non, elle va bien, reprit-il. Rien de
grave.
Le coup d’œil qu’il jeta à Harry se teintait cette
fois de perplexité.
— Oui, j’en suis sûr, continua-t-il. Non, elle
n’est pas à l’hôpital. Elle transmettra toutes les informations
nécessaires à Imogen Brady dès lundi matin.
La conversation se poursuivit encore quelques
instants, puis Dillon coupa la communication. Il paraissait
pensif.
— Je ne vois pas ce qui m’empêche de faire le test
de pénétration, déclara-t-elle.
— N’insiste pas, d’accord ?
— Pourquoi ? Qu’est-ce qu’il a
dit ?
— Il s’est excusé pour ce qui s’est passé
aujourd’hui. D’après lui, tu n’y es pour rien.
Les bras croisés, il la considéra avec
attention.
— Il m’a semblé préoccupé à ton sujet. Et
particulièrement choqué d’apprendre que tu avais eu un accident.
Vous vous connaissiez, tous les deux ?
Les sourcils froncés, Harry secoua la tête. Puis
elle se rappela les quelques mots échangés avec le président de
KWC.
— Non, mais il connaissait mon père. Depuis
longtemps, si j’ai bien compris.
— Ah.
Dillon consulta sa montre.
— Bon, il faut que je donne quelques coups de
téléphone. Va donc le prendre, ce bain. En haut de l’escalier,
deuxième porte à gauche. Tu trouveras des tenues de rechange dans
la penderie.
Sur ces mots, il s’éclipsa dans la pièce derrière
lui.
Harry gravit
l’escalier en examinant son reflet dans les miroirs qui tapissaient
les murs. Cheveux en bataille, traînées noires sur le visage,
vêtements chiffonnés… Elle avait l’air d’une adolescente après une
fugue qui aurait mal tourné.
Lorsqu’elle eut ouvert la porte indiquée par
Dillon, un petit sifflement admiratif s’échappa de ses lèvres. Elle
avait logé dans des chambres d’hôtel cinq étoiles bien moins
luxueuses ! Elle posa sa sacoche sur l’immense lit, et elle
s’ap prêtait à s’y allonger quelques minutes quand son portable
sonna.
— Allô ?
— Bonsoir, c’est Sandra Nagle, du service clients
de la banque Sheridan. Pourrais-je parler à Mlle Harry
Martinez, s’il vous plaît ?
Comme s’il la brûlait, Harry écarta brusquement le
combiné. Merde ! C’était la chef de service qu’elle avait
embobinée l’après-midi même… Celle-ci avait-elle réussi à retrouver
sa trace ? Appelait-elle pour lui passer un savon ?
Embarrassée, elle plaqua de nouveau le portable contre son
oreille.
— Mademoiselle Martinez ?
— Euh, oui, c’est moi.
Harry s’assit au bord du lit.
— Eh bien, voilà, il se trouve que nos rapports
ont fait apparaître une petite anomalie sur votre compte courant,
et j’aimerais vérifier certains détails avec vous, si cela ne vous
dérange pas.
— Ah bon ? s’étonna Harry. Quel genre
d’anomalie ?
— J’aurais juste besoin que vous me confirmiez le
montant du dépôt effectué aujourd’hui.
— Quel dépôt ?
La question fut suivie d’un court silence.
— D’après nos informations, douze millions d’euros
ont été virés sur votre compte courant cet après-midi.
Harry sentit ses yeux s’arrondir de
surprise.
— Quoi ?
— Ce montant est-il incorrect ?
— Peut-être a-t-elle été déposée par un tiers,
alors ?
Un tiers… Harry sentit un grand froid
l’envahir.
— Je ne suis pas au courant, déclara-t-elle. Mais
je suppose que vous pouvez vérifier la provenance de cet argent,
non ?
A l’autre bout de la ligne, Sandra Nagle
s’éclaircit la gorge.
— A vrai dire, c’est là que réside
l’anomalie, j’en ai peur.
— Comment ça ?
— Nos archives semblent incomplètes. Vos
transactions récentes apparaissent sur mon écran, devant moi, et le
dépôt y figure aussi, sauf qu’il ne s’accompagne d’aucune autre
information. En général, nous pouvons savoir s’il s’agit d’un
chèque, d’un virement en ligne ou autre, mais là, rien n’est
inscrit.
— Même pas la référence d’une banque ? Ou
d’un compte ?
— Non. Il n’y a que le montant. Douze
millions.
Cette fois, Harry s’allongea sur le lit. Que
signifiait cette histoire complètement farfelue ?
— Ces douze millions ne m’appartiennent pas,
décréta-t-elle. Je n’en veux pas.
A peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle
sentit son interlocutrice se crisper.
— Je crains de ne pas pouvoir vous aider, répliqua
Sandra Nagle. L’argent a déjà été crédité sur votre compte.
— Mais enfin, c’est ridicule ! s’exclama
Harry, qui ferma les yeux et se pinça l’arête du nez. On ne dépose
pas douze millions d’euros sur un compte comme ça, sans laisser de
traces ! Vous ne plafonnez pas les sommes qu’on peut verser ou
retirer ? Personne chez vous n’est censé tirer la sonnette
d’alarme en cas de montant exceptionnel ?
— C’est bien
pour cette raison que je suis au téléphone avec vous, rétorqua
Sandra Nagle, qui, à en juger par le son de sa voix, devait serrer
les dents. De toute évidence, il y a eu un problème avec les
détails de la transaction. Je vais avertir tout de suite
l’assistance technique. En attendant, l’argent reste sur votre
compte.
— Pouvez-vous m’envoyer un relevé ?
J’aimerais avoir une preuve de cette opération.
— Je m’en occupe tout de suite, répondit la chef
de service d’un ton plus aimable.
Harry raccrocha, attrapa sa sacoche, en sortit son
ordinateur portable et le brancha sur une prise téléphonique dans
le mur. Quelques minutes plus tard, elle consultait son compte sur
le site de la Sheridan. Après avoir cliqué sur le solde, elle
contempla l’écran. Puis elle actualisa la page, pour obtenir le
même résultat.
€ 12 000 120,42
Il devait y avoir une erreur quelque part,
forcément, un dysfonctionnement au niveau des opérations de la
banque. Après tout, des bugs se produisaient parfois, même dans les
systèmes les plus sophistiqués.
Alors qu’elle examinait ses paumes sillonnées de
coupures et autres égratignures semblables à de petites morsures,
un long soupir lui échappa. Qui essayait-elle d’abuser ? Tôt
ou tard, il lui faudrait se rendre à l’évidence : il existait
bel et bien un lien entre tous les événements étranges survenus ce
jour-là. Et son instinct lui soufflait que ce lien n’était autre
que son père. De fait, elle l’avait compris à l’instant même où
l’homme de la gare lui avait chuchoté « Sorohan » à
l’oreille, car ce mot avait pris une résonance douloureuse depuis
l’arrestation de Salvador Martinez.
Au souvenir de certains titres des journaux de
l’époque – Un cercle d’initiés démasqué
dans l’opération Sorohan ; Le
leader du cercle de KWC mis en accusation –, elle
sentit son cœur se serrer. Le scandale remontait maintenant à
huit ans ; il avait
éclaté le 7 juin 2001, marquant la rupture définitive des
relations entre son père et elle.
En attendant, qui avait bien pu organiser le
transfert de ces douze millions d’euros ? Certainement pas
lui. Il était enfermé dans la prison d’Arbour Hill, où Harry
doutait que l’on autorise les détenus à effectuer des transactions
bancaires par Internet. Déroutée, elle éteignit son ordinateur. Non
seulement quelqu’un avait crédité son compte d’une somme
exorbitante, mais cette mystérieuse personne ne tenait
manifestement pas à se faire connaître. Pourquoi ? Décidément,
cela n’avait aucun sens.
Renonçant à comprendre, elle se leva pour se
rendre dans la salle de bains attenante. Découragée d’avance par
l’aspect ultrasophistiqué de la douche à jets multiples, elle se
dirigea droit vers la baignoire encastrée dont elle ouvrit en grand
les robinets.
Une fois déshabillée, elle s’examina dans le
miroir en pied. Son corps était couvert d’ecchymoses sombres, des
griffures lui zébraient les joues et, dans son visage noir de
crasse, ses yeux semblaient agrandis par l’angoisse. Elle
ressemblait à l’un de ces gamins d’autrefois qui ramonaient les
cheminées.
Avec d’infinies précautions, elle s’immergea dans
l’eau chaude. Puis, les paupières closes, elle laissa son esprit
vagabonder. Curieusement, au lieu de se concentrer sur son père ou
sur les douze millions d’euros, ses pensées la ramenèrent à Dillon
– non pas l’homme qui se trouvait en ce moment même au
rez-de-chaussée, occupé à négocier une affaire au téléphone, mais
le garçon de vingt et un ans qui était un jour entré dans sa
chambre pour la raisonner.