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Jamais Harry n’était entrée dans une prison. Intimidée, elle changea de position sur sa chaise en plastique orange, puis croisa et décroisa les jambes.
Une seule autre personne occupait un siège dans la rangée disposée le long des murs de la salle d’attente : une femme d’une soixantaine d’années, vêtue d’un manteau vert bouteille.
Machinalement, Harry massa sa nuque douloureuse. Les coupures sur ses mains commençaient déjà à cicatriser, et elle avait appliqué suffisamment de fond de teint pour dissimuler la plupart des griffures sur son visage.
Elle consulta sa montre. Il était encore temps de battre en retraite… Elle se tourna vers le gardien assis dans le bureau vitré près de la porte. Un stylo derrière l’oreille, il parlait au téléphone, et son visage rond de quinquagénaire était plissé par la concentration. Il pencha la tête pour l’observer par-dessus ses lunettes tout en la gratifiant d’un sourire encourageant. Harry lui adressa un petit hochement de tête en réponse puis détourna les yeux.
Il y avait maintenant six ans qu’elle n’avait pas revu son père. Jusque-là, elle était parvenue à vivre en enfouissant cette réalité au plus profond d’elle-même, mais aujourd’hui le moment était venu de l’affronter.
En proie à une nervosité grandissante, elle se mit à tripoter le fermoir de son sac. Six ans, c’était long… Pourquoi ne lui avait-elle pas rendu visite de temps en temps ? Elle n’en serait pas morte, bonté divine ! Une nouvelle fois, elle songea aux activités illégales de son père et à toutes ces promesses qu’il n’avait jamais tenues, cherchant dans sa mémoire une justification à sa décision de ne pas renouer.
De fait, elle n’avait que l’embarras du choix parmi les souvenirs de ses déceptions. Comme ce jour où, alors qu’elle avait seulement six ans et que sa mère était à l’hôpital, elle avait attendu en vain son père à la sortie de l’école. Elle était restée assise sur le muret bordant la cour, les jambes dans le vide, jusqu’à la tombée de la nuit. Elle se souvenait encore de sa souffrance mêlée de stupeur à l’idée d’avoir été abandonnée, et de sa frayeur devant les inconnus qui la dévisageaient en passant. Quand son père était enfin arrivé, les poches garnies de ses gains au poker, il l’avait prise dans ses bras en avouant qu’il l’avait complètement oubliée.
Harry soupira. Le problème avec lui, c’était qu’il ne prenait jamais conscience de ses torts. Il trahissait allègrement la confiance de ses semblables et paraissait ensuite tomber des nues en découvrant qu’ils lui en voulaient. Miriam, incapable de faire face, s’était éloignée de lui depuis longtemps. Au fond, Harry la comprenait : ce n’était pas facile d’accepter qu’un homme qu’on avait toujours considéré comme un héros ne soit qu’un imposteur.
— Si vous voulez bien venir par ici, mesdames, ils vous attendent, déclara soudain le gardien.
Il leur fit signe d’approcher tout en poussant des papiers à travers le guichet. Harry se leva lentement, préférant laisser l’autre femme s’avancer la première.
Quand elle la vit tendre au gardien un paquet enveloppé de papier cadeau, elle pesta intérieurement. Elle aurait dû penser à apporter quelque chose… Des chocolats, peut-être, ou des fruits. Non, songea-t-elle aussitôt en carrant les épaules pour se diriger vers le gardien. Son père était en prison pour délit d’initié, pas à l’hôpital pour une opération de l’appendicite.
Le gardien fit glisser une feuille vers elle.
— Tenez, c’est votre laissez-passer, dit-il. Remettez-le à l’entrée principale. Je conserve votre sac, vous le récupérerez en sortant.
De nouveau, il lui jeta un coup d’œil par-dessus ses lunettes.
— Suivez Gracie, si vous voulez. Elle connaît bien la maison.
Harry le remercia, lui tendit son sac et fourra le reçu dans sa poche. Elle emboîta ensuite le pas à la dénommée Gracie.
Dehors, il faisait froid et humide. Le ciel matinal, gris acier, semblait sur le point de déverser des trombes d’eau. La prison d’Arbour Hill se situait près des quais de la ville, et pourtant la rumeur de la circulation semblait étrangement lointaine, comme assourdie.
Parvenue devant l’entrée principale, Harry sentit un frémissement d’appréhension la parcourir. Un mur de béton sinistre, qui faisait bien cinq ou six mètres de haut, se dressait devant elle, lui donnant l’impression d’être toute petite. La porte elle-même était enserrée dans une haute structure dont les bordures crénelées évoquaient un autre âge. Dans les films d’horreur, ce genre de construction gothique servait souvent de repaire aux vampires…
— Ben, faut pas faire attention aux murs, lui lança Gracie sans se retourner. Ça impressionne toujours, la première fois, mais on s’y habitue.
Incapable de réprimer un frisson, Harry se dirigea à son tour vers la grille, où un gardien récupéra leurs laissez-passer et leur ouvrit une porte blindée. Un de ses collègues les escorta ensuite le long d’un couloir étroit qui rappela à Harry son école primaire : murs verts, dalles de lino au sol et chauffage central quasiment inexistant. Tout en marchant, l’homme leur rappela le règlement concernant les visites : trente minutes par visite, une visite par semaine, interdit de fumer, de se toucher, de remettre des objets aux détenus. Enfin, il poussa une porte marquée « Parloir » et s’écarta devant les deux femmes.
Consciente du rythme précipité de ses battements de cœur, Harry suivit Gracie à l’intérieur. La pièce était meublée d’une longue table en bois suffisamment large pour prévenir tout contact physique. Des chaises étaient disposées de part et d’autre.
Deux gardiens avaient pris place sur des sièges surélevés placés à chaque extrémité du parloir. La seule personne assise à la table était un homme âgé qui regardait Gracie approcher. Après avoir hésité un instant, Harry opta pour une chaise au milieu de la rangée en regrettant de ne plus avoir de sac pour occuper ses mains. Puis, les yeux fixés sur l’autre porte de la pièce, elle attendit son père.
A côté d’elle, Gracie parlait à voix basse. Harry jeta un coup d’œil au détenu en face d’elle. Le visage encadré par d’énormes bajoues, il caressait la chair molle sous son menton tout en écoutant sa visiteuse.
Sur un léger déclic, la porte s’ouvrit. Un gardien franchit le seuil puis s’adossa au battant en souriant à l’homme sur le point d’entrer.
— A plus tard, Sal, dit-il.
Gracias, répondit le nouvel arrivant.
Il portait un pull bleu marine sur un pantalon sombre, tous deux impeccables. Avec ses cheveux désormais gris argent et sa barbe épaisse d’un blanc neigeux, il ressemblait à un marin. Un vieux loup de mer, rectifia mentalement Harry.
Mais était-ce un tour de son imagination ou avait-il rapetissé ?
Il cilla en la découvrant. Harry se redressa et croisa les chevilles sous la table. Elle avait bien conscience de paraître guindée mais elle ne pouvait s’autoriser le moindre relâchement, au risque de flancher. Déjà, sa gorge se comprimait, lui causant une sensation pénible.
Soudain, son père sourit en remuant la tête puis tendit les bras, pour les laisser retomber presque aussitôt le long de ses flancs.
Hija mía.
Ma fille.
Durant quelques secondes, il parut s’absorber dans la contemplation du sol. Enfin, il s’éclaircit la gorge et alla s’asseoir en face d’elle.
— Ils ne m’ont pas prévenu que c’était toi, Harry, déclara-t-il. Tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureux de te voir.
Déjà, il tendait la main vers elle. Soudain, il parut se raviser et entrelaça ses doigts sur la table devant lui. La gorge douloureuse, Harry tenta de se raccrocher au souvenir de ce qu’elle avait ressenti lorsqu’il l’avait oubliée devant l’école. En vain.
— Mon Dieu, tu as tellement changé ! s’exclama-t-il. Tu es une vraie femme, aujourd’hui…
Sous ses sourcils d’un noir de jais, ses yeux bruns s’étaient embués. Harry baissa la tête.
— J’aurais dû venir plus tôt, murmura-t-elle.
— Chut, ma chérie, ne raconte pas de bêtises. Ce n’est pas un endroit pour toi. Tu as bien fait de l’éviter. De toute façon, j’avais dit à ta mère que je ne voulais pas de vous ici.
— Elle est venue ?
— Non. Nous n’y tenions pas, ni l’un ni l’autre. De fait, Harry avait le plus grand mal à imaginer sa mère, si élégante, si raffinée, en un lieu pareil.
— Quand nous nous sommes mariés, elle attendait beaucoup de la vie avec un banquier, reprit-il. J’ai bien peur de ne pas avoir été à la hauteur de ses espérances. C’est ma faute, pas la sienne.
— Et Amaranta ? Elle s’est manifestée, non ?
— Au début, oui, elle venait même assez régulièrement. Tu la connais, ajouta-t-il avec un sourire complice, elle a le sens du devoir ! Plus tard, quand le bébé est arrivé, elle s’est vite retrouvée débordée. Elle m’a bien parlé d’amener Ella, mais je le lui ai formellement interdit.
Il fit un grand geste, comme s’il déployait en éventail un jeu de cartes.
— Ma petite-fille n’avait rien à faire ici.
Surprise, Harry s’adossa à sa chaise. Jusque-là, elle pensait avoir été la seule à prendre ses distances.
— Tu n’as plus aucune visite, alors ?
Il haussa les épaules.
— Bah, les proches rendent parfois les choses plus difficiles.
De la tête, il indiqua Gracie et son compagnon.
— Tiens, prends Brendan, par exemple. Sa sœur vient tous les lundis depuis vingt-trois ans et elle passe son temps à le torturer en lui racontant toutes sortes d’anecdotes sur une existence et une famille qu’il ne connaîtra plus. Il ne dort jamais bien le lundi soir.
— Qu’est-ce qu’il a fait ?
Son père détourna les yeux.
— Il vaut mieux que tu ne le saches pas, ma chérie.
Harry se tourna vers l’autre détenu. Il tripotait toujours d’une main tremblante la chair flasque sur sa gorge. Quand il posa sur elle un regard vide, larmoyant, elle reporta aussitôt son attention sur le visage de son père. Il semblait avoir tellement plus que soixante-quatre ans… Ses traits s’étaient creusés et de profondes rides sillonnaient son front.
— Ce n’est pas trop dur ? demanda-t-elle. Tu tiens le coup ?
— Ne t’inquiète pas pour moi, ma chérie. Je survis.
Il esquissa une petite grimace.
— Ce qui me manque le plus, c’est le soleil. Et je ne supporte toujours pas que quelqu’un d’autre décide de l’heure à laquelle éteindre ou allumer la lumière. Mais bon, je m’occupe. Je me suis découvert un certain talent pour la menuiserie.
Je joue quelquefois au poker, je fais mon courrier… Je t’écris souvent, Harry.
— Ah bon ? Je n’ai jamais reçu aucune lettre, pourtant…
— Oh, je ne les envoie pas.
Il sourit comme s’il s’agissait d’une plaisanterie. Puis il fronça les sourcils et se pencha en avant, les mains écartées, paumes vers le haut.
— Pourquoi es-tu venue, Harry ? Tu as des problèmes, c’est ça ?
Elle soupira et plaça à son tour les mains sur la table. Le moment était venu pour elle de se décharger de son fardeau. Après avoir pris une profonde inspiration, elle se lança :
— Certains de tes anciens amis m’ont donné de leurs nouvelles…