A peine Harry eut-elle repris connaissance
qu’elle se mit à suffoquer. Elle avait la gorge à vif, les sinus en
feu et elle ne voyait rien. Un tissu lourd lui collait au visage,
imprégné d’un liquide nauséabond dont l’odeur lui rappela celle des
allume-feu. Soudain, elle comprit. Oh, Seigneur ! Le sac de
toile qui la recouvrait avait été arrosé d’essence.
Affolée, elle s’étouffa à moitié en voulant
respirer. Une douleur terrible lui vrillait la nuque et les
épaules. Elle était allongée sur le flanc, les poignets toujours
menottés dans le dos. A en juger par la dureté du sol sous
elle, elle n’était plus dans la voiture. Elle tourna la tête pour
essayer d’écarter la toile. Celle-ci se souleva légèrement,
laissant filtrer un peu d’air que Harry aspira avec avidité.
Soudain, un crissement résonna quelque part devant
elle. Puis ce fut le silence.
— Qui est là ? demanda-t-elle, incapable de
maîtriser la peur dans sa voix.
Pas de réponse. Elle s’obligea à ne pas bouger
pour éviter que la toile ne retombe sur sa bouche. De nouveau, le
même crissement s’éleva, suivi cette fois par une sorte de
sifflement. Tout son corps se raidit. Elle venait d’identifier le
bruit : son agresseur craquait des allumettes.
Lorsqu’elle s’humecta les lèvres, les émanations
âcres de l’essence lui brûlèrent la langue.
— Qu’est-ce que… qu’est-ce qui se
passe ?
De toute évidence, il se tenait tout près d’elle.
Harry s’éclaircit la gorge.
— Est-ce que… vous pourriez au moins m’enlever ce…
cette cagoule ?
— Seulement quand il sera là. Il devrait plus
tarder, il nous a suivis depuis l’aéroport.
Nouveau crissement. Que fabriquait-il avec les
allumettes enflammées ? Les éteignait-il ou les lançait-il
vers elle ? Harry s’imagina prise au piège de la toile
embrasée, incapable de s’aider de ses mains. Un cri monta dans sa
gorge, qu’elle se força à ravaler. Ce n’était pas le moment de
flancher. Il fallait qu’elle trouve un moyen de se libérer avant
l’arrivée de Jude Tiernan. Avant d’avoir à affronter deux
adversaires.
— Vous ne voulez pas desserrer les
menottes ?
Harry se cambra pour tenter d’explorer du bout des
doigts le sol derrière elle. Mais elle ne sentit rien d’autre que
de la terre battue.
— Non. C’est lui qui décide.
Doucement, elle tendit la jambe droite comme pour
s’étirer.
— Vous faites toujours ce qu’il dit ?
Elle avança encore son pied sur le sol, sans rien
rencontrer. Pour toute réponse, l’homme se contenta de gratter une
nouvelle allumette.
— Laissez-moi deviner, reprit-elle. Je parie que
vous vous chargez du sale boulot pendant qu’il s’en met plein les
poches. Je me trompe ?
Toujours pas de réponse. Elle se risqua de nouveau
à remuer la jambe. Soudain, son pied heurta quelque chose de
solide. Une clôture, peut-être.
— Qu’est-ce que ça vous rapporte ?
A peine avait-elle posé la question qu’elle
entendit le bruit d’un bouchon qu’on dévissait. Aussitôt, elle
immobilisa sa jambe.
— Pourquoi ne partez-vous pas avec l’argent ?
Je ne peux rien contre vous, de toute façon, je ne sais même pas
qui vous êtes.
Un bruissement l’avertit qu’il se rapprochait
d’elle. Brusquement, un flot de liquide froid se déversa sur sa
poitrine. Terrifiée, elle roula sur le ventre. La puanteur de
l’essence l’assaillit de plus belle, l’empêchant de respirer.
Enfin, l’homme reboucha le bidon, craqua encore
une allumette et partit d’un petit rire mauvais.
Incapable de maîtriser ses tremblements, Harry
songea soudain à son père. C’était sa faute si elle se retrouvait
dans cette situation épouvantable. Pourquoi avait-il refusé de
l’aider ? Ne l’aimait-il pas assez ? Elle aurait dû
avertir la police, quitte à le faire renvoyer en prison pour
le restant de ses jours, au lieu d’essayer de le couvrir…
Le cri qu’elle avait réussi à réprimer quelques instants plus
tôt montait de nouveau dans sa gorge, menaçant de jaillir.
Un bref sifflement résonna tout près de son
oreille. Quand elle pensa à Felix Roche, carbonisé dans son
appartement, Harry faillit vomir.
— Vous allez me brûler vive, c’est ça ?
dit-elle. Comme Felix Roche ?
— Je connais pas leur nom, répliqua-t-il. Je
connais même pas le vôtre.
Luttant contre la nausée, elle s’efforça de
réfléchir. Si elle lui disait son nom, peut-être ne pourrait-il pas
la tuer ?
— Harry, hoqueta-t-elle. Je… je m’appelle
Harry.
La note plaintive dans sa voix lui fit horreur, et
elle serra les poings derrière son dos.
— Des noms, je peux vous en donner d’autres, si
vous voulez, poursuivit-elle. Jonathan Spencer. Ça s’est passé il y
a presque neuf ans, près de l’IFSC. Vous vous souvenez de
lui ? Et mon père, Sal Martinez. Vous avez tenté de
l’assassiner la semaine dernière, devant Arbour Hill.
Il marqua une pause.
— Mais pour l’autre, vous vous gourez. C’est pas
lui que je visais, c’est vous.
Un hoquet de stupeur échappa à Harry. Ainsi,
c’était elle la cible ?
— Quand il s’est rendu compte que je fonçais sur
vous, il s’est interposé, expliqua-t-il posément avant
d’enflammer une autre allumette. Dommage qu’il soit plus là pour
vous protéger, hein ?
En un éclair, Harry revit la route déserte devant
la prison, la Jeep lancée à pleine vitesse, l’expression horrifiée
sur le visage de son père. Pour la première fois, elle envisagea la
possibilité qu’il ait pu délibérément se jeter devant le
véhicule ; qu’il ne se soit pas affalé contre elle mais qu’il
ait voulu la pousser pour la mettre à l’abri. Et lui sauver la
vie.
Le cœur pris dans un étau, elle sentit les larmes
lui monter aux yeux. Elle avait l’impression de redevenir une
petite fille ayant désespérément besoin de se réfugier dans les
bras de son papa.
Soudain, une voiture s’arrêta à proximité. Une
portière claqua. Des pas se dirigèrent vers eux, résonnant d’abord
sur une surface dure, ensuite sur quelque chose de plus mou. Enfin,
quelqu’un arracha le sac qui recouvrait la tête de Harry.
Elle cilla, éblouie, les yeux irrités par les
vapeurs d’essence. Elle gisait sur un chemin étroit,
constata-t-elle. Le blond, debout à côté d’elle, tenait un gros
bidon d’essence encore rempli aux deux tiers. A ses pieds se
trouvait un saladier en verre contenant des pochettes
d’allumettes.
Un frisson glacé lui parcourut l’échine. Alors
qu’elle avalait une grande goulée d’air frais, il lui sembla
déceler une odeur piquante étrangement familière. Elle tendit le
cou pour jeter un coup d’œil derrière elle. En fait de clôture, elle découvrit de hautes
haies, denses, impénétrables, formant tout autour d’elle une sorte
de tunnel vert sombre. Harry frémit. Elle savait où elle
était.
Au cœur d’un labyrinthe géant.