Cameron se rapprocha subrepticement de la chambre,
dont la porte était entrebâillée. Il se glissa dans l’ouverture en
tendant l’oreille. Le bruit d’une respiration lui parvenait,
profonde et régulière comme celle d’une personne endormie depuis
déjà un bon moment.
Les lumières dans l’appartement du rez-de-chaussée
ne s’étaient allumées qu’après minuit. Il avait encore attendu une
heure avant de les voir s’éteindre. Alors seulement, il avait
décidé d’agir.
Il se coula hors de la chambre en rajustant sur
son épaule les brides du sac à dos, longea à pas de loup le petit
couloir sombre sur lequel donnaient la cuisine et la salle de
bains, et enfin pénétra dans le salon.
L’obscurité, encore plus épaisse qu’ailleurs, y
était presque étouffante. Pour autant qu’il s’en souvienne, la
fenêtre se trouvait droit devant lui, mais il n’aurait pu en être
sûr ; aucune lumière extérieure ne filtrait pour l’aider à se
repérer. Il attendit quelques secondes, tous les sens en éveil,
puis, les bras tendus, il avança prudemment. Ses doigts
rencontrèrent bientôt une surface lisse et froide – à
l’évidence, un revêtement de cuir. Il poursuivit sa
progression.
Soudain, ses mains heurtèrent une structure
légère, fragile, qui vacilla dangereusement. Au moment où il la
contournait, une voiture s’engagea dans la rue, ses roues
produisant un chuintement sur l’asphalte mouillé. Quand il sentit
sous ses paumes des plis de tissu épais, Cameron s’immobilisa. Bon, il avait atteint la
fenêtre. Il écarta légèrement le rideau pour laisser entrer un peu
de lumière avant d’examiner les lieux.
Combustible, oxygène, chaleur ; l’équation du
feu. Les mots résonnaient dans sa tête comme un mantra, un refrain
hypnotique et mélodieux. Il scruta la pénombre autour de lui à la
recherche de l’endroit le plus propice à ses desseins. Déterminer
le point de départ d’un feu constituait une étape cruciale, il le
savait. Pour permettre aux flammes de s’épanouir, il fallait leur
offrir toujours plus de combustible.
Il s’absorba dans la contemplation du haut plafond
victorien. Les flammes s’y propageraient plus vite que n’importe où
ailleurs dans la pièce, à condition évidemment de pouvoir monter
jusque-là… Il passa la main sur les rideaux pour en évaluer la
longueur. Bon, ils descendaient jusqu’au sol. Excellent,
songea-t-il en souriant. Ce serait le vecteur idéal.
Mais lorsqu’il effleura la cloison derrière, il ne
put réprimer une grimace de contrariété. Les murs de façade,
souvent épais, n’offraient guère de matière combustible. Une fois
que les flammes avaient consumé la peinture ou le papier peint,
elles avaient tendance à s’éteindre, sauf bien sûr si elles
trouvaient prise ailleurs. Cameron inspecta le mur adjacent et
hocha la tête. Celui-là, recouvert de larges lambris, alimenterait
le brasier jusqu’à la porte d’entrée. Parfait. Le problème de
l’issue principale était réglé.
Ses yeux s’étant accoutumés à la pénombre, Cameron
put identifier les formes plus sombres disséminées autour de lui.
Il s’aperçut alors que la structure légère qu’il avait heurtée
était un étendoir sur lequel séchaient quelques serviettes de
toilette. Quant au revêtement de cuir, c’était celui d’un canapé
qui faisait face à deux fauteuils aux lignes épurées, de style
moderne. Cette découverte le réjouit. Le rembourrage des salons
plus anciens, souvent constitué de crin de cheval, avait du mal à
prendre feu, mais la mousse à
l’intérieur des meubles de ce genre brûlerait aussi facilement que
des broussailles desséchées.
Il s’humecta les lèvres.
Combustible, oxygène, chaleur.
Il alla chercher l’étendoir pour l’emporter près
de la fenêtre. Agrippant ensuite le fauteuil le plus proche, il
entreprit de le tirer vers lui, mais les pieds grincèrent en
raclant le plancher, et il se figea. Le souffle court, il guetta
d’éventuels sons en provenance de la chambre. Rien, hormis le
bourdonnement du réfrigérateur à l’autre bout du couloir et le
gargouillement d’une tuyauterie quelque part dans l’appartement.
Cameron compta jusqu’à trente. Toujours rien. Il s’autorisa à
relâcher son souffle et s’essuya les mains sur le fond de son
pantalon. Puis, le plus discrètement possible, il amena le fauteuil
à côté de l’étendoir.
Cette manœuvre effectuée, il s’agenouilla devant
son sac, dont il retira la corbeille en osier, le journal de la
veille, les cigarettes, les allumettes et la paraffine. Après avoir
placé la corbeille vide entre le rideau et l’étendoir, il y fourra
des bandelettes de papier journal qu’il avait froissées. Il disposa
ensuite l’une des serviettes de toilette juste au-dessus et en
étendit une autre sur le fauteuil. Pour finir, il saisit le bas
d’un rideau, qu’il coinça sur l’étendoir.
Enfin, il s’accroupit pour contempler son œuvre.
Rideau, étendoir et fauteuil, désormais reliés, n’attendaient plus
pour s’enflammer que l’étincelle jaillie de la corbeille au milieu.
Cette vision suscita en lui une bouffée d’allégresse.
Il ouvrit le pot de paraffine et versa une petite
quantité de liquide dans le couvercle. Lorsqu’il en répandit
quelques gouttes sur le papier journal, le rideau et
les serviettes, une odeur âcre, métallique, lui piqua les
narines. Il se détourna le temps d’allumer une cigarette et de
l’insérer dans la pochette d’allumettes, avant de disposer le tout
au fond de la corbeille, à l’écart du papier froissé.
Bon, il
était exactement 1 h 41, constata-t-il en se redressant.
Il disposait désormais de neuf minutes pour sortir.
Il retira de sa poche les piles qu’il avait ôtées
des détecteurs de fumée et les glissa dans son sac à dos. Ensuite,
il y rangea méthodiquement le reste de ses affaires, le balança sur
son épaule et se dirigea vers la fenêtre, qu’il souleva d’une
quinzaine de centimètres pour laisser entrer l’air.
Combustible, oxygène, chaleur.
Galvanisé, il retraversa le salon. Du couloir
ombreux, il distingua la porte du petit bureau par lequel il
s’était introduit dans l’appartement. Pour l’atteindre, il n’avait
pas d’autre solution que de passer près de la chambre. Il progressa
lentement le long du mur, en prenant bien soin d’assurer son
équilibre à chaque pas.
Soudain, la sonnerie stridente d’un téléphone
déchira l’air, le faisant sursauter violemment. Merde, un boucan
pareil allait réveiller tout l’immeuble ! Le combiné devait se
trouver près de lui, probablement sur une console dans l’entrée… Se
forçant à émerger de son hébétude, Cameron se plaqua plus
étroitement contre le mur. Qui pouvait appeler en pleine nuit, nom
d’un chien ?
Le cœur battant à grands coups sourds, il guetta
le bruit d’un mouvement dans la chambre, se préparant déjà à
affronter le flot de lumière qui inonderait le couloir. Il compta
huit sonneries. Puis neuf, puis dix. Une forte odeur de
transpiration montait de sous son blouson, écœurante et aigre,
semblable à des relents d’oignons frits. Après la douzième
sonnerie, le téléphone se tut.
Cameron se sentait comme paralysé. Il compta
jusqu’à soixante avant de regarder de nouveau sa montre. Plus que
trois minutes. Au prix d’un effort désespéré, il parvint à remuer
ses jambes raidies par la tension ; il n’avait pas le choix,
il devait sortir… Au moment de passer devant la chambre, il fit une
pause pour écouter la respiration. Celle-ci suivait toujours le
même rythme régulier, imperturbable.
Il se
faufila dans le bureau, franchit prestement l’ouverture béante de
la fenêtre et sauta sur le gravier de l’autre côté. La vitre
elle-même était toujours appuyée contre le mur, à l’endroit où il
l’avait laissée, à côté des ventouses et du couteau à mastic. Il la
replaça dans l’encadrement et récupéra ses outils sans se soucier
de savoir si elle était bien fixée. Quoi qu’il en soit, toute trace
d’intrusion serait bientôt détruite.
Cameron traversa la rue en courant, s’engouffra
dans sa voiture et lança son sac sur le siège passager. Tassé
derrière le volant, il ferma les yeux. L’adrénaline lui fouettait
toujours le sang et son souffle s’échappait de ses lèvres par
saccades. Pour se calmer, il se représenta la scène qu’il venait de
quitter. Les allumettes avaient dû s’enflammer, à présent, et
embraser le journal qui, à son tour, consumerait la corbeille. Il
eut une vision des flammes s’élevant peu à peu, léchant le bas du
rideau comme pour le goûter, l’engloutissant ensuite avec voracité
sur toute sa longueur avant de s’attaquer au reste de la
pièce.
Il ouvrit les yeux et tourna la tête vers
l’appartement. Par la fente entre les rideaux, il distingua une
clarté orangée. Le cœur battant, il baissa sa vitre. La pluie avait
cessé, et les premières lueurs du feu se reflétaient déjà sur le
trottoir mouillé. Très vite, les flammes grandirent, tournoyèrent
derrière les carreaux et enlacèrent les rideaux. Il sentit sa
respiration s’accélérer tandis qu’un irrépressible sentiment
d’euphorie s’emparait de lui. Pour le moment, il comptait bien s’y
abandonner. Le dégoût de soi viendrait plus tard.
Incapable de détacher son regard du spectacle, il
vit les vitres exploser, libérant dans la nuit une épaisse fumée
noire. Du brasier émanaient des grondements et des craquements
sinistres, accompagnés de grandes gerbes d’étincelles. De son poste
d’observation, Cameron percevait la chaleur du feu sur son visage,
de même que l’odeur âcre du bois calciné. Un violent fracas résonna
soudain au moment où une partie du plafond s’effondrait. Des flammes jaillirent des fenêtres
pour s’élever toujours plus haut vers le ciel, loin au-dessus de la
rue.
Il s’efforça d’imaginer la fournaise à l’intérieur
de l’appartement ; la sensation d’étouffement, la suffocation,
les émanations nocives… Et la pensée terrifiante de mourir brûlé
vif. Un sourire s’épanouit sur ses lèvres.
Personne ne pourrait survivre à pareil
enfer.