51
A peine Harry eut-elle repris connaissance qu’elle se mit à suffoquer. Elle avait la gorge à vif, les sinus en feu et elle ne voyait rien. Un tissu lourd lui collait au visage, imprégné d’un liquide nauséabond dont l’odeur lui rappela celle des allume-feu. Soudain, elle comprit. Oh, Seigneur ! Le sac de toile qui la recouvrait avait été arrosé d’essence.
Affolée, elle s’étouffa à moitié en voulant respirer. Une douleur terrible lui vrillait la nuque et les épaules. Elle était allongée sur le flanc, les poignets toujours menottés dans le dos. A en juger par la dureté du sol sous elle, elle n’était plus dans la voiture. Elle tourna la tête pour essayer d’écarter la toile. Celle-ci se souleva légèrement, laissant filtrer un peu d’air que Harry aspira avec avidité.
Soudain, un crissement résonna quelque part devant elle. Puis ce fut le silence.
— Qui est là ? demanda-t-elle, incapable de maîtriser la peur dans sa voix.
Pas de réponse. Elle s’obligea à ne pas bouger pour éviter que la toile ne retombe sur sa bouche. De nouveau, le même crissement s’éleva, suivi cette fois par une sorte de sifflement. Tout son corps se raidit. Elle venait d’identifier le bruit : son agresseur craquait des allumettes.
Lorsqu’elle s’humecta les lèvres, les émanations âcres de l’essence lui brûlèrent la langue.
— Qu’est-ce que… qu’est-ce qui se passe ?
— Rien, répondit l’homme d’un ton brusque. On attend.
De toute évidence, il se tenait tout près d’elle. Harry s’éclaircit la gorge.
— Est-ce que… vous pourriez au moins m’enlever ce… cette cagoule ?
— Seulement quand il sera là. Il devrait plus tarder, il nous a suivis depuis l’aéroport.
Nouveau crissement. Que fabriquait-il avec les allumettes enflammées ? Les éteignait-il ou les lançait-il vers elle ? Harry s’imagina prise au piège de la toile embrasée, incapable de s’aider de ses mains. Un cri monta dans sa gorge, qu’elle se força à ravaler. Ce n’était pas le moment de flancher. Il fallait qu’elle trouve un moyen de se libérer avant l’arrivée de Jude Tiernan. Avant d’avoir à affronter deux adversaires.
— Vous ne voulez pas desserrer les menottes ?
Harry se cambra pour tenter d’explorer du bout des doigts le sol derrière elle. Mais elle ne sentit rien d’autre que de la terre battue.
— Non. C’est lui qui décide.
Doucement, elle tendit la jambe droite comme pour s’étirer.
— Vous faites toujours ce qu’il dit ?
Elle avança encore son pied sur le sol, sans rien rencontrer. Pour toute réponse, l’homme se contenta de gratter une nouvelle allumette.
— Laissez-moi deviner, reprit-elle. Je parie que vous vous chargez du sale boulot pendant qu’il s’en met plein les poches. Je me trompe ?
Toujours pas de réponse. Elle se risqua de nouveau à remuer la jambe. Soudain, son pied heurta quelque chose de solide. Une clôture, peut-être.
— Qu’est-ce que ça vous rapporte ?
A peine avait-elle posé la question qu’elle entendit le bruit d’un bouchon qu’on dévissait. Aussitôt, elle immobilisa sa jambe.
— Il veille sur moi, déclara-t-il.
— Pourquoi ne partez-vous pas avec l’argent ? Je ne peux rien contre vous, de toute façon, je ne sais même pas qui vous êtes.
Un bruissement l’avertit qu’il se rapprochait d’elle. Brusquement, un flot de liquide froid se déversa sur sa poitrine. Terrifiée, elle roula sur le ventre. La puanteur de l’essence l’assaillit de plus belle, l’empêchant de respirer.
Enfin, l’homme reboucha le bidon, craqua encore une allumette et partit d’un petit rire mauvais.
Incapable de maîtriser ses tremblements, Harry songea soudain à son père. C’était sa faute si elle se retrouvait dans cette situation épouvantable. Pourquoi avait-il refusé de l’aider ? Ne l’aimait-il pas assez ? Elle aurait dû avertir la police, quitte à le faire renvoyer en prison pour le restant de ses jours, au lieu d’essayer de le couvrir… Le cri qu’elle avait réussi à réprimer quelques instants plus tôt montait de nouveau dans sa gorge, menaçant de jaillir.
Un bref sifflement résonna tout près de son oreille. Quand elle pensa à Felix Roche, carbonisé dans son appartement, Harry faillit vomir.
— Vous allez me brûler vive, c’est ça ? dit-elle. Comme Felix Roche ?
— Je connais pas leur nom, répliqua-t-il. Je connais même pas le vôtre.
Luttant contre la nausée, elle s’efforça de réfléchir. Si elle lui disait son nom, peut-être ne pourrait-il pas la tuer ?
— Harry, hoqueta-t-elle. Je… je m’appelle Harry.
La note plaintive dans sa voix lui fit horreur, et elle serra les poings derrière son dos.
— Des noms, je peux vous en donner d’autres, si vous voulez, poursuivit-elle. Jonathan Spencer. Ça s’est passé il y a presque neuf ans, près de l’IFSC. Vous vous souvenez de lui ? Et mon père, Sal Martinez. Vous avez tenté de l’assassiner la semaine dernière, devant Arbour Hill.
— L’IFSC ? Ouais, je m’en souviens. Y avait du sang partout.
Il marqua une pause.
— Mais pour l’autre, vous vous gourez. C’est pas lui que je visais, c’est vous.
Un hoquet de stupeur échappa à Harry. Ainsi, c’était elle la cible ?
— Quand il s’est rendu compte que je fonçais sur vous, il s’est interposé, expliqua-t-il posément avant d’enflammer une autre allumette. Dommage qu’il soit plus là pour vous protéger, hein ?
En un éclair, Harry revit la route déserte devant la prison, la Jeep lancée à pleine vitesse, l’expression horrifiée sur le visage de son père. Pour la première fois, elle envisagea la possibilité qu’il ait pu délibérément se jeter devant le véhicule ; qu’il ne se soit pas affalé contre elle mais qu’il ait voulu la pousser pour la mettre à l’abri. Et lui sauver la vie.
Le cœur pris dans un étau, elle sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle avait l’impression de redevenir une petite fille ayant désespérément besoin de se réfugier dans les bras de son papa.
Soudain, une voiture s’arrêta à proximité. Une portière claqua. Des pas se dirigèrent vers eux, résonnant d’abord sur une surface dure, ensuite sur quelque chose de plus mou. Enfin, quelqu’un arracha le sac qui recouvrait la tête de Harry.
Elle cilla, éblouie, les yeux irrités par les vapeurs d’essence. Elle gisait sur un chemin étroit, constata-t-elle. Le blond, debout à côté d’elle, tenait un gros bidon d’essence encore rempli aux deux tiers. A ses pieds se trouvait un saladier en verre contenant des pochettes d’allumettes.
Un frisson glacé lui parcourut l’échine. Alors qu’elle avalait une grande goulée d’air frais, il lui sembla déceler une odeur piquante étrangement familière. Elle tendit le cou pour jeter un coup d’œil derrière elle. En fait de clôture, elle découvrit de hautes haies, denses, impénétrables, formant tout autour d’elle une sorte de tunnel vert sombre. Harry frémit. Elle savait où elle était.
Au cœur d’un labyrinthe géant.