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Harry arpenta son appartement jusqu’à ce que la première moitié de son plan ait pris forme dans son esprit. La seconde, elle s’en occuperait plus tard. Dans l’immédiat, elle devait passer un coup de téléphone.
Elle consulta sa montre. Il était 21 h 15 en Irlande, donc 16 h 15 aux Bahamas. Elle composa le numéro.
— Rosenstock Bank and Trust, bonjour. Que puis-je faire pour vous ?
— Euh, bonjour, répondit Harry en attrapant stylo et calepin. Voilà, ce serait pour ouvrir un compte.
— Une minute, je vous passe le service.
Tout en patientant, Harry reprit ses allées et venues dans la pièce. Pour une fois, elle aurait souhaité disposer d’un appartement plus grand, lui offrant plus d’espace à parcourir.
— Bonjour, vous êtes bien au service clients, dit enfin une femme à l’autre bout de la ligne. Je me présente, je m’appelle Hester. En quoi puis-je vous être utile ?
— Bonjour, Hester. Il se trouve que je souhaiterais ouvrir un compte d’investissement chez vous.
— Bien sûr, madame. Puis-je savoir si vous résidez aux Bahamas ?
— Non, mais j’ai l’intention de m’y rendre très prochainement. Je suppose qu’il faut venir en personne ?
— En effet, vous serez reçue par un de nos chargés de clientèle ici même, à Nassau. Il vous assistera pour toutes les formalités administratives.
Son accent chantant rendait cette perspective presque agréable.
— Parfait, déclara Harry. Me serait-il possible de le rencontrer demain après-midi ?
— Ça ne devrait pas poser de problème. Mais d’abord, si vous le permettez, je vais vous demander quelques renseignements.
— Je vous en prie…
Harry commençait à trouver agaçante la politesse de son interlocutrice. Se montrait-elle toujours aussi affable ? D’ordinaire, les employés qui avaient affaire au grand public réagissaient plutôt comme s’ils souffraient en permanence d’une crise d’urticaire. Mais peut-être en allait-il différemment pour ceux qui s’adressaient à des clients millionnaires pour la plupart…
— Pourriez-vous me dire si vous êtes adressée par une personne en relation avec notre banque ?
La question prit Harry de court.
— C’est vraiment nécessaire ?
— Vous n’êtes pas obligée de répondre mais une recommandation pourrait nous permettre d’accélérer les choses.
Harry s’apprêtait à dire « non » lorsqu’elle repensa au premier gestionnaire du compte de son père, Philippe Rousseau. Si elle n’était pas encore prête à jouer cette carte, elle n’hésiterait cependant pas à l’utiliser le cas échéant.
— Je suis adressée par quelqu’un, oui, déclara-t-elle en croisant les doigts. Faut-il que je vous donne son nom maintenant ?
— Non, c’est inutile. Vous n’aurez qu’à le communiquer à votre chargé de clientèle quand vous serez sur place. Je dois vous préciser que la banque exige un dépôt minimum sur les comptes d’investissement en fonction de votre pays de résidence. Pour le Canada, l’Europe, l’Asie-Pacifique et l’Australasie, il est de trente mille dollars.
Cette précision arracha une grimace à Harry. Ses économies allaient en prendre un sérieux coup.
— Si vous êtes domiciliée aux Etats-Unis, il est de cent mille dollars, reprit Hester. Et de cent cinquante mille dollars pour tous les autres pays.
— Pourquoi une telle différence ?
— Eh bien, nous sommes obligés d’effectuer quelques vérifications, et la procédure se révèle être plus délicate avec certains pays qu’avec d’autres.
D’un ton navré, elle ajouta :
— Je crains que nous ne puissions pas accepter les investissements en provenance de Colombie ou du Nigeria.
— Je comprends.
— Vous devrez nous fournir des papiers d’identité. C’est très important.
— D’accord, je vais le noter, dit Harry en ouvrant son calepin à une nouvelle page. Allez-y, je vous écoute.
— Pensez à vous munir de l’original de votre passeport, en cours de validité. Une copie ne suffit pas, un permis de conduire non plus. Apportez aussi deux justificatifs de domicile – une facture de gaz et une facture d’électricité récentes, par exemple.
Un peu étonnée, Harry haussa les sourcils. Au fond, ce n’était guère plus difficile d’ouvrir un compte bancaire secret que de s’inscrire dans un vidéoclub de quartier. Elle se promit néanmoins d’emporter tous les documents personnels sur lesquels elle pourrait mettre la main : permis de conduire, bulletins de salaire, relevés de compte, cartes de crédit, avis d’imposition… Au cas où elle devrait prouver son identité, autant ne pas être prise au dépourvu.
— Vous aurez également besoin de tous les papiers justifiant de vos ressources, ajouta Hester.
— Pour que vous puissiez déterminer d’où vient l’argent ?
— Exactement. C’est une mesure imposée par la législation antiblanchiment. Donc, en fonction de l’origine de vos fonds, il vous faudra soit une copie de votre contrat d’embauche et de vos bulletins de salaire, soit un acte de vente, soit un certificat d’héritage, etc. Naturellement, toutes ces informations sont protégées par les lois sur le secret bancaire et resteront strictement confidentielles.
— Naturellement.
— Si tout est en ordre, madame, souhaiteriez-vous que je vous donne un rendez-vous ?
— Oui, s’il vous plaît.
Hester lui proposa de rencontrer un certain Glen Hamilton le lendemain à 15 h 15. Harry la remercia puis raccrocha, avant de se rendre compte que son interlocutrice ne lui avait même pas demandé son nom. Mais bon, cela faisait peut-être partie des mesures de confidentialité…
Elle se mit aussitôt en quête de son passeport, qu’elle dénicha dans l’un des tiroirs de la cuisine. Il était corné et presque arrivé à expiration. Elle ralluma ensuite son ordinateur pour réserver un billet d’avion ; elle en trouva un sur Canada Airlines, départ le lendemain matin à l’aube, arrivée à Nassau à 13 heures, heure locale. Elle avait bien conscience de disposer d’un délai des plus courts avant son rendez-vous à la Rosenstock, mais le temps pressait.
Une fois ce problème réglé, elle se connecta au site de sa banque pour transférer toutes ses économies sur son compte courant. Elle les retirerait à l’aéroport, où les banques restaient ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Au total, la somme se montait à quatre-vingt mille dollars. Serait-ce suffisant pour ce qu’elle avait en tête ? Elle essaya de ne pas penser à son projet d’acheter l’appartement ; pour le moment, il y avait plus urgent.
Avant d’embarquer, songea-t-elle, elle devrait également se procurer un guide des Bahamas comportant des cartes de Nassau. Compte tenu de son sens de l’orientation défaillant, il valait mieux qu’elle prenne ses précautions.
Il lui vint à l’esprit qu’elle ferait peut-être bien de prévenir quelqu’un de son départ. L’éventualité de ne pas revenir vivante lui traversa l’esprit, l’empêchant de réfléchir durant quelques instants. Elle parvint néanmoins à se ressaisir et se demanda qui appeler. Certainement pas sa mère ni sa sœur. Moins elles en sauraient, mieux ce serait. Quant à Dillon et à Imogen, ils tenteraient certainement de la dissuader. Il lui fallait plutôt avertir une personne qui n’avait aucun lien affectif avec elle.
Après avoir médité la question, elle composa un numéro.
— Woods, répondit la journaliste de son habituel ton brusque.
— Ruth ? C’est Harry Martinez. Vous êtes toujours intéressée par un article sur mon père ?
Un court silence s’ensuivit.
— Pourquoi ? Vous avez quelque chose pour moi ?
— Je progresse, mais donnez-moi encore quelques jours. Cela dit, il s’est passé beaucoup de choses depuis notre entretien. Vous voulez des détails ?
— Attendez.
Il y eut un froissement de papier à l’autre bout de la ligne.
— OK, allez-y.
Harry lui raconta tout ce qui s’était produit depuis leur première rencontre. Ruth Woods l’écouta sans broncher, jusqu’au moment où elle apprit ce qui était arrivé à Salvador Martinez.
— Mince ! s’exclama-t-elle. Il va s’en sortir ?
— Aucune idée.
— Je l’espère pour lui…
Harry l’entendit tirer sur sa cigarette.
— Qu’est-ce que vous allez faire, maintenant ? demanda Ruth Woods.
— Le Prophète veut l’argent, alors je vais le chercher aux Bahamas.
— Et vous allez le lui donner ?
— Je ne crois pas avoir le choix, malheureusement. Mais je parviendrai peut-être à le démasquer si je découvre son identité.
— Sauf s’il vous tue avant.
Ces mots suscitèrent de nouveau chez Harry un début de panique. Ses doigts se crispèrent sur le combiné.
— Vous pourriez peut-être m’aider ? hasarda-t-elle enfin.
— Comment ?
— En essayant d’en savoir plus sur Ralph Ashford, le président de KWC. Où était-il quand le cercle était en activité ? Peut-être travaillait-il pour JX Warner ?
— C’est une possibilité, en effet. Et cet autre banquier dont vous m’avez parlé ? Jude Tiernan ? Il était chez JX Warner, pas vrai ?
— Oui. Je ne sais plus quoi penser à son sujet. Il m’a donné un coup de main mais c’était peut-être pour mieux me manipuler. A ce stade, je ne fais plus confiance à personne.
— Bon, de mon côté, je pourrais tenter de mettre la pression sur Leon Ritch. Il me connaît et il a peur de moi. Si je m’y prends bien, il laissera peut-être échapper quelque chose.
— Ça vaut le coup d’essayer, en tout cas.
— D’accord, je m’en occupe.
La journaliste hésita un instant.
— A propos, dans quel hôpital est votre père ?
— Saint-Vincent, pourquoi ?
— Oh, comme ça.
Ruth Woods raccrocha sans même lui avoir dit au revoir. Harry reposa le téléphone sur son bureau et, songeuse, se mordilla la lèvre.
Avait-elle commis une erreur en exposant ses projets à la journaliste ? Etait-ce vraiment une bonne idée de se rendre sur une île inconnue, à des milliers de kilomètres de chez elle ? Son plan lui paraissait soudain bien hasardeux, d’autant qu’il lui manquait toujours un élément crucial : le code qui lui permettrait d’accéder au compte de son père.