Tout en roulant le long des quais, Harry
maudissait son père. Seigneur ! Pourquoi était-elle allée le
voir ? Contrariée, elle resserra sa prise sur le volant.
Les nuages avaient tenu leur promesse de pluie. Le
rythme régulier des essuie-glaces qui balayaient le pare-brise
semblait ponctuer les souvenirs de la conversation qu’elle venait
d’avoir.
Jamais tu n’aurais dû être
mêlée à cette histoire.
Je mettrai tout en œuvre pour
t’aider.
Ne t’inquiète pas, tout va
s’arranger.
D’un geste rageur, Harry coupa les essuie-glaces
au moment où elle s’arrêtait à un feu rouge. Puis, le menton appuyé
sur ses mains, elle regarda la pluie dégouliner le long du
pare-brise.
Son père ne l’aiderait pas, c’était désormais
évident. Alors, pourquoi lui avait-il demandé de le retrouver
devant les grilles ? Pour se confondre encore une fois en
excuses qui étaient autant de dérobades ? Une bouffée de
colère assaillit Harry. Non, elle ne lui en donnerait pas la
possibilité. En aucun cas elle ne retournerait à la prison.
Les gouttes de pluie se transformèrent brusquement
en grêlons qui mitraillèrent la voiture. L’automobiliste derrière
Harry klaxonna, la faisant sursauter, et elle enclencha
maladroitement une vitesse. Le levier, poisseux au toucher, n’était
pas facile à manipuler. Elle conduisait la Nissan Micra prêtée
temporairement par sa compagnie d’assurances après que la Mini
avait été évacuée. Comme elle
avait réussi à persuader son interlocuteur qu’aucun autre véhicule
n’était impliqué dans l’accident, les policiers n’étaient pas
intervenus. Heureusement, car elle ne se sentait pas prête à
affronter de nouveau l’inspecteur Lynne. Avec un soupir, elle remit
les essuie-glaces et démarra en songeant à sa chère Mini, qu’elle
n’aurait sans doute plus l’occasion de conduire.
Un peu plus loin, elle tourna à droite en
direction du pont O’Connell. Au départ, elle comptait rentrer
directement chez elle, mais, après réflexion, elle s’était dit
qu’elle aurait peut-être intérêt à reprendre le travail.
Une image de Dillon lui traversa soudain l’esprit
et, au souvenir de leurs ébats, elle éprouva une délicieuse
sensation de chaleur. Il avait quitté l’appartement un peu avant
6 heures ce matin-là, alors qu’elle-même ouvrait à peine les
yeux. Il devait partir pour Copenhague plus tard dans la journée
afin de négocier la fusion de Lúbra Security avec une autre société
de sécurité informatique. En principe, il en aurait pour deux ou
trois jours. A cette pensée, Harry éprouva l’envie
irrésistible d’entendre sa voix.
Elle sortit son téléphone de son sac puis composa
le numéro, pour tomber sur la boîte vocale de Dillon. Mais après
tout, c’était peut-être aussi bien. Elle ne voulait pas se sentir
dépendante d’un homme, surtout au début d’une relation.
A peine avait-elle posé son mobile sur le
siège passager qu’il sonna. Elle le récupéra.
— Allô ?
— Ah, enfin ! Ça fait une éternité qu’on
essaie de te joindre !
Harry éprouva une pointe de déception en
reconnaissant la voix de sa sœur.
— Désolée, répliqua-t-elle, je suis
débordée.
— Comme tout le monde, je te signale !
— D’accord, d’accord, marmonna Harry en levant les
yeux au ciel.
— C’est au sujet de papa…
— Je sais. Il sort aujourd’hui. Je viens d’aller
le voir.
Dans le
silence qui suivit, elle se représenta Amaranta en train d’aligner
soigneusement stylos et calepins sur la console du téléphone. Sa
sœur aînée avait toujours été maniaque de l’ordre. A l’époque
où elles partageaient la chambre du grenier, la partie réservée à
Amaranta était toujours parfaitement rangée, alors que celle
occupée par Harry révélait un tempérament beaucoup moins
prévisible.
— Tu l’as trouvé comment ? s’enquit
Amaranta.
Harry relâcha son souffle en se demandant comment
décrire l’homme chaleureux, malhonnête et manipulateur à qui elle
venait de rendre visite.
Finalement, elle se borna à répondre :
— Vieilli.
— Est-ce qu’il t’a dit où il comptait
loger ?
— Non. Et je n’ai même pas pensé à lui poser la
question.
Alors que le silence se prolongeait de nouveau
entre elles, Harry contourna College Green en lâchant le volant
pour changer de vitesse. Le chauffeur de bus derrière elle
n’apprécia pas la manœuvre.
— Au fait, reprit-elle, pourquoi as-tu décidé de
ne plus aller le voir ?
— Je n’ai rien décidé du tout, répliqua Amaranta.
C’est juste que je devais m’occuper d’Ella. Un bébé, ça ne te
laisse pas le temps de faire grand-chose, tu sais. D’ailleurs, papa
a très bien compris. Ella passe avant tout.
Elle s’éclaircit la gorge.
— Quoi qu’il en soit, on change quand on a un
enfant. On voit les choses différemment.
— Et donc, tu t’es enfin rendu compte des défauts
de papa, c’est ça ? ironisa Harry.
— Moi, au moins, je ne l’ai pas
abandonné !
— Contrairement à moi, tu veux dire ?
— C’est toi qu’il attendait, Harry. Tu as toujours
été sa préférée.
Il n’y avait
pas d’amertume dans la voix d’Amaranta. Elle se contentait
d’énoncer un fait que les deux sœurs avaient accepté depuis des
années.
Alors qu’elle essayait de changer de file, Harry
sentit les muscles de ses bras se crisper.
— Ecoute, Amaranta, je ferais mieux de te rappeler
plus tard. Je suis au volant et il y a pas mal de
circulation…
— Tu as prévu de le revoir ?
Harry repensa aux murs de la prison et enclencha
brutalement la seconde.
— Non. Bon, je te téléphone la semaine prochaine.
A plus !
Déjà, elle coupait la communication. Lorsqu’elle
tourna dans Kildare Street, elle était bien déterminée à ne pas
aller au rendez-vous fixé par son père. Pourquoi lui
accorderait-elle cette satisfaction alors qu’il n’était
manifestement pas disposé à l’aider ?
Peu à peu, cependant, le doute s’insinua dans son
esprit. Peut-être devrait-elle lui parler encore une fois, lui
donner une nouvelle chance… Elle avait tant de questions à lui
poser ! Entre autres, qui était le Prophète ? Il avait
sûrement une idée de son identité. Et qui était Ralphy ? Le
connaissait-il ?
Elle secoua la tête. Pour le moment, peu importait
l’identité du Prophète. Elle avait un problème plus urgent à
résoudre : trouver les douze millions d’euros qu’elle lui
avait promis.
Une fois garée à quelques mètres de Lúbra
Security, elle saisit son sac, verrouilla la voiture et traversa la
rue en courant, la tête baissée pour se protéger des grêlons. Dans
le hall d’accueil, Annabelle, la standardiste, était au téléphone,
et Harry la salua de la main au passage avant de se diriger vers le
bureau principal.
Celui-ci grouillait de monde. Plusieurs groupes,
rassemblés autour de différents postes de travail, scrutaient les
écrans devant eux. Harry parcourut la pièce du regard sans
remarquer aucun signe de Dillon.
Quand elle
se dirigea vers la table près de la fenêtre, plusieurs de ses
collègues la saluèrent d’un « Bonjour, Harry, ça
va ? », mais elle pressa le pas pour ne pas leur donner
la possibilité de l’interroger au sujet des égratignures sur son
visage. Une fois assise, elle alluma son ordinateur portable puis,
tout en écoutant les grêlons marteler les vitres, elle se connecta
afin de lire ses e-mails.
— Tiens, cette écorchure n’était pas là
hier…
Elle leva les yeux, pour découvrir le regard
d’Imogen fixé sur l’entaille au-dessus de son œil.
— Je sais, répondit-elle avec un soupir. Il y a eu
quelques rebondissements depuis notre dernière discussion. Mais
avant que tu me fasses la leçon, laisse-moi te dire que j’ai suivi
tes conseils.
— Oh, c’est vrai ? lança Imogen, avant de
s’installer sur le siège voisin. Et alors ?
— Ça ne s’est pas très bien passé. Je te
raconterai plus tard.
Imogen secoua la tête.
— Ah, la famille ! Je pensais pourtant que
les relations étaient plus faciles quand on n’était pas
nombreux.
Elle-même avait cinq frères et sœurs qui se
chamaillaient à tout propos. D’ailleurs, elle ne les fréquentait
plus.
— Mais apparemment, reprit-elle, ce n’est pas si
simple.
— Non, hélas… Au fait, Dillon est là ?
demanda Harry en fournissant un gros effort pour adopter un ton
neutre.
— Notre célibataire attitré ? Non, il est
parti à Copenhague.
— Déjà ?
— Oui, il a pu prendre un vol plus tôt.
Pourquoi ? Il y a un problème ?
— Non, non, je voulais juste lui parler. Je
tâcherai de l’appeler plus tard.
Elle grimaça en jetant un coup d’œil à son écran.
Sa nuque lui paraissait de plus en plus raide. Peut-être
aurait-elle intérêt à consulter un ostéopathe…
Une minute plus tard, elle rapportait un verre
d’eau et deux comprimés blancs.
— C’est quoi ? demanda Harry.
— Tais-toi et avale.
Lorsque Harry se fut exécutée, sa collègue
récupéra le verre vide.
— Tu n’aurais pas dû venir, tu n’as vraiment pas
l’air bien, dit-elle. Quoi qu’il en soit, je t’ai à l’œil,
ajouta-t-elle en retournant vers son bureau.
Après le départ d’Imogen, Harry releva ses
messages. Elle en avait reçu soixante-douze depuis le vendredi,
dont trois nouvelles demandes de test de pénétration, deux enquêtes
sur de possibles tentatives de piratage et une évaluation de la
sécurité informatique d’une entreprise. Par chance, aucune de ces
missions n’était urgente. Alors qu’elle parcourait la liste des
expéditeurs, elle crut soudain que son cœur allait cesser de
battre.
Le nom de domaine semblait clignoter sur l’écran.
Anon.obfusc.com. Harry posa une main tremblante sur la souris.
Serra les dents. Cliqua deux fois.
Il est temps de rendre
l’argent, Harry. Transférez-le sur ce compte avant 17 heures
mercredi :
CODE SWIFT :
CRBSCH79
IBAN :
CH9300762011623852957
Mes sources me laissent
entendre que vous envisagez de revenir sur votre parole. Ne vous y
risquez pas. Pas plus tard qu’aujourd’hui, je vous montrerai ce qui
arrive aux personnes qui trahissent ma confiance. Vous avez
quarante-huit heures, Harry.
Le Prophète
Elle porta une main à ses lèvres. On était lundi.
Qu’adviendrait-il si elle lui annonçait qu’elle ne pourrait pas
tenir les délais ?
— Un certain M. Tiernan est à l’accueil. Il
te demande.
Les yeux toujours fixés sur le message du
Prophète, Harry sentit les battements de son cœur s’accélérer.
Pourquoi Jude Tiernan était-il venu ?
Elle tenta d’avaler mais elle avait la bouche
sèche.
— Dis-lui que j’arrive.
Tiernan arpentait le hall d’entrée lorsqu’elle le
rejoignit. Il s’immobilisa en l’apercevant, manifestement stupéfait
à la vue de son visage contusionné.
— Hé, mais qu’est-ce qui vous est arrivé ?
lança-t-il.
Sans répondre, elle l’examina à son tour. Il avait
troqué son costume de banquier contre un jean et un tee-shirt qui
moulait ses biceps saillants. Les poings serrés, il ressemblait à
un lutteur se préparant au combat.
Il s’avança vers elle d’un pas si décidé que Harry
esquissa malgré elle un mouvement de recul, avant de se glisser
dans un bureau vide sur sa droite en lui faisant signe de la
rejoindre. Il s’y engagea à sa suite et claqua la porte derrière
lui.
— Bonté divine, Harry ! Ça va ?
Qu’est-ce qui se passe, à la fin ?
— Bah, ce n’est rien.
Lorsqu’il fit de nouveau un pas dans sa direction,
Harry dut résister à la tentation de s’écarter.
— Comment ça, rien ? gronda-t-il. Je vous
aide à embobiner Felix Roche, qui est assassiné, la police
m’interroge, vous ne répondez pas à mes appels et, quand je vous
retrouve enfin, vous avez l’air d’être passée sous un rouleau
compresseur. Jusque-là, je vous donnais peut-être l’impression de
ne pas prendre la situation au sérieux, mais maintenant je vous
assure que c’est différent.
— Ecoutez, j’apprécie votre sollicitude mais je
n’ai plus besoin de vous impliquer dans cette affaire.
— Ah
oui ? Je suis déjà plus impliqué que vous ne le croyez !
La police sait que j’ai téléphoné à Felix le soir où l’incendie
s’est déclaré chez lui…
Tiernan se passa une main dans les cheveux.
A en juger par ses traits tirés, il ne devait pas avoir
beaucoup dormi au cours des quarante-huit heures écoulées.
— De toute façon, j’ai sa mort sur la
conscience.
Il s’interrompit et riva son regard à celui de
Harry.
— Et vous aussi.
Quand elle détourna les yeux, il lui effleura
l’épaule.
— Harry ? Dites-moi tout…
Elle lui fit face, puis croisa les bras.
— Qu’est-ce que vous avez raconté à
Ashford ?
— Pardon ?
— Il est venu ici hier. Vous lui aviez parlé de
moi.
— Il m’a posé des questions sur votre accident,
c’est vrai, admit Tiernan. Il avait l’air inquiet.
— C’est tout ?
Il plissa les yeux.
— Hé, qu’est-ce que vous insinuez ? Bien sûr
que c’est tout ! Pourquoi ? Il y a du
nouveau ?
Harry songea à tous les événements survenus depuis
deux jours. Pouvait-elle mentionner l’argent disparu ? Elle
sentit sa gorge se nouer. Non, impossible, c’était trop dangereux.
Tiernan s’était déjà entretenu avec Ashford. Et s’il se confiait à
quelqu’un d’autre ? En aucun cas le Prophète ne devait savoir
qu’elle n’avait plus les fonds.
— Non, non, prétendit-elle. Rien de nouveau.
Tiernan s’approcha d’elle pour la prendre par les
épaules. Elle frémit lorsqu’il se pencha vers elle, lui soufflant
au visage son haleine tiède.
— C’est Felix, hein ? Peut-être que vous
l’avez eu au téléphone, finalement, ce soir-là… Il vous a dit
quelque chose, c’est ça ?
— Pas du tout. Je vous répète qu’il n’a pas
répondu.
Ils s’affrontèrent du regard, si proches l’un de
l’autre que leurs nez se touchaient presque. Harry eut beau
chercher en lui le banquier vertueux qui n’enfreignait jamais
les règles, elle n’en trouva
nulle trace. Elle ne voyait que le pilote téméraire prêt à prendre
tous les risques.
Soudain, il la relâcha.
— Très bien, faites comme bon vous semble,
lança-t-il avant de reculer vers la porte. Pour autant, vous n’en
avez pas fini avec moi. Ni avec cette histoire.
— Hé, une minute…
Mais déjà, il sortait de la pièce.
Machinalement, Harry se frotta les épaules à
l’endroit où les doigts de Tiernan les avaient serrées. Il avait
raison, l’histoire était loin d’être finie. Elle repensa à son
délai de quarante-huit heures, à ces millions qui n’étaient plus
là. Et aussi à son père, qui allait l’attendre devant les murs de
cette prison lugubre.
Eh bien, qu’il aille au diable ! Pourquoi ne
lui avait-il pas révélé où était l’argent ? Tout ce qu’elle
savait, c’est qu’il l’avait déposé dans une banque étrangère dont
il ne lui avait pas donné le nom. Cela dit, elle n’aurait guère été
plus avancée. Qu’aurait-elle pu faire ? Pirater un compte
bancaire secret aux Bahamas ? Elle ferma les yeux. Non, même
elle ne pouvait envisager de se lancer dans une entreprise
pareille.
Elle souleva les paupières.
A moins que…