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Lorsque Harry arriva sur l’île de New Providence, la première chose qui la frappa, ce fut l’éclat des couleurs.
Installée à l’arrière d’un taxi, elle baissa sa vitre pour mieux les apprécier. Sur sa droite se dressait une rangée de maisons peintes en mandarine, safran et bleu vif, dont les murs s’ornaient de cascades de bougainvillées violettes. Sur sa gauche s’étendait l’océan d’un beau vert jade frangé d’écume. Elle se sentait comme Dorothée transportée dans le merveilleux pays d’Oz.
— C’est la première fois que vous venez à Nassau ?
Le chauffeur lui jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Il était jeune, dans les dix-neuf ou vingt ans, et arborait de courts cheveux bouclés. Il s’appelait Ethan, lui confia-t-il.
— Oui, répondit Harry en forçant un sourire. Après des heures d’avion, elle se sentait ivre de fatigue, et il lui fallait fournir un gros effort pour garder les yeux ouverts.
Le jeune homme hocha la tête.
— Y a que deux raisons qui peuvent vous amener aux Bahamas. Les affaires ou l’amour.
De nouveau, il la regarda dans le rétroviseur. Il avait des yeux d’une étonnante nuance ambrée.
— Z’avez pas l’air d’être là pour la seconde.
— Non, confirma Harry. C’est un voyage d’affaires.
Elle changea de position sur la banquette en vinyle qui lui chauffait les cuisses. La voiture n’était pas climatisée et l’air qui entrait par les vitres ouvertes ne suffisait pas à rafraîchir l’habitacle.
— Pourtant, c’est pas l’endroit idéal pour les affaires, observa Ethan, qui klaxonna les véhicules immobilisés devant lui. Tout est tellement lent, ici…
Les yeux fixés sur les fleurs d’un rose éclatant et les palmiers gracieux qui bordaient la route, Harry murmura :
— C’est ce qui fait le charme de l’île, non ?
Il secoua la tête puis assena un coup de poing sur le volant.
— New York, ça, c’est une ville qui bouge ! Là-bas, les affaires se règlent en deux temps trois mouvements.
Harry jeta un coup d’œil à l’embouteillage devant eux. Deux carrioles tirées par des chevaux, peintes en jaune et rouge comme des caravanes de cirque, s’étaient engagées sur la chaussée sans se soucier des encombrements qu’elles créaient.
— Z’avez vu les canassons ? lança Ethan. Et ça lambine, et ça lambine…
Il appuya sur l’accélérateur pour profiter d’une percée dans la file de véhicules. Presque immédiatement, il fut obligé de ralentir et de s’arrêter devant une femme agent de police qui faisait la circulation. En chemisier et gants d’un blanc immaculé, elle se mouvait avec la grâce d’une danseuse. Les boutons de cuivre de son uniforme et les rayures sur le côté de sa jupe rappelèrent à Harry l’héritage britannique des Bahamas.
— Si vous voulez mon avis, reprit Ethan, on aurait dû laisser l’île aux pirates.
— Quels pirates ?
Le jeune homme lui jeta un regard étonné.
— Z’avez jamais entendu parler de Barbe Noire ? Edward Teach, de son vrai nom. Y a quelques centaines d’années, c’était le maître de New Providence.
Fébrile, il se mit à pianoter sur le volant.
— On raconte que quand un pirate s’endormait, c’était toujours pour rêver de revenir à Nassau.
Il fit rugir le moteur quand la policière le pria d’avancer.
— Pourtant, Nassau, c’est comme un cauchemar au ralenti.
Harry fronça les sourcils. Les paroles d’Ethan avaient éveillé en elle une sorte d’écho indéfinissable. Elle remua la tête avant de s’absorber de nouveau dans la contemplation de la plage. Le sable fin ressemblait à de la farine tamisée, et les vagues, plus hautes qu’elle ne l’aurait cru, ramenaient inexorablement les nageurs vers la côte.
Quelques minutes plus tard, Ethan bifurqua vers la gauche et arrêta la voiture avant de se retourner.
— Tout ce coin-là, c’est Cable Beach, dit-il. Et là, c’est votre hôtel.
Harry leva les yeux vers la façade rose bonbon. Le Nassau Sands était un édifice majestueux doté d’une large véranda et d’un porche soutenu par des colonnes de style corinthien. Elle l’avait choisi avant tout parce qu’il proposait des chambres à prix modéré, mais vu de près il évoquait une belle demeure coloniale.
Elle remercia le chauffeur, lui donna un généreux pourboire et descendit de voiture. A l’intérieur de l’établissement, un courant d’air lui rafraîchit agréablement le visage.
Le hall ouvert, où des ventilateurs géants tournoyaient au plafond, offrait une vue magnifique sur la mer bleu-vert. La réceptionniste n’était pas pressée mais Harry trouva sa nonchalance apaisante après l’impatience du chauffeur de taxi. Enfin, la jeune femme lui adressa un large sourire en lui remettant une clé.
— Bienvenue aux Bahamas, mademoiselle Martinez. Je vous souhaite un bon séjour.
— Merci.
Harry commençait à s’habituer à l’accent local, différent des inflexions chantantes jamaïcaines auxquelles elle s’attendait. Il était plus doux, plus fluide aussi – un mélange d’intonations britanniques et africaines.
En entrant dans sa chambre, elle s’aperçut que le luxe du hall ne s’étendait pas au reste de l’hôtel. Le papier peint à grosses fleurs brunes semblait sorti tout droit des années soixante-dix, et de faibles relents d’égout imprégnaient la pièce. Harry haussa les épaules. Hall cinq étoiles, chambre deux étoiles. Peu importait. Si tout se déroulait comme prévu, elle ne serait plus là le lendemain.
Elle posa sa valise sur le lit avant d’ôter ses vêtements trempés de sueur. Elle voulut ensuite prendre une douche mais elle dut se savonner sous un filet d’eau tiède. Puis, enveloppée d’une serviette, elle s’assit sur le lit et sortit son guide des Bahamas. D’après le plan, Bay Street allait du pont de Paradise Island à Cable Beach en traversant le centre de Nassau. En taxi, il ne faudrait pas longtemps pour arriver à destination.
Lorsqu’elle songea à ce qu’elle s’apprêtait à faire, elle sentit sa bouche s’assécher. Comment allait-elle se débrouiller sans le code de son père ? Ses chances de réussite lui paraissaient décidément bien minces.
Délaissant le guide, elle sortit le papier sur lequel elle avait noté les références du compte paternel. 7-2-5-5-9-3-5-3-V. Que pouvait donc représenter la lettre V ? Faisait-elle partie de la main de poker ou avait-elle une signification particulière ? Harry l’effleura du bout du doigt. V pour quoi ? Pour « valet ». Mais valet de quoi ? Elle repensa à ce que lui avait dit son père sur ce fameux code le jour où elle lui avait rendu visite en prison. Celui que j’ai choisi t’aurait plu. Un soupir lui échappa.
Elle alla chercher le sac paternel en se disant qu’elle avait été bien avisée de l’apporter, finalement. Après en avoir retiré le manuel de poker, elle consulta de nouveau les notes à l’intérieur des couvertures jusqu’à retrouver la référence à la carte. Vp. Valet de pique. La rivière, la cinquième carte. Etait-le le nom de code ? Valet de pique ? Valet de rivière ? Elle plissa le front. Non, aucun ne sonnait juste. Or elle était sûre que la bonne formule aurait une résonance familière.
Les yeux fermés, elle repensa à son père. Elle était retournée le voir à l’hôpital la veille au soir.
D’après les infirmières, son état n’avait pas évolué, et pourtant il lui avait paru encore plus diminué. Elle se représenta sa famille à son chevet : sa mère distante, Amaranta tenant à peine en place, et une chaise vide qu’elle-même aurait dû occuper. Harry rouvrit les yeux en repoussant résolument l’image. Ce voyage, il fallait qu’elle le fasse, elle n’avait pas eu le choix.
Elle consulta sa montre. Il était temps de se préparer. Elle ôta la serviette et enfila la robe achetée à l’aéroport de Dublin. Elle s’était rendue dans une petite boutique de créateur, le genre de magasin qu’elle évitait d’ordinaire, où elle avait choisi un modèle en soie ivoire, orné de broderies, qu’elle avait complété par un sac et des chaussures. L’ensemble lui avait coûté plus cher qu’une semaine de vacances aux Seychelles, mais au moins la tenue avait l’air de valoir une fortune, ce qui était le but recherché. Elle se soucierait plus tard de ses factures de carte de crédit.
La soie lui fit l’effet d’un ruissellement d’eau fraîche sur sa peau. Le haut moulant était agrémenté de fines bretelles qui exposaient ses épaules. Elle se maquilla un peu plus qu’à l’accoutumée pour dissimuler les égratignures sur son visage puis rassembla ses cheveux en un chignon serré. Enfin, elle enfila ses chaussures et se regarda dans le miroir. Le lustre de l’étoffe faisait paraître nacrée sa peau claire. Ses cheveux tirés en arrière lui conféraient une expression hautaine. Pour la première fois, elle se trouva une ressemblance frappante avec sa mère.
Elle chaussa une paire de lunettes noires, saisit son sac et redescendit dans le hall. Devant l’hôtel, elle héla un taxi. Moins de cinq minutes plus tard, la voiture la déposait devant les portes de la Rosenstock, dans Bay Street.
Durant quelques instants, elle regarda le bâtiment bleu à colonnades qui abritait la banque. Soudain, une sensation de faiblesse s’empara d’elle. Elle prit une profonde inspiration et jeta un coup d’œil à sa montre. Il lui restait presque une heure avant son rendez-vous, aussi décida-t-elle de jouer les touristes un petit moment pour essayer de se calmer. De plus, elle avait encore une chose à faire.
Elle suivit la rue en direction de l’est, se mêlant à la foule des vacanciers et des employés de bureau. Il y avait des boutiques partout, aussi bien des magasins qui vendaient des marques comme Fendi et Gucci que des marchands de souvenirs proposant tee-shirts et chapeaux de pirate.
Craignant la brûlure du soleil, elle décida de marcher du côté ombragé. Les taxis klaxonnaient frénétiquement tout autour d’elle et les scooters zigzaguaient entre les véhicules. Elle examina soigneusement les devantures jusqu’à repérer ce qu’elle cherchait : une boutique de téléphones mobiles. Cinq minutes plus tard, elle avait acheté un portable à carte prépayée, auquel était attribué un numéro local. Elle le rangea dans son sac.
Tout en vérifiant son itinéraire sur le plan, Harry traversa Rawson Square pour aller vers le port, où deux énormes bateaux de croisière venaient d’accoster, survolés par des nuées de mouettes qui piaillaient au-dessus des passagers en train de débarquer. Au bord de l’eau, des vendeurs dans de petites embarcations proposaient des coquillages roses et verts auxquels Harry trouva une ressemblance avec des pastèques.
Le ponton en bois grinçait sous ses pieds et l’air iodé sentait les algues. Elle passa devant une autre rangée d’étals regorgeant de souvenirs de Nassau : objets de céramique et chapeaux de paille, cartes postales, drapeaux de pirate…
Soudain, elle se figea. Peu à peu, une pensée prenait forme dans son esprit. Lentement, elle se retourna pour contempler les objets proposés. Tee-shirts, porte-clés, plans, livres… et drapeaux de pirate fixés sur des bâtons. Harry se concentra sur celui qui était le plus proche d’elle. Sur le fond noir se détachaient une paire de tibias croisés et une tête de mort dont une orbite était masquée par un bandeau.
Des deux, des as, un seul œil dans la face.
Cette rime enfantine venait de lui revenir en mémoire. Au poker, elle désignait des cartes dites « wild ». Un seul œil dans la face… Elle songea aussitôt au valet de carreau, représenté de profil dans tous les jeux. Sur le drapeau devant elle, la tête de mort semblait la narguer. Elle lui rappelait aussi le logo de DefCon, le grand rassemblement de hackers auquel elle s’était rendue avec son père.
Celui que j’ai choisi t’aurait plu.
Valet de carreau. Valet borgne. Tête de mort et tibias.
Pirates et hackers.
Un autre mot surgit soudain du tumulte dans son esprit – un mot qui établissait un lien entre tous ces éléments. Le pseudonyme qu’elle utilisait quand elle était petite. Pirata.
Cette fois, il sonnait juste.