Harry paya le chauffeur de taxi puis jeta un coup
d’œil à l’entrée du Palace Bar en se demandant comment elle allait
identifier la journaliste.
Chargée de sa sacoche, qu’elle tenait de la main
gauche, elle s’avança sur les pavés. Elle avait emporté son
ordinateur car elle ne voulait pas laisser d’objet de valeur dans
son appartement. Pleine d’appréhension, elle jeta un coup d’œil
par-dessus son épaule à la foule qui se pressait sur les trottoirs.
C’était la première fois qu’elle sortait seule depuis son agression
à la gare.
Enfin, elle poussa la porte de l’établissement.
Après la lumière du dehors, l’intérieur lui parut à la fois sombre
et étrangement calme. Pas de musique, pas d’éclats de voix… Juste
le claquement occasionnel du tiroir de la caisse enregistreuse et
le murmure feutré des conversations entre les rares clients. Harry
balaya du regard les visages avant de s’apercevoir qu’il n’y avait
pas d’autre femme. Elle consulta sa montre. Elle n’avait que
quelques minutes de retard. Ruth Woods n’était tout de même pas
déjà partie ?
— J’ai vérifié auprès du Daily Express, dit soudain une voix derrière elle.
Ils n’ont jamais entendu parler de Catalina Diego.
Harry se retourna. Une brune élancée d’une
quarantaine d’années la dévisageait avec curiosité, la tête
inclinée de côté tel un oiseau examinant un ver de terre.
— Vous êtes Ruth Woods ?
La journaliste plissa les yeux derrière ses
petites lunettes rondes. Elle arborait un carré court, assorti
d’une frange épaisse qui lui arrivait au niveau des sourcils,
évoquant un casque noir.
Quand elle pointa un doigt vers Harry, les
bracelets à son poignet tintèrent.
— Vous êtes sa fille, c’est ça ?
Merde, songea Harry. Pourtant, elle aurait dû s’y
attendre. On lui avait souvent fait remarquer à quel point elle
ressemblait à son père : elle avait les mêmes yeux bruns, le
même nez droit et, d’après sa mère, la même insouciance vis-à-vis
des lois et des règlements.
— C’est vrai, je suis Harry Martinez,
répondit-elle. Ça change quelque chose pour vous ?
— Disons que la situation prend une tournure
beaucoup plus intéressante. Allez donc réserver une table.
Déjà, Ruth Woods se dirigeait vers le
comptoir.
Harry regarda autour d’elle. Question places, elle
n’avait que l’embarras du choix… Elle s’avança finalement vers sa
partie préférée du pub – la petite pièce carrée au fond, avec
son vieux plancher griffé et son plafond voûté dont la verrière
teintée laissait entrer le soleil, baignant les lieux d’une chaude
lumière. Il n’y avait personne d’autre.
Une fois installée à une table d’angle, Harry
contempla le portrait de Brendan Behan accroché au mur. Son nez fin
et son air ténébreux lui firent soudain penser à Dillon, et elle se
surprit à regretter qu’il ne soit pas là. Elle se ressaisit
cependant très vite ; cela ne lui ressemblait pas de se sentir
dépendante d’un homme.
Quelques instants plus tard, la journaliste revint
avec deux cafés. Elle les posa sur la table puis riva son regard à
celui de Harry. Enfin, elle demanda :
— Alors, pourquoi la fille de Sal Martinez
aurait-elle besoin de m’interroger ?
« Tâche d’avoir l’air sûre de toi quand tu
mises, disait toujours le père de Harry. Surtout quand tu
bluffes. » Elle prit un
sachet de sucre et le secoua légèrement avant de le déchirer.
— Parce que je veux connaître tous les faits,
toutes les informations qui n’ont jamais été rendues publiques.
Vous étiez proche de l’enquête, vous avez dû entendre pas mal de
choses.
— Bien sûr, mais quelle importance ? Votre
père a été condamné, et aujourd’hui il est en prison, comme il le
mérite.
— En attendant, les autres membres du cercle sont
encore en liberté…
— Et alors ? Vous croyez que la justice
s’acharne à poursuivre tous les coupables jusqu’à ce que les rues
soient propres ? Oh non… Au mieux, elle parvient à coincer
quelques-uns des principaux joueurs et l’affaire est close. Fin de
la partie.
— Sauf qu’on ne peut guère parler d’un jeu quand
ces mêmes membres du cercle tentent de faire assassiner
quelqu’un…
La journaliste la dévisagea quelques
instants.
— On y arrive, hein ? Qui ont-ils essayé
d’éliminer ? Vous ?
Harry hésita. Elle n’avait aucune envie de figurer
en première page d’un journal.
— Possible.
Ruth Woods balaya cette dérobade d’un geste
agacé.
— Pourquoi n’avez-vous pas prévenu la
police ?
— Je le ferai peut-être. Mais d’abord, je dois en
savoir plus sur Felix Roche, déclara Harry.
Son interlocutrice s’accorda le temps de boire un
peu de café.
— En échange, je veux l’exclusivité sur toute
l’histoire, dit-elle enfin.
— Quand j’aurai reconstitué l’histoire en
question, vous en serez la première avertie, je vous le garantis.
Alors, pour en revenir à Roche, est-ce qu’il figurait sur la liste
que Leon Ritch a donnée à la police ?
— Non, les
enquêteurs sont arrivés jusqu’à lui par leurs propres moyens.
Malheureusement, ils n’ont rien trouvé de solide.
— Quelle place occupait-il au juste ?
— A l’époque, ce n’était qu’un petit
administrateur système chez KWC, mais il avait accès à tout.
E-mails, documents divers… Il se prenait pour Dieu le Père.
Apparemment, il a découvert le cercle par hasard, en interceptant
des courriers électroniques destinés à d’autres.
— Et ensuite, il a demandé à en faire
partie ?
— Non, le cercle n’a jamais été au courant de son
existence. Roche ne s’est pas manifesté, il s’est contenté de
profiter des opportunités qui se présentaient. Chaque fois qu’il
tombait sur des informations intéressantes, il les exploitait. Il
s’est constitué un joli magot, du moins d’après ce que j’ai entendu
dire.
Donc, le démantèlement du cercle avait mis un
terme aux activités lucratives de Felix Roche. Pas étonnant qu’il
se soit montré si désagréable lors de leur rencontre, songea Harry.
Sans le savoir, elle avait touché du doigt la vérité.
— Comment se fait-il que KWC l’ait gardé ?
s’étonna-t-elle.
Ruth Woods haussa les épaules.
— Bah, il n’y avait aucune preuve contre lui, les
dirigeants ne pouvaient donc pas le virer. Et puis, ils devaient
redouter le scandale. Un employé corrompu, c’était déjà dur à
avaler, mais deux d’un coup, ç’aurait été du plus mauvais
effet ! J’ai entendu dire que Roche avait été nommé à un poste
où il ne pouvait pas avoir accès à des informations sensibles. Mis
au placard, quoi.
— Il est à la gestion des stocks du matériel
informatique, aujourd’hui, précisa Harry.
— Il doit être fou de rage, observa Ruth
Woods.
— S’il n’était pas sur la liste de Leon, alors qui
dénonçait-elle ?
— Je ne l’ai jamais vue, cette liste, mais pour
autant que je le sache, elle ne comportait que trois noms. Le
premier était celui de votre
père, et le deuxième, celui d’une source anonyme qui se faisait
appeler le Prophète. C’est lui qui aurait fourni aux membres du
cercle les informations dont ils se sont servis pour effectuer
leurs opérations les plus juteuses.
— Ah bon ? C’est la première fois que
j’entends parler de lui. Pourquoi n’est-il pas mentionné dans les
journaux ?
— Les policiers ont préféré le passer sous silence
pour pouvoir mener leur enquête en toute discrétion. Ils ont essayé
de remonter jusqu’à lui par l’intermédiaire de ses e-mails et de
ses lettres, mais leurs recherches n’ont pas abouti.
— Ils n’ont pas la moindre idée de son
identité ?
— Dans la mesure où il communiquait toujours des
informations relatives aux opérations de JX Warner, ils ont supposé
qu’il y était employé.
Harry se rappela les trois banques d’affaires
citées dans les articles qu’elle avait consultés.
— Donc, récapitula-t-elle, Leon opérait au sein de
Merrion & Bernstein, mon père était leur contact chez KWC et le
Prophète travaillait chez JX Warner ?
— C’est ça, confirma Ruth Woods. Certaines rumeurs
évoquaient aussi un autre banquier, quelqu’un de haut placé dont
seul Leon aurait connu le nom, mais je n’ai jamais rien entendu de
précis. En tout cas, il n’apparaissait pas sur la liste et Leon
lui-même a toujours nié son existence.
— Pourquoi aurait-il décidé d’épargner
quelqu’un ?
— Peut-être pour pouvoir solliciter l’aide de
cette personne au cas où les choses tourneraient vraiment mal. Pour
autant que je puisse en juger, Leon Ritch possède un instinct de
survie particulièrement développé. D’ailleurs, il a su couvrir ses
traces bien mieux que votre père, c’est évident.
Harry baissa les yeux et s’empara d’un autre
sachet de sucre.
— J’ai essayé. Je lui ai téléphoné plusieurs fois.
Il s’est montré poli mais il a refusé de me voir. Il m’a parlé en
espagnol la moitié du temps, ce que j’ai trouvé un peu
prétentieux.
Cette précision n’étonna pas Harry. Son père avait
toujours fait grand cas de ses origines espagnoles ; d’après
lui, elles lui conféraient un attrait exotique.
— Alors je suis allée le trouver à la sortie du
tribunal, expliqua Ruth. Il était avenant, élégant, agréable… Il
m’a même dit que je ressemblais à Cléopâtre, ajouta-t-elle avec un
sourire.
— Je vais finir par croire que vous
l’admirez…
— Non, j’ai le plus profond mépris pour lui et
pour ce qu’il a fait. En attendant, je reconnais qu’il a du
charme.
Agacée, Harry jeta le sachet sur la table.
— D’accord, mon père a du charme. Pour en revenir
à la liste de Leon Ritch… Vous m’avez dit qu’elle comportait trois
noms. Mon père, le Prophète et qui d’autre ?
— Un certain Jonathan Spencer. Il a travaillé chez
KWC avec votre père. La police a enquêté sur lui mais elle n’a pas
pu suivre cette piste.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est mort.
Harry cilla.
— Et qu’est-ce que… qu’est-ce qui lui est
arrivé ?
Sans la quitter des yeux, la journaliste avala une
autre gorgée de café.
— D’après vous, le cercle a essayé de vous tuer,
c’est ça ? Comment ?
Ne voyant plus aucune raison de lui cacher la
vérité, Harry déclara :
— Quelqu’un m’a poussée devant un train.
Ruth Woods garda le silence quelques instants puis
hocha la tête.
— Jonathan Spencer a été poussé devant un camion
quelques mois avant l’arrestation de votre père, révéla-t-elle. C’était l’heure de pointe, il y
avait une circulation infernale… Le malheureux s’est fait écraser.
Il n’a pas eu l’ombre d’une chance.
Durant une fraction de seconde, Harry eut
l’impression de se retrouver couchée entre les rails, à plat ventre
sur l’acier, le corps raidi par la terreur à l’approche de la rame.
Un frisson incontrôlable la parcourut tout entière.
— Et ça s’est passé où ?
demanda-t-elle.
— Juste devant l’IFSC, près du mémorial de la
Flamme éternelle. Spencer rentrait chez lui, il allait prendre le
train à Connolly Station. A l’époque, la police a conclu à un
accident. Là-dessus, son nom est apparu sur la liste de
Ritch.
Harry eut l’impression que son cœur manquait un
battement. Après son départ de KWC, elle aussi avait pris la
direction des artères encombrées près de la Flamme éternelle,
jusqu’au moment où le besoin de marcher pour s’éclaircir les idées
l’avait ramenée vers Pearse Station.
— J’ai effectué quelques recherches sur lui,
poursuivit Ruth Woods. Il avait moins de trente ans, une femme, de
jeunes enfants, aucun antécédent judiciaire. C’était sans doute la
première fois qu’il enfreignait la loi. Dieu sait ce qui a pu
l’inciter à commettre un tel acte… Des dettes, peut-être. Bref, il
a intégré le cercle, mais il s’est ravisé au bout de quelques mois
et il a voulu en sortir. Alors il est allé demander de l’aide à
votre père.
— C’était quand ?
— En octobre 2000, à peu près au moment où le
Prophète a commencé à faire parvenir des informations sur le rachat
de Sorohan. Ce devait être le plus gros coup des membres du cercle,
et voilà que Spencer devenait imprévisible, brusquement. Il
risquait de tout gâcher.
A ces mots, Harry sentit un grand froid
l’envahir.
— Vous croyez qu’ils ont commandité son
assassinat ?
— La police n’a jamais pu le prouver, répondit
Ruth Woods en la regardant droit dans les yeux. Tout ce que je
sais, c’est qu’il a trouvé la mort le lendemain de son entretien
avec votre père.