Harry roulait dans South Circular Road en essayant
de réfléchir aux questions qui se bousculaient dans sa tête.
Comment Leon Ritch s’était-il procuré son relevé
de banque ? Etait-ce Quinney qui s’était introduit chez elle
pour mettre son appartement à sac ? Et lui aussi qui l’avait
poussée devant le train à Pearse Station ? Possible, même si
elle n’avait pas reconnu sa voix.
En tout cas, une chose était sûre : Ritch
était persuadé qu’elle avait l’argent. Et maintenant, il cherchait
un moyen de le récupérer.
Elle frissonna. Toute la tension accumulée un peu
plus tôt se dissipait, la laissant transie et vidée. En repensant à
Quinney, qui voulait enquêter sur son « petit ami », elle
se demanda à qui il avait attribué le rôle. Les jours précédents,
elle avait beaucoup vu Dillon et Jude Tiernan, aussi un observateur
extérieur pouvait-il lui prêter une liaison avec l’un comme avec
l’autre. Sauf que… Elle se traita d’idiote en levant les yeux au
ciel. Sauf que Dillon avait passé la nuit chez elle, ce qui faisait
de lui le candidat le plus probable.
Alors qu’elle louvoyait entre les véhicules, il
lui vint à l’esprit qu’elle aurait peut-être dû suivre Quinney pour
en savoir plus. Mais sur le moment, paralysée par la peur, elle
n’en avait pas eu la force. De toute façon, se dit-elle, l’homme de
main de Leon Ritch l’aurait sans doute repérée. Manifestement, il
la surveillait depuis un bon moment.
Elle jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Juste
derrière elle se trouvait une Fiesta noire, elle-même talonnée par
une Jaguar gris métallisé. Harry fronça les sourcils. N’était-ce
pas Ashford qui conduisait une Jaguar ? Cela dit, le président
de KWC n’était pas le seul à posséder une voiture de luxe dans
cette ville… Elle changea de file sans qu’aucune des deux voitures
l’imite. Quand elle tourna à droite pour s’engager dans Harcourt
Street, la Fiesta continua tout droit et la Jaguar disparut
derrière une camionnette.
Harry tenta de se calmer mais toutes sortes
d’interrogations et d’hypothèses occupaient son esprit. Elle avait
besoin d’en parler à quelqu’un, de se confier à une personne qui ne
se contenterait pas de lui dire d’aller voir son père.
Elle envisagea un instant d’aller demander conseil
à Amaranta, pour y renoncer presque aussitôt ; elle n’aurait
vraisemblablement droit de la part de sa sœur qu’à une liste
d’instructions autoritaires. Quant à leur mère, ce n’était même pas
la peine d’y songer. Miriam n’avait jamais été du genre à prêter
une oreille compatissante aux problèmes d’autrui, et en particulier
à ceux de sa fille cadette.
Elle se dirigeait vers le sud pour rentrer chez
elle, lorsque soudain elle prit une décision et fit demi-tour. Une
dizaine de minutes plus tard, elle se garait en face de la porte
rouge qui donnait sur les bureaux de Lúbra Security.
Au moment de traverser la rue, elle pensa à
rallumer son mobile. Elle avait manqué trois appels de Jude
Tiernan, constata-t-elle. Que lui voulait-il, à la fin ?
Déconcertée, elle glissa le téléphone dans son sac. Dans
l’immédiat, elle ne se sentait pas le courage d’avoir une
conversation avec un homme dont le profil correspondait à celui du
Prophète.
Après avoir
déverrouillé la porte d’entrée, elle traversa le hall d’accueil
désert pour se rendre dans le bureau principal.
La société de Dillon occupait tout le
rez-de-chaussée d’une demeure georgienne rénovée. Le bourdonnement
des ordinateurs résonnait dans la vaste salle bien qu’il n’y eût
apparemment personne ce jour-là. Les cloisons matelassées entourant
chaque poste de travail rappelèrent à Harry la plate-forme
téléphonique de la Sheridan.
Elle fronça les sourcils, assaillie de nouveau par
le sentiment d’avoir laissé quelque chose en suspens. Mais
quoi ? Incapable de mettre le doigt sur ce qui la troublait,
elle se promit de jeter un coup d’œil au rapport Sheridan.
L’espace réservé à Dillon, situé dans un angle,
était entouré de parois vitrées. En l’occurrence, il était vide.
Juste à côté se trouvait une grande table – la seule de toute
la pièce à être occupée.
— Je me doutais bien que tu serais là, lança
Harry.
Imogen leva vers elle des yeux agrandis par la
surprise. Ses couettes, de chaque côté de sa tête, accentuaient
encore sa ressemblance avec un chihuahua.
— Harry ! Je ne t’avais pas entendue
entrer.
Un sourire s’épanouit sur ses lèvres, qui se figea
presque aussitôt.
— Bon sang, mais qu’est-ce qui t’est
arrivé ?
Déjà, elle s’activait autour de Harry, qu’elle
força à s’installer sur le siège le plus proche. Puis elle se campa
devant elle, les mains sur les hanches, pour mieux examiner son
visage meurtri. Même assise, Harry se faisait l’effet d’être une
géante pataude devant sa collègue si petite et menue.
— Comment tu as fait pour te mettre dans un état
pareil ?
L’intonation réprobatrice, digne d’une mère poule,
arracha un léger sourire à Harry.
— Ce n’est pas aussi terrible que ça en a
l’air…
— Hé, pas de ça avec moi ! Tu as eu un
accident ?
— Plus ou moins.
Consciente
des larmes qui lui piquaient soudain les yeux Harry cilla pour les
refouler. Elle n’avait pas l’habitude d’être maternée.
— Allez, raconte, ordonna Imogen.
La perspective de pouvoir libérer tout ce qu’elle
avait sur le cœur était trop tentante. Alors Harry lui relata la
succession d’événements qui avait bouleversé sa vie :
la réunion désastreuse chez KWC, la mort de Felix Roche et le
marché qu’elle avait conclu avec le Prophète. Imogen l’écouta
attentivement, sans l’interrompre une seule fois.
Lorsque Harry eut terminé, les deux femmes
gardèrent le silence pendant quelques minutes.
— Je ne peux pas croire qu’on ait essayé de te
tuer, observa enfin Imogen.
— Bah, le train n’allait pas vite, il entrait en
gare. Je m’en suis tirée avec quelques bleus et une belle
frayeur.
— Mon Dieu, Harry, je ne sais vraiment pas quoi
dire… En tout cas, je suis heureuse que tu sois venue me trouver.
A propos, comment savais-tu que je serais ici ?
Harry parvint à esquisser un pâle sourire.
— Tu n’as pas de petit copain, en ce moment. Tu
passes toujours tes dimanches à bosser dans les phases
de célibat.
Imogen se fendit d’une petite grimace apitoyée
avant de la regarder d’un air solennel.
— Tu aurais dû m’en parler plus tôt, Harry,
j’aurais peut-être pu t’aider… Je suis sûre qu’il ne m’aurait pas
fallu plus de deux minutes pour cracker le système de KWC.
De nouveau, Harry sourit. La mère poule n’avait
pas oublié ses instincts de hackeuse… Elle ramena ses pieds sous sa
chaise en croisant les bras. Elle se sentait mieux maintenant
qu’elle lui avait confié ses problèmes. Les conseils d’Imogen
n’étaient pas toujours avisés, mais au moins c’était un réconfort
de les recevoir.
Soudain, elle se rappela son trouble en entrant
dans les locaux.
— En fait,
tu peux m’aider, affirma-t-elle. J’aurais besoin que tu m’envoies
par e-mail ton rapport sur la Sheridan.
— Pourquoi ? Il y a un souci ? Dillon
m’a communiqué les résultats de ton test de pénétration ; ils
m’ont paru très clairs.
— Je suis sûre qu’ils le sont. C’est juste que je
voudrais vérifier deux ou trois petites choses.
— Entendu.
Sans la quitter des yeux, Imogen croisa les bras à
son tour.
— Et maintenant, qu’est-ce que tu comptes
faire ?
— Aucune idée, répondit Harry. Je suis ouverte à
toutes les suggestions.
— Oh, arrête ! Comme si tu ne savais pas à
qui t’adresser.
— Non, Imogen, il n’est pas question que j’aille
trouver la police, et toi non plus. Je t’ai déjà dit que…
— D’accord, d’accord. Mais si tu veux mon avis,
ton père ne mérite pas que tu risques ta vie pour lui.
— Je…
D’un geste autoritaire, Imogen lui intima le
silence.
— De toute façon, je ne pensais pas à la
police.
— Ah bon ?
— C’est évident, non ? Il faut que tu ailles
voir ton père. Même si vos relations sont compliquées,
ajouta-t-elle en voyant Harry grimacer.
« Compliquées » ? songea
l’intéressée. Le mot était faible !
Brusquement, Imogen se raidit, le regard fixé sur
un point à l’autre bout de la pièce.
— Tu n’as pas refermé la porte à clé, tout à
l’heure ?
Harry se retourna.
Ashford s’avançait dans leur direction.
— Hier soir, un de mes collaborateurs a péri dans
l’incendie de son appartement, déclara le président de KWC en refermant la porte du bureau
de Dillon. Felix Roche. Vous l’avez rencontré.
— Oh. Je suis désolée de l’apprendre.
Déstabilisée par cette visite, Harry tentait de se
ressaisir. Elle prit place derrière la table de Dillon et fit signe
à Ashford de s’asseoir en face d’elle. Sans qu’elle puisse se
l’expliquer, elle éprouvait le besoin d’affirmer son pouvoir.
— Si j’ai bien compris, poursuivit Ashford, vous
n’avez pas eu un simple accident comme vous me l’avez laissé
entendre.
Harry fronça les sourcils.
— Comment…
— Jude Tiernan m’en a parlé. Il m’a téléphoné à
propos de Felix, naturellement. Ensuite, nous avons eu une petite
conversation à votre sujet.
Allons bon, songea Harry. Que lui avait raconté
Tiernan au juste ? Et pourquoi Ashford était-il venu la
trouver ? Elle se souvint soudain de la Jaguar grise aperçue
un peu plus tôt sur la route.
— Comment saviez-vous que je passerais ici ?
demanda-t-elle.
Ashford garda le silence encore quelques
secondes.
— Votre mère se plaint souvent de ce que vous
travaillez trop, de ce que vous n’allez jamais la voir le week-end,
répondit-il enfin. J’ai tenté ma chance, c’est tout.
— Quoi ? Vous avez mis ma mère au courant de
cette histoire ?
— Mon Dieu, non ! Je ne voudrais surtout pas
l’inquiéter…
Il la regarda d’un air grave.
— Disons que je me fais du souci pour vous à sa
place.
— Ça me paraît tout à fait inutile, rétorqua
Harry.
— Au contraire. Vous vous mêlez de choses qui ne
vous concernent en rien.
Elle haussa les sourcils.
— Touché. En attendant, les conséquences risquent
d’être beaucoup plus graves pour vous.
— Je peux savoir ce que vous a dit
Jude ?
— Je lui ai demandé des précisions sur votre
prétendu accident. J’étais préoccupé.
Harry l’observa en silence. En cet instant, avec
ses yeux de cocker et ses mèches grises hirsutes, il évoquait un
grand-père bienveillant.
— Il n’avait pas à vous répondre,
s’obstina-t-elle.
Son interlocuteur parut s’absorber dans ses
pensées. Enfin, il déclara :
— Il y a quelques années, un autre de mes employés
a péri dans un accident de la circulation près de l’IFSC.
Comme elle ne disait rien, il
poursuivit :
— D’abord le jeune Jonathan, et maintenant Felix.
Or, d’après Jude, quelqu’un a essayé de vous pousser sous un
train.
— C’est un peu tiré par les cheveux, non ?
lança-t-elle d’un ton qu’elle espérait léger. Je veux dire,
d’établir un lien entre mon accident à Pearse Station et ce qui a
pu arriver à vos collaborateurs…
— Je n’ai pas évoqué de lien, il me semble…
Les mains jointes comme pour prier, il se pencha
en avant.
— Je tenais juste à vous recommander la plus
grande prudence, ajouta-t-il. Dans votre intérêt et celui de votre
mère.
Harry fronça les sourcils.
— Vous semblez bien la connaître.
— Oh, je la connais depuis encore plus longtemps
que Sal.
Le regard d’Ashford se perdit dans le vague.
— D’ailleurs, c’est moi qui les ai
présentés.
Harry examina ses ongles.
— Vous et elle, vous… Je veux dire, vous
êtes… ?
Il secoua la tête.
— Non, non,
plus maintenant. Aujourd’hui, nous ne sommes que deux vieux amis
qui veillent l’un sur l’autre.
— Et avant ?
Il hésita.
— Autrefois, je l’admets, nous étions
proches.
— Que s’est-il passé ?
— Cette histoire remonte à une trentaine d’années.
Ça n’a plus d’importance.
— Je vous en prie, j’aimerais savoir, insista
Harry. Ma mère a fait allusion à cette relation, un jour, et je
serais curieuse d’entendre votre version.
Elle assortit sa requête d’un coup d’œil appuyé.
Ou comment amener quelqu’un à révéler un secret en lui laissant
supposer qu’on est déjà au courant.
L’air sceptique, Ashford changea de position sur
sa chaise.
— Mais c’était il y a si longtemps ! Amaranta
était encore toute petite…
Il épousseta une saleté imaginaire sur sa
veste.
— Ce n’est pas quelque chose dont je suis fier, je
peux vous l’assurer.
Harry se concentra de nouveau sur ses ongles. Au
fond, elle comprenait que sa mère ait pu avoir une liaison ;
la vie avec Salvador Martinez n’avait pas dû être rose tous les
jours.
— Alors, que s’est-il passé ?
répéta-t-elle.
Ashford s’éclaircit la gorge.
— Rien. Notre histoire n’a duré que quelques mois.
Ensuite, nous y avons mis un terme.
— Pourquoi ? A cause de mon
père ?
— J’aimerais vous dire que oui.
Il marqua une pause.
— Mais c’était à cause de vous, Harry.
Elle le regarda droit dans les yeux. Il avait
l’air plus mélancolique que jamais.
— Miriam est tombée enceinte de vous,
ajouta-t-il.
Durant une
fraction de seconde, Harry eut l’impression que tout son univers
s’écroulait. Ashford dut deviner sa panique car il secoua la tête
avec vigueur.
— Non, ne vous inquiétez pas. Vous êtes bien la
fille de Sal, il n’y a aucun doute là-dessus. D’ailleurs, il suffit
de vous regarder : vous êtes son portrait tout craché. Une
vraie Martinez.
Il fallut quelques instants à Harry pour recouvrer
l’usage de la parole.
— Donc, ma mère a cessé de vous voir parce qu’elle
était enceinte de moi ? murmura-t-elle.
— Elle aurait fini par rompre, j’en suis sûr. Mais
en vérité, c’est moi qui l’ai quittée. Je n’étais pas prêt à
assumer la famille d’un autre. Surtout celle de Sal. Cette
grossesse m’en a fait prendre conscience. Alors, oui, je suis
parti.
Ce fut au tour d’Ashford d’examiner ses
ongles.
Pour sa part, Harry se sentait sonnée. Elle songea
à la froideur que Miriam lui avait toujours manifestée, à cette
impression permanente de ne jamais être à la hauteur des espérances
maternelles. Jusque-là, elle avait mis cette attitude sur le compte
de sa trop grande ressemblance avec son père. Aujourd’hui,
cependant, elle se rendait compte que ce n’était pas la seule
raison.
— Vous ne devez pas juger votre mère, reprit
Ashford. Ce n’était pas facile pour elle de supporter les revers
financiers de votre père, surtout avec Amaranta…
— N’empêche, sans moi, elle aurait pu avoir une
vie complètement différente. Vous lui auriez apporté la sécurité
dont elle avait besoin.
Il secoua la tête.
— Elle aurait fini par retourner auprès de votre
père, j’en suis convaincu.
— Sauf qu’elle n’a jamais eu le choix, murmura
Harry en se mordillant la lèvre. A cause de moi.
Cette fois, Ashford ne répondit pas. De toute
façon, c’était inutile. Harry savait qu’elle avait vu juste :
non seulement elle rappelait à sa mère ce mari qui l’avait tant
blessée mais elle lui avait
aussi gâché sa seule chance de le quitter.
Entre la mère et la fille, les relations s’étaient
mal engagées dès le départ.