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Leon Ritch n’avait pas de nouvelles du Prophète depuis huit ans et il espérait bien ne plus en avoir jusqu’à la fin de ses jours. Songeur, il relut l’e-mail en se grattant la barbe.
Peut-être était-ce un canular. Après tout, sur Internet, n’importe qui pouvait se baptiser « le Prophète »… Il vérifia l’adresse de l’expéditeur. Elle était différente de la fois précédente mais tout aussi obscure : an763398@anon.obfusc.com. Il envisagea un instant d’essayer d’en tracer la source mais il savait déjà que ça ne servirait à rien : la dernière ne l’avait mené qu’à un serveur mail anonyme. Une impasse, en somme. Quelle que soit l’identité de cet individu, il savait brouiller les pistes, songea Leon.
A part lui, trois autres personnes seulement étaient au courant de l’existence du Prophète. L’une d’elles était en prison et une autre avait quitté ce monde. Ne restait donc plus que Ralph.
Fort de cette certitude, Leon composa un numéro inutilisé depuis longtemps.
— C’est moi, annonça-t-il quand on décrocha.
— Pardon ? Qui est à l’appareil ?
Un brouhaha de voix masculines résonnait en arrière-fond. Ralph devait participer à une réunion avec les VIP de la banque – le genre de séance au cours de laquelle chacun tentait d’affirmer son pouvoir. Autrefois, Leon lui-même adorait cet univers-là.
— Joue pas au con, Ralphy.
De gros rires s’élevèrent dans le combiné, qui diminuèrent peu à peu jusqu’à devenir inaudibles. Sans doute son interlocuteur s’était-il isolé.
— C’est bon, tu te sens plus à l’aise ? reprit Leon.
— Qu’est-ce que tu veux, nom d’un chien ?
— J’avais juste envie de me rappeler au bon souvenir de mes vieux copains. Il semblerait que ce soit le jour pour ressusciter le passé.
— Mais enfin, de quoi tu me parles ? Je t’avais pourtant demandé de ne jamais me téléphoner.
— Ouais, ouais, je sais. Ecoute, Ralphy, t’es près de ton bureau ?
— Je suis en plein milieu d’une réunion du conseil d’administration et je ne…
— Parfait. Je t’envoie un mail sur ta boîte privée. Va le lire.
— Quoi ? T’as perdu la tête ?
— Vas-y, je te dis. Je te rappelle dans cinq minutes.
A peine Leon avait-il raccroché qu’il se tournait de nouveau vers son PC. Quelques secondes plus tard, il avait transféré le message sur l’alias de Ralph.
Il fit ensuite pivoter son fauteuil pour regarder par la fenêtre ouverte les poubelles et autres rangées de conteneurs de recyclage du verre qui bordaient le petit parking derrière son bureau. Directement en face de lui se dressait le mur crasseux d’un traiteur chinois baptisé « La Tigresse d’Or » – un nom bien pompeux pour un véritable nid à microbes.
Leon vit soudain un jeune Asiatique en salopette blanche sortir par la porte de service et jeter un sac plein de Dieu sait quelles cochonneries dans la poubelle juste sous sa fenêtre. Quand une forte odeur d’ail monta jusqu’à lui, il plissa le nez et sentit son estomac se contracter. La plupart des commerçants du quartier dégageaient ces mêmes relents âcres qui emplissaient le minuscule local de Leon lorsqu’ils venaient lui porter leur trésorerie. Chaque fois, son ulcère se réveillait.
Dire qu’on l’appelait « Leon le Riche », autrefois… A l’époque, il travaillait seize heures par jour pour négocier les plus gros contrats. Il comptait alors parmi les principaux acteurs de la profession – de ceux qui pouvaient se targuer d’avoir des millions à la banque et une jolie épouse au bras. Aujourd’hui, hélas, ses vingt ans de mariage n’étaient plus qu’un souvenir, de même que sa réputation et sa fortune.
Il ferma les yeux. A la pensée de son mariage succéda celle de son fils, plus douloureuse encore que les élancements de l’ulcère. Il se concentra sur la boule de feu dans son ventre en essayant de chasser l’image de Richard, rencontré à la gare le matin même. C’était la première fois qu’il le revoyait depuis presque un an.
Après une nuit entière passée à jouer au poker, il avait pris le train pour aller au bureau. Autour de lui se pressait une foule de banlieusards dont l’expression lui avait confirmé ce qu’il savait déjà : il avait une sale tête, une haleine à réveiller un mort, et il empestait la sueur rance.
A Blackrock, son wagon s’était immobilisé près d’un groupe de lycéens qui patientaient sur le quai. Il les regardait machinalement à travers la vitre quand il avait reçu un choc propre à lui couper le souffle. Tignasse brune, yeux ronds, taches de rousseur semblables à des éclaboussures de boue… Richard. Des passagers avaient voulu s’avancer vers la porte, mais Leon les avait repoussés sans ménagement dans l’espoir d’apercevoir de nouveau son fils. Celui-ci, qui dépassait ses camarades d’au moins une bonne tête, n’était guère difficile à repérer. Il avait tellement grandi ! Leon avait senti une bouffée d’orgueil lui gonfler la poitrine. Le garçon aurait la taille élancée de sa mère, pas la silhouette trapue de son père…
Il s’était rapproché de la porte au moment où le premier des amis de Richard montait dans le compartiment. En reconnaissant l’emblème du lycée de Blackrock sur le pull de l’adolescent, Leon avait froncé les sourcils. Maura ne lui avait jamais parlé d’un changement de lycée… Cela dit, ils ne s’étaient pas adressé la parole depuis des lustres. Et qui pouvait bien payer les frais de scolarité ? s’était-il demandé.
Richard avait presque atteint le wagon. Déjà, Leon levait le bras, prêt à attirer son attention, quand il avait entendu l’accent distingué des camarades de son fils. Du coup, il avait pris conscience de l’aspect débraillé de sa tenue, des taches sur son anorak et de la barbe naissante sur ses joues. Sa main s’était immobilisée près de sa hanche.
— Richard !
Le jeune garçon s’était retourné. Leon avait alors aperçu sur le quai un blond d’une quarantaine d’années qui courait vers le train. Vêtu d’un pardessus de lainage sombre, l’inconnu tenait un sac de sport rouge. Il l’avait tendu à Richard, dont il avait ébouriffé les cheveux. En voyant un large sourire s’épanouir sur le visage de son fils, Leon avait ressenti une douleur fulgurante dans son estomac, comme s’il avait avalé du verre pilé. Il avait reculé lentement, avant de se frayer un passage jusqu’à l’autre bout du compartiment. De toute façon, Richard était monté dans la voiture d’après.
Un fracas de verre brisé le fit sursauter. Le jeune Chinois était revenu sur le parking, chargé cette fois de bocaux qu’il jetait dans le conteneur de recyclage. Leon se frotta de nouveau le visage et prit une profonde inspiration pour tenter de dissiper sa sensation de nausée. Demain, il se laverait. Demain, il irait peut-être voir Richard.
Il consulta sa montre. Le moment était venu de rappeler ce bon vieux Ralphy. Il s’éclaircit la gorge en pressant la touche de rappel automatique.
— Alors, tu l’as lu ? demanda-t-il dès que son interlocuteur eut décroché.
— C’est quoi ? Une blague tordue ?
— Tu m’ôtes les mots de la bouche.
— Tu crois que c’est moi qui te l’ai envoyé ? Oh non, je ne veux plus tremper dans ces magouilles.
Ralph s’exprimait d’un ton haché, comme s’il avait la bouche sèche.
— Qu’est-ce qui ne va pas, Ralphy ? T’as la trouille ?
— Une sacrée trouille, même ! J’ai beaucoup à perdre dans cette histoire, contrairement à toi.
La main de Leon se crispa sur le combiné.
— C’est grâce à moi que t’as pas tout perdu il y a huit ans. L’oublie jamais, OK ?
Ralph soupira.
— Qu’est-ce que tu veux, Leon ? Encore du fric ?
Bonne question, songea l’intéressé. Au début, il avait juste voulu s’assurer que ce n’était pas Ralph qui avait envoyé l’e-mail, mais à présent une autre idée prenait forme dans son esprit.
— Qu’est-ce que tu penses de ce message ? reprit-il.
— D’après ce type, c’est la fille qui l’aurait. Et alors ?
— Eh bien, il se trouve que j’aimerais le récupérer.
— Tu t’imagines qu’elle va te le donner comme ça ? Et s’il se trompait, hein ?
— Le Prophète ne s’est jamais trompé, répliqua Leon. Il dit qu’il a une preuve.
— Mais qu’est-ce qui te prend, bon sang ? Tu veux qu’on finisse tous les deux en taule ?
Leon laissa encore une fois son regard dériver vers la fenêtre. Ces nouvelles inattendues du Prophète ne tombaient peut-être pas si mal, finalement. Et si elles lui offraient le moyen de revenir sur le devant de la scène ?
— Je connais quelqu’un, murmura-t-il. J’ai déjà fait appel à lui par le passé. Il s’en chargera.
— Ça ne me plaît pas.
— Je ne te demande pas ton avis, mon petit Ralphy.
Sur ces mots, Leon raccrocha brusquement. Il ne voyait plus le parking dehors, ni les graffitis sur les murs ni les poubelles débordant d’ordures. Non, il se voyait rasé de près, arborant un superbe costume italien qui mettait en valeur sa silhouette allégée de dix kilos, assis en bout de table lors d’une réunion du conseil d’administration. Ou vêtu d’un beau pardessus de lainage fin, en train d’encourager Richard qui jouait au rugby pour son lycée. Leon serra les dents et enfonça ses ongles dans ses paumes.
La fille avait quelque chose qui lui appartenait. Et il récupérerait son bien, coûte que coûte.