— Felix Roche est mort.
Harry se redressa en sursaut dans son lit.
— Quoi ?
— Un incendie s’est déclaré dans son appartement
hier soir, alors qu’il dormait à l’intérieur.
Jude Tiernan parlait à voix basse dans le combiné,
comme s’il ne voulait pas qu’on l’entende.
— La police est sur place, reprit-il. Jusque-là,
j’ai réussi à ne pas mentionner votre nom, mais ce ne sera pas
facile de conserver le secret. Ce foutu inspecteur est comme un
chat qui guette patiemment une souris…
Une vague de nausée submergea Harry, qui se força
à avaler sa salive.
— Est-ce que… c’est un accident ?
— Pour le moment, les flics n’ont pas évoqué
d’autre hypothèse. Mais ils posent beaucoup de questions.
Merde, merde et merde. La main gauche plaquée sur
son ventre, Harry ferma les yeux. Elle ne pouvait pas croire que
Felix Roche soit mort. Tiernan lui avait parlé à peine quelques
heures plus tôt, bon sang !
— Harry ? Vous êtes toujours là ?
— Mmm…
Machinalement, elle avait commencé à se balancer
d’avant en arrière. La veille, Felix Roche avait annoncé au
Prophète qu’il connaissait son identité. Et dans la nuit, il avait
perdu la vie.
Elle se
représenta le banquier tel qu’il lui était apparu chez KWC :
enveloppé, asthmatique, odieux… S’il lui avait inspiré une
antipathie immédiate, elle ne lui avait cependant jamais souhaité
de mal ! D’autant qu’elle avait désespérément besoin de savoir
quelles informations il détenait.
Un souvenir lui revint soudain en mémoire, et elle
s’immobilisa.
— Je lui ai téléphoné hier soir, dit-elle.
A l’autre bout de la ligne, le silence se
prolongea quelques secondes.
— Vous avez fait quoi ?
— Il était tard, presque deux heures du matin,
expliqua-t-elle. Je n’arrivais pas à dormir.
Elle se revit assise dans le noir au bord de son
lit, écoutant la sonnerie se répéter, espérant que Roche allait
finir par décrocher.
— Que s’est-il passé ? demanda Jude.
— Rien. Il n’a pas répondu.
Elle frissonna sous son tee-shirt qui, humide de
sueur, lui semblait glacé.
— Peut-être qu’il était déjà mort…
— Dieu seul le sait. Quoi qu’il en soit, c’est une
chance pour vous qu’il n’ait pas répondu.
— Je le regrette, au contraire. Il avait découvert
qui est le Prophète.
— Entre nous, j’ai l’impression que plus vous
essayez de cerner cet individu, plus vous vous exposez au danger,
répliqua Jude Tiernan d’un ton brusque. Franchement, si j’étais
vous, j’arrêterais les frais.
Harry fronça les sourcils, déconcertée par son
intonation. Fallait-il déceler dans ces propos une inquiétude
réelle ou une menace ? Elle prit une profonde inspiration.
Non, Tiernan l’avait aidée la veille, et il avait pris un gros
risque en livrant à Felix Roche des informations confidentielles.
Songeuse, elle contempla le sol.
Un risque
moindre, toutefois, s’il avait la certitude que quelques heures
plus tard ce même Felix Roche ne serait plus de ce monde…
— Vous comptez aller trouver la police ?
s’enquit-il d’une voix neutre.
— Je ne leur dirai rien sur mon père, en tout cas.
Je ne peux pas.
Parler lui coûtait, à présent. Elle avait la
bouche tellement sèche que chaque mot prenait une résonance
cassante.
— Il est un peu tard pour se préoccuper de lui,
non ? De toute façon, quelle importance ? Je croyais que
vous le détestiez…
— Non, je ne le déteste pas, affirma-t-elle sans
conviction. C’est toujours mon père.
— Et s’il est impliqué dans un
meurtre ?
Une brusque sensation de vertige s’empara de
Harry. Elle n’eut que le temps de lâcher le combiné pour se
précipiter à la salle de bains, où elle vomit jusqu’à en avoir la
gorge brûlante. Tremblante de la tête aux pieds, elle agrippa la
bordure du lavabo en attendant que les spasmes se calment. Enfin,
elle s’aspergea le visage d’eau froide avant de retourner se
blottir sous sa couette. Alors seulement, elle récupéra son
téléphone, mais Jude avait coupé la communication.
Et maintenant ? Elle n’avait plus aucune
piste à explorer. La seule personne qui connaissait l’identité
du Prophète était morte. Et Harry ne pouvait se défaire du
funeste pressentiment qu’elle serait la prochaine sur la
liste.
Elle se roula en boule et souffla sur ses mains
pour les réchauffer. A cause du manque de sommeil, il lui
semblait que ses membres pesaient des tonnes. Après son coup de fil
à Felix Roche, la veille, elle s’était installée devant
son ordinateur pour essayer d’évaluer les défenses
d’anon.obfusc, le remailer anonyme utilisé par le Prophète. Des
heures durant, elle avait tâtonné, multipliant les tentatives pour
s’introduire dans le système, mais le périmètre de sécurité du serveur s’était
révélé inattaquable. Et il n’était pas question de recourir au
social engineering ; les spécialistes de la sécurité qui
travaillaient pour les serveurs étaient tous particulièrement
sensibilisés à ce type d’approche manipulatrice. Aux environs de
6 heures du matin, Harry en était arrivée à la conclusion que
Felix Roche devait avoir un complice parmi eux, chargé de le
renseigner. Cette pensée l’avait découragée. Le remailer passait
par plusieurs pays ; dans ces conditions, identifier le
contact de Roche tenait quasiment de l’impossible.
Elle se nicha plus profondément sous la couette.
La lumière du jour filtrait à travers les rideaux, et Harry ferma
les yeux pour ne plus la voir. Les membres du cercle croyaient-ils
qu’elle avait délibérément détourné leur argent ? Mais elle
était prête à le leur rendre sur-le-champ si cela pouvait lui
permettre de vivre en paix !
Ses paupières se soulevèrent brusquement alors
qu’une idée prenait forme dans son esprit. Rendre l’argent…
Pourquoi pas ? Si le Prophète récupérait ses fonds, il ne
manquerait pas de la laisser tranquille par la suite. Après tout,
puisqu’elle ignorait son identité, elle ne constituait pas une
menace pour lui.
Elle s’assit dans son lit. Sa sensation de nausée
s’était dissipée et elle ne transpirait plus. Soulagée, elle rejeta
la couette puis s’élança dans le couloir pour rejoindre son bureau.
Son ordinateur était en mode veille ; elle s’assit devant en
s’assouplissant les doigts.
Le ton employé dans le message était
crucial : elle devait donner l’impression de maîtriser la
situation, de savoir parfaitement ce qu’elle faisait. Les
battements de son cœur s’accélérèrent lorsqu’elle entreprit de
rédiger l’e-mail. Elle fut obligée de recommencer plusieurs fois
avant d’obtenir un résultat acceptable. Si la dernière version ne
la satisfaisait pas entièrement, du moins avait-elle le mérite
d’être claire.
J’ai vos 12 millions d’euros. Si vous les
voulez, dites-moi où les expédier. Une condition : rappelez
vos hommes de main et ne m’approchez plus. Je ne représente pas le
moindre danger pour vous : je ne servirais pas les intérêts de
mon père en allant trouver la police. Et vous ne serviriez pas les
vôtres en lui offrant mon cadavre.
Harry Martinez
Elle aurait aimé se montrer plus ferme, plus
assurée, mais bon, elle n’était pas franchement en position de
force. Lorsqu’elle aurait procédé au transfert de l’argent, il ne
lui resterait plus aucun moyen de pression.
Après avoir tapé l’adresse du Prophète, elle
hésita une fraction de seconde. Enfin, elle appuya sur Envoi.
Adossée à son siège, elle relâcha son souffle. Au
même moment, la sonnerie du téléphone retentit.
— Allô ?
— Salut.
En reconnaissant la voix de Dillon, Harry
sourit.
— Salut.
— Comment tu te sens ?
— Oh, ça va, répondit-elle d’un ton qui lui parut
sonner faux.
— Ah oui ? Je n’en suis pas si sûr…
— Ne t’inquiète pas.
De nouveau, elle parcourut son texte.
— Cela dit, je ferais peut-être mieux de
m’accorder un ou deux jours de congé, si tu n’y vois pas
d’inconvénient.
— Tu n’as même pas besoin de demander, Harry, tu
le sais très bien. Oublie le bureau pour le moment. Imogen a envoyé
le rapport Sheridan et tout se passe au mieux. Il n’y aura pas de
suivi, alors prends tout le temps qu’il te faudra.
Harry fronça les sourcils. Pas de suivi… Cette
remarque la troubla sans qu’elle puisse se l’expliquer.
— Merci, Dillon.
— Que penserais-tu de venir dîner à la maison ce
soir ? Je m’occupe de tout.
L’invitation
la ramena à son expérience effrayante au cœur du labyrinthe, et
elle sentit sa bouche s’assécher.
— Désolé, c’était idiot, reprit Dillon un instant
plus tard. Tu n’as sûrement aucune envie de te retrouver chez moi.
C’est juste que… je ne voudrais pas que tu restes sur un mauvais
souvenir.
— Entendu, je viendrai, répondit-elle en
s’efforçant de surmonter le trouble suscité par cette perspective.
C’est drôle, j’ignorais que tu savais faire la cuisine.
— Disons plutôt que je sais réchauffer les plats.
C’est ma femme de ménage qui les prépare, ajouta-t-il, et à son
intonation Harry devina qu’il souriait. Je passerai te chercher à
19 heures, d’accord ?
Au souvenir du trajet mouvementé qu’elle avait
effectué avec lui deux jours plus tôt, Harry grimaça.
— Ce serait peut-être mieux si je prenais ma
voiture, répliqua-t-elle. J’ai quelques petites choses à régler
avant. 20 h 30, ça te va ?
— C’est parfait. Bon, je vais te redonner les
indications, vu que tu t’es endormie sur ton siège la dernière
fois…
Harry les griffonna rapidement au dos d’une
enveloppe. Puis, après avoir raccroché, elle retourna s’asseoir sur
son lit en se demandant quelle tenue choisir. Il lui fallait
prendre sur elle pour ne pas laisser son imagination s’emballer à
l’idée de la soirée à venir et de son éventuel dénouement. Pour le
moment, elle n’avait pas intérêt à s’embarrasser des complications
forcément liées à une aventure avec son patron.
La dernière fois où elle s’était mise en frais
pour lui remontait à l’été précédent. Il l’avait appelée un jour
pour lui offrir un poste, quinze ans tout juste après cette visite
mémorable durant laquelle il lui avait enseigné l’éthique du
hacking. Il lui avait donné rendez-vous dans le hall de l’hôtel
Shelbourne, où ils avaient pris un café et des sandwichs en se
jaugeant mutuellement.
Harry se rappelait encore la sensation grisante
qu’elle avait éprouvée lors de cette rencontre. Le beau garçon
passionné était devenu un
homme d’autant plus séduisant qu’il avait encore gagné en
assurance. Le feu qui couvait en lui, et qu’il avait manifestement
appris à dissimuler, faisait encore parfois briller ses prunelles.
Devant tant de maîtrise, Harry avait eu l’impression de redevenir
une adolescente mal fagotée et peu sûre d’elle.
Le bip de son ordinateur la tira de sa rêverie et
elle consulta de nouveau sa boîte aux lettres. Un frémissement
d’excitation la parcourut. Elle avait un nouveau message.
Ravi de vous savoir aussi
raisonnable, Harry. Votre papa serait en effet très contrarié si
vous faisiez intervenir la police. Il y a pas mal de questions au
sujet de l’opération Sorohan auxquelles il ne tient sûrement pas à
répondre.
Nous allons donc suivre
votre suggestion : mon argent en échange de votre
tranquillité.
Mais ne vous avisez pas de
me trahir. Votre père m’a doublé autrefois et je ne voudrais pas
qu’il vous prenne l’idée de l’imiter. Surtout, pas de bêtises.
Sinon, vous et tous les êtres qui vous sont chers pourriez le
regretter amèrement.
Je vous enverrai bientôt mes
instructions concernant le transfert,
Le Prophète
Les paumes moites, le souffle court, Harry relut
le message. Son plan avait-il fonctionné ? Elle se connecta
sur le site de sa banque pour vérifier le solde de son
compte.
En voyant le chiffre, elle cilla. Aussitôt, elle
rafraîchit la page web avant de la consulter à nouveau. Non, elle
ne s’était pas trompée… Un grand froid l’envahit, accompagné de la
sensation vertigineuse de chuter dans le vide.
Les douze millions avaient disparu.