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Seules les machines le maintenaient en vie.
— Combien de temps peuvent-ils le garder ainsi ? demanda Miriam.
Harry baissa les yeux. Qu’aurait-elle pu répondre ? Sa mère et elle étaient restées au chevet de Salvador pendant qu’Amaranta sortait quelques instants. Elles parlaient à voix basse mais Harry avait envie de hurler.
Depuis des semaines, les médecins tentaient de le sevrer du respirateur artificiel. Chaque jour, ils lui imposaient trente minutes de respiration sans assistance mais, invariablement, il donnait des signes de faiblesse tels qu’il fallait réinstaurer le système.
La surveillante avait conseillé aux deux sœurs et à Miriam de ne pas assister à ces séances éprouvantes. D’après elle, leur présence ne ferait qu’accroître l’agitation du patient. Harry en avait conçu du soulagement. Comment aurait-elle pu supporter de voir son père se battre pour respirer ? De le regarder suffoquer ?
Elle reporta son attention sur la silhouette immobile étendue près d’elle entre les draps blancs. Son père était amaigri, diminué, mais ce qui la frappait le plus, c’était le mouvement mécanique de sa poitrine.
Comme une boule douloureuse se formait dans sa gorge, elle se força à avaler.
— Tâche de te vider la tête, lui dit sa mère. C’est la seule façon de tenir le coup.
Harry la regarda. Miriam, livide, était assise toute droite sur sa chaise. Etait-ce ainsi qu’elle-même avait tenu le coup ? En se vidant la tête ?
Sur une impulsion, elle lui pressa le bras, mais sa mère ne réagit pas. Alors elle se leva pour laisser la place à Amaranta. Avant de quitter la chambre, elle n’embrassa pas son père. Elle aurait eu l’impression d’un adieu.

 

Les tentatives de sevrage ventilatoire se prolongèrent pendant plusieurs semaines.
Voisins et amis de Miriam étaient nombreux à venir lui offrir leur soutien. Harry, qui n’en connaissait pratiquement aucun, fut surprise de les entendre tous appeler sa mère par son prénom. Celle-ci, forcée de remplir ses obligations sociales, ne manquait jamais de les remercier aimablement pour leur sollicitude. Harry était sans doute la seule à remarquer le tremblement qui agitait ses mains.
Jude passait tous les jours. S’il avait encore le bras en écharpe, les brûlures sur son visage cicatrisaient peu à peu. Jamais il n’imposa sa présence à la famille, se bornant à rester dans le couloir comme pour indiquer à Harry qu’il était là si elle avait besoin de lui. Mais de son côté, elle ne savait plus de quoi elle avait besoin. La seule chose dont elle était sûre, c’est qu’elle ne croyait plus aux héros.
Imogen leur rendit également visite. Pâle et défaite, elle avait manifestement du mal à accepter la vérité au sujet de Dillon ; d’une certaine façon, elle aussi avait perdu son héros. Elle avait apporté le journal qui publiait les articles de Ruth Woods. Harry apprit ainsi que Dillon était confronté depuis déjà un certain temps à de grosses difficultés financières. Sa stratégie ambitieuse, qui consistait à racheter d’autres sociétés de sécurité informatique pour les fusionner avec Lúbra, avait fini par se retourner contre lui. Il avait acquis trop cher certaines entreprises, et ensuite, à court de liquidités, il avait dû contracter des emprunts qu’il était incapable de rembourser. Bon nombre des sociétés qu’il avait rachetées ne valaient plus rien aujourd’hui, et ses créanciers l’avaient menacé de liquidation judiciaire. De toute évidence, Dillon était plus doué pour la fraude que pour la gestion légale.
Lorsque Ashford se présenta à son tour, Harry hésita sur la conduite à adopter. Elle n’avait pas parlé à la police du lien qu’elle avait établi entre le président de KWC et Leon Ritch ; après tout, elle n’avait pour tout indice qu’un simple prénom. Quand elle le vit réconforter Miriam, qui s’efforçait de refouler ses larmes, elle s’interrogea. Comment réagirait sa mère si Ashford était lui aussi envoyé en prison ? Tiendrait-elle le coup, comme elle l’avait toujours fait ?
Puis Ashford s’approcha d’elle, le bras tendu, la tête inclinée de côté. Rien ne prouvait qu’il ait jamais cherché à lui nuire. Peut-être avait-il été un des membres du cercle, mais peut-être pas. A ce stade, Harry n’avait qu’une certitude : c’était un ami de son père. Alors qu’il la fixait de ses grands yeux tristes, elle finit par lui serrer la main.

 

Six semaines plus tard, l’état de Salvador Martinez ne s’était toujours pas amélioré. Lors de la séance de sevrage, il fit un arrêt cardiaque qui contribua à l’affaiblir encore plus.
Harry lui pressa les doigts. Ils étaient chauds mais inertes. Elle jeta un coup d’œil à la feuille de papier que tenait toujours sa mère, sur laquelle figuraient les lettres NPR. Quelques minutes plus tôt, après que le médecin leur eut expliqué de quoi il s’agissait, l’infirmière l’avait laissée à Miriam pour qu’elle la signe.
Il avait parlé d’arrêt cardiaque ainsi que d’échec respiratoire, avant d’ajouter que chez certains patients le recours à la ventilation mécanique ne faisait que prolonger le processus d’agonie. Les trois femmes l’avaient écouté en silence. Même Amaranta n’avait rien trouvé à dire.
Enfin, le médecin avait conclu :
— Vous en arriverez peut-être à souhaiter qu’on ne le ranime pas.
NPR. Ne pas ranimer.
La formule tournait en boucle dans l’esprit de Harry.
Si le cœur de son père s’arrêtait encore une fois, les médecins ne tenteraient pas de le ramener à la vie.
De nouveau, elle serra la main paternelle tout en observant les tubes et les moniteurs dans la chambre. Elle songea à tout ce que son père lui avait appris, à tous les endroits où il l’avait emmenée, avec l’impression que ce n’était pas vraiment lui qui se trouvait dans cette pièce stérile.
Elle jeta un coup d’œil à sa mère, qui serrait toujours le formulaire. Allait-elle le signer, et ainsi consentir à la mort de son époux ? Harry frissonna. Comment pourrait-elle supporter de voir son père mis en terre ?
— Maman ?
Amaranta avait posé une main sur le bras de leur mère et, de l’autre, indiquait la feuille. Miriam se tourna vers sa cadette, qu’elle interrogea du regard. Harry fit non de la tête.
Lentement, Miriam plia le formulaire avant de le glisser dans son sac. Puis, comme si elle obéissait à une impulsion subite, elle prit chacune de ses filles par la main. Harry, stupéfaite, sentit sa gorge se nouer. Alors que toutes trois regardaient la machine respirer à la place de Salvador, elle comprit une chose qui lui avait échappé jusque-là : son père n’était ni un imposteur ni un héros. Ce n’était qu’un homme.
Par la suite, elle alla s’installer un moment chez sa mère, dans la maison où elle avait habité autrefois, sans trop savoir laquelle des deux devait réconforter l’autre. Quand elle eut la certitude que l’état de son père n’évoluerait plus, elle partit pour les Bahamas.