18
Harry paya le chauffeur de taxi puis jeta un coup d’œil à l’entrée du Palace Bar en se demandant comment elle allait identifier la journaliste.
Chargée de sa sacoche, qu’elle tenait de la main gauche, elle s’avança sur les pavés. Elle avait emporté son ordinateur car elle ne voulait pas laisser d’objet de valeur dans son appartement. Pleine d’appréhension, elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule à la foule qui se pressait sur les trottoirs. C’était la première fois qu’elle sortait seule depuis son agression à la gare.
Enfin, elle poussa la porte de l’établissement. Après la lumière du dehors, l’intérieur lui parut à la fois sombre et étrangement calme. Pas de musique, pas d’éclats de voix… Juste le claquement occasionnel du tiroir de la caisse enregistreuse et le murmure feutré des conversations entre les rares clients. Harry balaya du regard les visages avant de s’apercevoir qu’il n’y avait pas d’autre femme. Elle consulta sa montre. Elle n’avait que quelques minutes de retard. Ruth Woods n’était tout de même pas déjà partie ?
— J’ai vérifié auprès du Daily Express, dit soudain une voix derrière elle. Ils n’ont jamais entendu parler de Catalina Diego.
Harry se retourna. Une brune élancée d’une quarantaine d’années la dévisageait avec curiosité, la tête inclinée de côté tel un oiseau examinant un ver de terre.
— Vous êtes Ruth Woods ?
— Oui.
La journaliste plissa les yeux derrière ses petites lunettes rondes. Elle arborait un carré court, assorti d’une frange épaisse qui lui arrivait au niveau des sourcils, évoquant un casque noir.
Quand elle pointa un doigt vers Harry, les bracelets à son poignet tintèrent.
— Vous êtes sa fille, c’est ça ?
Merde, songea Harry. Pourtant, elle aurait dû s’y attendre. On lui avait souvent fait remarquer à quel point elle ressemblait à son père : elle avait les mêmes yeux bruns, le même nez droit et, d’après sa mère, la même insouciance vis-à-vis des lois et des règlements.
— C’est vrai, je suis Harry Martinez, répondit-elle. Ça change quelque chose pour vous ?
— Disons que la situation prend une tournure beaucoup plus intéressante. Allez donc réserver une table.
Déjà, Ruth Woods se dirigeait vers le comptoir.
Harry regarda autour d’elle. Question places, elle n’avait que l’embarras du choix… Elle s’avança finalement vers sa partie préférée du pub – la petite pièce carrée au fond, avec son vieux plancher griffé et son plafond voûté dont la verrière teintée laissait entrer le soleil, baignant les lieux d’une chaude lumière. Il n’y avait personne d’autre.
Une fois installée à une table d’angle, Harry contempla le portrait de Brendan Behan accroché au mur. Son nez fin et son air ténébreux lui firent soudain penser à Dillon, et elle se surprit à regretter qu’il ne soit pas là. Elle se ressaisit cependant très vite ; cela ne lui ressemblait pas de se sentir dépendante d’un homme.
Quelques instants plus tard, la journaliste revint avec deux cafés. Elle les posa sur la table puis riva son regard à celui de Harry. Enfin, elle demanda :
— Alors, pourquoi la fille de Sal Martinez aurait-elle besoin de m’interroger ?
« Tâche d’avoir l’air sûre de toi quand tu mises, disait toujours le père de Harry. Surtout quand tu bluffes. » Elle prit un sachet de sucre et le secoua légèrement avant de le déchirer.
— Parce que je veux connaître tous les faits, toutes les informations qui n’ont jamais été rendues publiques. Vous étiez proche de l’enquête, vous avez dû entendre pas mal de choses.
— Bien sûr, mais quelle importance ? Votre père a été condamné, et aujourd’hui il est en prison, comme il le mérite.
— En attendant, les autres membres du cercle sont encore en liberté…
— Et alors ? Vous croyez que la justice s’acharne à poursuivre tous les coupables jusqu’à ce que les rues soient propres ? Oh non… Au mieux, elle parvient à coincer quelques-uns des principaux joueurs et l’affaire est close. Fin de la partie.
— Sauf qu’on ne peut guère parler d’un jeu quand ces mêmes membres du cercle tentent de faire assassiner quelqu’un…
La journaliste la dévisagea quelques instants.
— On y arrive, hein ? Qui ont-ils essayé d’éliminer ? Vous ?
Harry hésita. Elle n’avait aucune envie de figurer en première page d’un journal.
— Possible.
Ruth Woods balaya cette dérobade d’un geste agacé.
— Pourquoi n’avez-vous pas prévenu la police ?
— Je le ferai peut-être. Mais d’abord, je dois en savoir plus sur Felix Roche, déclara Harry.
Son interlocutrice s’accorda le temps de boire un peu de café.
— En échange, je veux l’exclusivité sur toute l’histoire, dit-elle enfin.
— Quand j’aurai reconstitué l’histoire en question, vous en serez la première avertie, je vous le garantis. Alors, pour en revenir à Roche, est-ce qu’il figurait sur la liste que Leon Ritch a donnée à la police ?
— Non, les enquêteurs sont arrivés jusqu’à lui par leurs propres moyens. Malheureusement, ils n’ont rien trouvé de solide.
— Quelle place occupait-il au juste ?
— A l’époque, ce n’était qu’un petit administrateur système chez KWC, mais il avait accès à tout. E-mails, documents divers… Il se prenait pour Dieu le Père. Apparemment, il a découvert le cercle par hasard, en interceptant des courriers électroniques destinés à d’autres.
— Et ensuite, il a demandé à en faire partie ?
— Non, le cercle n’a jamais été au courant de son existence. Roche ne s’est pas manifesté, il s’est contenté de profiter des opportunités qui se présentaient. Chaque fois qu’il tombait sur des informations intéressantes, il les exploitait. Il s’est constitué un joli magot, du moins d’après ce que j’ai entendu dire.
Donc, le démantèlement du cercle avait mis un terme aux activités lucratives de Felix Roche. Pas étonnant qu’il se soit montré si désagréable lors de leur rencontre, songea Harry. Sans le savoir, elle avait touché du doigt la vérité.
— Comment se fait-il que KWC l’ait gardé ? s’étonna-t-elle.
Ruth Woods haussa les épaules.
— Bah, il n’y avait aucune preuve contre lui, les dirigeants ne pouvaient donc pas le virer. Et puis, ils devaient redouter le scandale. Un employé corrompu, c’était déjà dur à avaler, mais deux d’un coup, ç’aurait été du plus mauvais effet ! J’ai entendu dire que Roche avait été nommé à un poste où il ne pouvait pas avoir accès à des informations sensibles. Mis au placard, quoi.
— Il est à la gestion des stocks du matériel informatique, aujourd’hui, précisa Harry.
— Il doit être fou de rage, observa Ruth Woods.
— S’il n’était pas sur la liste de Leon, alors qui dénonçait-elle ?
— Je ne l’ai jamais vue, cette liste, mais pour autant que je le sache, elle ne comportait que trois noms. Le premier était celui de votre père, et le deuxième, celui d’une source anonyme qui se faisait appeler le Prophète. C’est lui qui aurait fourni aux membres du cercle les informations dont ils se sont servis pour effectuer leurs opérations les plus juteuses.
— Ah bon ? C’est la première fois que j’entends parler de lui. Pourquoi n’est-il pas mentionné dans les journaux ?
— Les policiers ont préféré le passer sous silence pour pouvoir mener leur enquête en toute discrétion. Ils ont essayé de remonter jusqu’à lui par l’intermédiaire de ses e-mails et de ses lettres, mais leurs recherches n’ont pas abouti.
— Ils n’ont pas la moindre idée de son identité ?
— Dans la mesure où il communiquait toujours des informations relatives aux opérations de JX Warner, ils ont supposé qu’il y était employé.
Harry se rappela les trois banques d’affaires citées dans les articles qu’elle avait consultés.
— Donc, récapitula-t-elle, Leon opérait au sein de Merrion & Bernstein, mon père était leur contact chez KWC et le Prophète travaillait chez JX Warner ?
— C’est ça, confirma Ruth Woods. Certaines rumeurs évoquaient aussi un autre banquier, quelqu’un de haut placé dont seul Leon aurait connu le nom, mais je n’ai jamais rien entendu de précis. En tout cas, il n’apparaissait pas sur la liste et Leon lui-même a toujours nié son existence.
— Pourquoi aurait-il décidé d’épargner quelqu’un ?
— Peut-être pour pouvoir solliciter l’aide de cette personne au cas où les choses tourneraient vraiment mal. Pour autant que je puisse en juger, Leon Ritch possède un instinct de survie particulièrement développé. D’ailleurs, il a su couvrir ses traces bien mieux que votre père, c’est évident.
Harry baissa les yeux et s’empara d’un autre sachet de sucre.
— Vous l’avez rencontré ? demanda-t-elle. Mon père, je veux dire.
— J’ai essayé. Je lui ai téléphoné plusieurs fois. Il s’est montré poli mais il a refusé de me voir. Il m’a parlé en espagnol la moitié du temps, ce que j’ai trouvé un peu prétentieux.
Cette précision n’étonna pas Harry. Son père avait toujours fait grand cas de ses origines espagnoles ; d’après lui, elles lui conféraient un attrait exotique.
— Alors je suis allée le trouver à la sortie du tribunal, expliqua Ruth. Il était avenant, élégant, agréable… Il m’a même dit que je ressemblais à Cléopâtre, ajouta-t-elle avec un sourire.
— Je vais finir par croire que vous l’admirez…
— Non, j’ai le plus profond mépris pour lui et pour ce qu’il a fait. En attendant, je reconnais qu’il a du charme.
Agacée, Harry jeta le sachet sur la table.
— D’accord, mon père a du charme. Pour en revenir à la liste de Leon Ritch… Vous m’avez dit qu’elle comportait trois noms. Mon père, le Prophète et qui d’autre ?
— Un certain Jonathan Spencer. Il a travaillé chez KWC avec votre père. La police a enquêté sur lui mais elle n’a pas pu suivre cette piste.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il est mort.
Harry cilla.
— Et qu’est-ce que… qu’est-ce qui lui est arrivé ?
Sans la quitter des yeux, la journaliste avala une autre gorgée de café.
— D’après vous, le cercle a essayé de vous tuer, c’est ça ? Comment ?
Ne voyant plus aucune raison de lui cacher la vérité, Harry déclara :
— Quelqu’un m’a poussée devant un train.
Ruth Woods garda le silence quelques instants puis hocha la tête.
— Jonathan Spencer a été poussé devant un camion quelques mois avant l’arrestation de votre père, révéla-t-elle. C’était l’heure de pointe, il y avait une circulation infernale… Le malheureux s’est fait écraser. Il n’a pas eu l’ombre d’une chance.
Durant une fraction de seconde, Harry eut l’impression de se retrouver couchée entre les rails, à plat ventre sur l’acier, le corps raidi par la terreur à l’approche de la rame. Un frisson incontrôlable la parcourut tout entière.
— Et ça s’est passé où ? demanda-t-elle.
— Juste devant l’IFSC, près du mémorial de la Flamme éternelle. Spencer rentrait chez lui, il allait prendre le train à Connolly Station. A l’époque, la police a conclu à un accident. Là-dessus, son nom est apparu sur la liste de Ritch.
Harry eut l’impression que son cœur manquait un battement. Après son départ de KWC, elle aussi avait pris la direction des artères encombrées près de la Flamme éternelle, jusqu’au moment où le besoin de marcher pour s’éclaircir les idées l’avait ramenée vers Pearse Station.
— J’ai effectué quelques recherches sur lui, poursuivit Ruth Woods. Il avait moins de trente ans, une femme, de jeunes enfants, aucun antécédent judiciaire. C’était sans doute la première fois qu’il enfreignait la loi. Dieu sait ce qui a pu l’inciter à commettre un tel acte… Des dettes, peut-être. Bref, il a intégré le cercle, mais il s’est ravisé au bout de quelques mois et il a voulu en sortir. Alors il est allé demander de l’aide à votre père.
— C’était quand ?
— En octobre 2000, à peu près au moment où le Prophète a commencé à faire parvenir des informations sur le rachat de Sorohan. Ce devait être le plus gros coup des membres du cercle, et voilà que Spencer devenait imprévisible, brusquement. Il risquait de tout gâcher.
A ces mots, Harry sentit un grand froid l’envahir.
— Vous croyez qu’ils ont commandité son assassinat ?
— La police n’a jamais pu le prouver, répondit Ruth Woods en la regardant droit dans les yeux. Tout ce que je sais, c’est qu’il a trouvé la mort le lendemain de son entretien avec votre père.