— Alors, qu’est-ce que vous avez
trouvé ?
Leon passa un doigt le long de son col en se
forçant à avaler sa salive. Appuyé contre la porte de service du
pub O’ Dowd, il se tenait penché sur son téléphone comme s’il
avait des crampes.
— Que dalle, répondit son interlocuteur. Je vous
avais bien dit que ce serait une putain de perte de
temps !
Des éclats de voix résonnèrent dans le bar au bout
du couloir étroit. Malgré le courant d’air venu de la rue de
l’autre côté du battant, Leon suait à grosses gouttes.
— Vous en êtes sûr ? insista-t-il.
— Evidemment que j’en suis sûr ! J’ai tout
retourné, histoire d’en avoir le cœur net, mais y avait rien du
tout… Bon, je serai payé quand ?
— Arrêtez de vous préoccuper du fric, OK ?
Vous serez payé le moment venu, point final.
Quelqu’un ouvrit la porte des toilettes près de
Leon, qui fut aussitôt assailli par des relents de désinfectant et
d’urine. Il se tourna vers le mur.
— Ne la lâchez pas d’une semelle, reprit-il à voix
basse. Je veux savoir tout ce qu’elle fait. Mais restez discret,
surtout. Si vous êtes repéré, le marché ne tient plus.
Il coupa la communication puis se dirigea vers une
porte marquée « Privé ». Il s’arrêta devant, essuya ses
paumes sur son pantalon et, enfin, poussa le battant.
La pièce derrière rappelait une cellule de prison
tant par sa taille que par sa décoration pour le moins spartiate.
L’unique ampoule nue faisant
office de plafonnier répandait sur les murs et le tapis une lumière
crue qui les privait de couleur. La porte se referma derrière Leon,
bloquant tous les sons de l’extérieur, lui donnant l’impression
d’avoir pénétré dans un sas. Il s’approcha de la table couverte de
feutre vert, autour de laquelle quatre autres personnes étaient
assises.
— Qu’est-ce que tu fabriques, Leon ? T’es de
la partie ou quoi ?
Le donneur le regardait en fronçant les sourcils,
accentuant ainsi les rides qui sillonnaient sa peau tannée par le
soleil. Il s’appelait Mattie, et Leon avait entendu dire qu’il
passait la majeure partie de son temps à piloter le yacht des
autres en Méditerranée. Les rares moments où il était à terre, il
jouait au poker.
Sur un hochement de tête, Leon alla reprendre
place à sa droite. Il s’affala sur sa chaise et ferma les yeux en
se pinçant l’arête du nez. Seul le bruissement des cartes que l’on
battait résonnait dans le silence autour de lui.
A aucun moment il n’avait envisagé que la
fouille de l’appartement puisse se révéler vaine. Il devait bien y
avoir une trace des fonds quelque part… Où cette fille les
planquait-elle, nom de Dieu ?
Quand Mattie posa les cartes sur la table à côté
de lui, il se redressa et tenta de se concentrer. Mieux valait ne
pas être distrait durant les grosses parties.
Ils jouaient à la variante dite Texas Hold ’Em.
Chaque joueur recevait deux cartes cachées, qu’il devait associer à
cinq cartes communes pour constituer une main. En général, Leon
appréciait tout particulièrement cette version, qui lui donnait à
chaque tour de mise une nouvelle occasion de plumer un loser
potentiel. Sauf que, ce soir-là, il avait lui-même l’impression
d’être le loser du lot. S’il ne remportait pas la main suivante, il
était foutu.
Il fit glisser ses deux cartes vers lui puis les
plaça soigneusement l’une sur l’autre, bord à bord, avant de jeter
un coup d’œil à celle du dessous. Roi de pique. Il observa ses
partenaires à la dérobée ; comme aucun d’eux ne lui prêtait attention, il souleva
subrepticement un coin de la carte du dessus. Un autre roi. Son
cœur entama aussitôt une petite gigue dans sa poitrine, et il dut
prendre sur lui pour n’en rien montrer.
Son voisin de droite jeta une poignée de jetons au
milieu de la table.
— Mille pour moi.
Leon le gratifia d’un regard pénétrant. Bâti tel
un lutteur professionnel, l’homme avait rassemblé ses cheveux gris
en une queue-de-cheval qui lui descendait jusqu’au milieu du dos.
Son expression était indéchiffrable.
Reportant son attention sur la table, Leon se mit
à tripoter ostensiblement ses jetons. Il n’avait cependant pas
l’intention d’attendre trop longtemps ; avec deux rois en
main, il comptait frapper vite, et frapper fort.
— Plus mille pour moi, annonça-t-il.
Mattie secoua la tête avant de jeter ses cartes
devant lui. Le vieux chauve à sa gauche examina les siennes et les
envoya rejoindre celles de Mattie.
Venait ensuite Adele, la seule femme présente.
Leon l’avait déjà eue comme partenaire. Blonde, la quarantaine,
toujours vêtue d’un tailleur impeccable, elle jouait serré. Après
avoir dévisagé Leon pendant quelques instants, elle relança.
Quant au Lutteur, il tardait à prendre une
décision. Quel pouvait être son jeu, bon sang ? Leon ne se
sentait pas d’humeur à essayer de deviner. Oh, Sal Martinez
n’aurait sans doute eu aucun mal à déterminer les probabilités,
mais lui-même rechignait à faire ce genre de calcul, qui lui
flanquait la migraine. Tout ce qu’il savait, c’était que le pot
dépassait désormais les six mille euros et qu’il avait besoin de
gagner. Désespérément.
En grande partie parce qu’il jouait presque
entièrement avec l’argent de ses clients. Deux ou trois entreprises
dont il avait audité les comptes lui avaient envoyé un chèque
correspondant au montant de leur impôt sur les bénéfices – des
chèques qu’il était censé avoir déjà remis aux agents du fisc et qui avaient fait une
petite étape imprévue dans sa propre poche. Juste pour quelques
jours.
Le claquement des jetons que le Lutteur venait de
lancer sur le tapis le tira de ses réflexions.
— Je suis.
Leon prit une profonde inspiration en s’efforçant
de détendre ses épaules. Ses os craquèrent au bas de sa nuque quand
il paya. Mattie retourna le flop, à savoir les trois premières des
cinq cartes communes. Un roi, un trois et un cinq, tous de couleur
différente. Cette vision fit à Leon l’effet d’une décharge
électrique. Désormais, il avait trois rois.
De son côté, Adele checka, ce qui ne parut pas
spécialement la réjouir. Après elle, le Lutteur avança ses mains
grosses comme des gants de base-ball, attrapa une poignée de jetons
et augmenta la mise de deux mille euros.
De nouveau, Leon l’observa avec attention. S’il
offrait toujours l’apparence de l’impassibilité la plus totale, un
tressaillement presque imperceptible agitait toutefois l’une de ses
paupières – un signe que Leon jugea suffisamment
révélateur : au mieux, le Lutteur avait un roi et un cinq, ce
qui lui donnait deux paires. Pas de quoi battre un brelan de
rois.
Il y avait encore deux cartes à venir. Devait-il
suivre ou risquer une nouvelle mise ? se demanda Leon.
Joue en fonction de ton adversaire, pas des
cartes, aurait dit Sal Martinez. Mais lui, c’était un joueur
plutôt imprudent. Leon l’avait déjà vu empocher un pot d’un
demi-million et le perdre quelques minutes plus tard sur un bluff
avec une paire de trois.
Oh, et puis merde ! Après tout, l’assurance
faisait déjà la moitié de la victoire. Fort de cette certitude,
Leon relança de trois mille de mieux.
Adele flanqua ses cartes sur la table avant de
s’adosser à son siège pour observer le reste de la partie. Le
Lutteur prit son temps : il dispersa ses jetons, les empila
ensuite soigneusement et,
d’une chiquenaude, les éparpilla de nouveau.
— Je suis, annonça-t-il enfin, avant de défier
Leon du regard. Juste entre toi et moi.
Son petit air satisfait inquiéta Leon. Il y avait
désormais près de vingt mille euros dans le pot, dont huit mille
lui appartenaient. Ou, plus précisément, appartenaient à ses
clients.
Cette pensée lui noua l’estomac. Bon sang. En être
réduit à piocher dans les fonds de commerçants négligents… Comment
avait-il pu en arriver là ? Neuf ans plus tôt, il gagnait des
millions en effectuant des transactions sur la foi d’informations
confidentielles. Les autres membres du cercle et lui-même avaient
réussi à empocher plus de vingt-cinq millions d’euros en une seule
année. Le tout sans risque. Jusqu’à l’opération Sorohan, bien sûr.
Ah, foutu Martinez !
Il prit une profonde inspiration, essayant de se
concentrer sur la partie. Il ne s’était toujours pas rasé et, plus
que jamais, il avait conscience de l’odeur âcre de sa sueur. Ils en
arrivaient maintenant au tournant, la quatrième carte commune.
Mattie la retourna. Encore un cinq. Leon ne bougea pas un cil. Sur
la table devant lui s’alignaient un roi, un trois et deux cinq, ce
qui lui donnait un full au roi par les cinq.
Le Lutteur poussa une pile de jetons dans le
pot.
— Cinq mille.
A la légère crispation des muscles autour de
la bouche de son adversaire, Leon comprit qu’il avait encore
l’avantage. Le Lutteur comptait peut-être sur un brelan de cinq ou
sur un full au cinq par les trois, mais il n’avait pas grand-chose
d’autre. Lui-même relança.
C’était maintenant le moment de la rivière, la
cinquième et dernière carte. Sous les yeux de Leon, Mattie dévoila
un cinq.
Merde. Maintenant, il y en avait trois sur la
table. Leon scruta le visage du Lutteur à la recherche de signes
révélateurs. Etait-il possible qu’il détienne le dernier
cinq ?
Le front
moite du Lutteur brillait sous la lumière de l’ampoule. En cet
instant, il ressemblait à une statue de cire en train de
fondre à la chaleur. Lentement, il fit glisser vers le pot un gros
tas de jetons. Six mille euros. Le centre de la table commençait à
prendre des allures de ville en Lego.
Leon contempla la fortune devant lui – plus
de trente-cinq mille euros – et retint de justesse un
gémissement. Les treize mille euros qui représentaient sa
contribution ne lui appartenaient plus ; non, ils
appartenaient au pot, et tenter de les défendre en augmentant
encore la mise serait totalement idiot. La prudence lui dictait de
se coucher.
Pourtant, il rassembla ses derniers jetons pour
les ajouter au pot.
— Je suis.
Il plongea son regard dans celui de son
adversaire. Le moment était venu pour eux de révéler leur main.
Le Lutteur réagit le premier. Presque au ralenti, il retourna
la carte du dessus : trois de trèfle. Autrement dit, il
détenait jusque-là un full au cinq par les trois. Leon, qui sentait
la sueur lui dégouliner le long du dos, ne quittait pas du regard
la seconde carte. Le Lutteur la retourna. Cinq de carreau. La seule
carte de tout le jeu capable de le vaincre, songea Leon, car elle
permettait à son adversaire de faire un carré de cinq.
Accablé, il se tassa sur sa chaise. Quatre putains
de cinq imbattables… Une vague de nausée le submergea. Des
élancements fusèrent dans son crâne, lui brouillant la vue. S’il en
était là aujourd’hui, c’était à cause de ce connard de
Martinez ! Il avait tout gâché. Leon serra les dents pour
refouler un cri de rage. La fille de cet enfoiré allait payer pour
ça, et ce ne serait que justice.