XXI
Une maison tranquille se change en salle de
boxe ;
un prince des voleurs perd son trône.
un prince des voleurs perd son trône.
À l’aube, quand les gardes avaient ouvert les
énormes portes des fortifications, Lotus Blanc s’était mêlée aux
paysans qui apportaient leurs légumes et leurs volailles dans des
paniers pour les vendre sur le marché. Elle était vêtue d’une
tunique de paysanne en toile écrue qu’elle avait eue à la ferme en
échange de ses propres habits. Son visage maculé de terre à demi
dissimulé dans l’ombre d’un large chapeau tressé, elle n’avait
guère eu de mal à franchir la poterne de Pei-Tchéou sans se faire
remarquer. Elle avait traversé la ville pour rejoindre sa maison,
en espérant que celle-ci n’était plus surveillée par la police ou
par les comparses de son mari.
Elle pénétra à petits pas dans sa rue, s’assit
sur une pierre, puis sur une barrique, progressant à la vitesse
d’une tortue millénaire. Pour ce qui était de la police, elle ne
remarqua rien de suspect. Les hommes du tribunal passaient rarement
inaperçus. Ceux de l’autre jour se voyaient comme le troisième œil
sur le front du Bouddha. Quant aux complices, rien en vue non plus.
Certains d’entre eux étaient experts en déguisements, mais elle ne
repéra aucune carrure connue chez les artisans qui allaient et
venaient à cette heure matinale. Il n’y avait là qu’un mendiant
endormi, dont la sébile recueillit sa dernière sapèque. Lotus Blanc
croyait fermement qu’il est des circonstances où l’on a davantage
besoin de l’aide du Ciel que de sa petite monnaie.
Elle longea d’un pas lent le côté où s’élevait
sa maison. Quand elle fut devant sa porte, elle pivota brusquement,
poussa le battant et disparut à l’intérieur avec la rapidité d’un
mulot filant dans son terrier.
Elle vit au premier coup d’œil que quelqu’un
avait fouillé ses coffres et ses placards. Cependant, rien n’avait
été cassé. Elle accomplit ce qui était le plus urgent : une
petite prière devant l’autel des ancêtres, simple étagère où elle
avait disposé quelques tablettes funéraires rédigées par un prêtre
et trois coupelles de riz cuit. Elle put enfin prendre ses aises,
fit un brin de toilette sans gâcher trop d’eau pour n’avoir pas à
sortir en chercher, puis se changea, retira de son petit panier les
pâtés fourrés achetés dans la rue et se restaura, assise au bord du
lit.
Elle était au milieu de son repas quand un homme
fit irruption dans la pièce avec beaucoup moins de discrétion
qu’elle. Lotus Blanc le fixa avec effroi jusqu’à ce qu’elle eût
reconnu sous ces cheveux en bataille les traits fatigués de son
mari. Wou Chou s’était traîné jusque-là malgré les coups reçus dans
la clairière et la fatigue d’une nuit à la belle étoile. Il était
sale, paraissait vieilli et sentait le bouc, mais elle l’étreignit
tant elle était heureuse de le revoir. Elle exécuta le summum des
gestes autorisés par l’affection : elle lui retira ses bottes
et lui massa les omoplates tandis qu’il avalait la deuxième partie
de leur repas. Elle se dit qu’elle n’était rien sans lui, et lui se
souvint pourquoi il avait refusé de quitter cette femme-là plutôt
que de s’enfuir avec la furie.
Les prêtres taoïstes prétendent que le mal est
attiré par le simple fait que l’on pense à lui. Ce qui est certain,
c’est que Wou Chou avait à peine englouti la dernière bouchée de
pâte de haricots blancs au jus de porc quand une ombre vengeresse
s’engouffra chez eux comme une bourrasque.
Sable Lavé n’avait pas bonne mine et son regard
n’annonçait rien d’engageant. Si Lotus Blanc lui avait échappé, la
jeune femme n’avait eu en revanche aucun mal à retrouver Wou Chou
dans la forêt. Seulement, au lieu de se signaler, elle avait décidé
de le suivre discrètement afin qu’il la conduisît à sa véritable
proie. Elle devait éliminer une bonne fois pour toutes cet obstacle
à leur amour.
– Il est temps que tu dises à cette vieille
que tu ne veux plus d’elle ! déclara la guerrière en pointant
son bâton sur la gêneuse.
Celle-ci comprit à quel point son adversaire
avait perdu la tête. La situation aurait dû lui ouvrir les
yeux : c’était vers l’épouse légitime que Wou Chou était
revenu au prix d’un immense effort. Jamais il ne choisirait la
solitaire de la forêt. Ce combat-là était perdu pour elle.
Il lui en restait un d’une autre sorte où elle
excellait. Peut-être le propre des fous est-il de ne jamais
abandonner. Comme son amant tardait à répondre, Sable Lavé leva son
arme au-dessus de sa tête et adopta la position du scorpion sur le
point de piquer. Wou Chou se plaça aussitôt devant sa femme, mais
cette tactique ne pouvait conduire qu’à le faire périr en même
temps qu’elle.
C’est à ce moment que les deux condamnés
connurent l’avantage qu’on peut trouver à posséder plus d’un
ennemi. La porte de la rue s’ouvrit à la volée sur deux solides
gaillards. L’assaillante eut juste le temps de pivoter sur
elle-même pour voir qui osait troubler la mise à mort. Le plus
grand des deux intrus lui assena sur le front un coup de bambou qui
la projeta au sol, où elle resta inanimée.
Lotus Blanc se prit à regretter que le
sous-préfet n’eût pas posté de policiers devant chez elle.
La transformation de cette humble maison en
salle de lutte très courue n’avait pas échappé au faux mendiant
assis dans la poussière, de l’autre côté de la rue. Il avait passé
la nuit là, le dos au mur. Pour être averti au cas où il se
produirait quelque chose, il s’était reposé sur une méthode
simple : il avait attaché une fine cordelette à la porte et
l’autre bout à sa sandale. Quand celle-ci s’était échappée, il
avait su que quelqu’un venait d’entrer. Pour ce qu’il en avait vu
depuis lors, ce logement désert était l’endroit le plus agité de
Pei-Tchéou.
Tao Gan ramassa sa sébile, où il eut la joie de
découvrir quelques piécettes, et suivit discrètement le petit
groupe qui venait de sortir. Quand celui-ci eut disparu à
l’intérieur d’une demeure cossue qu’il commençait à bien connaître,
le lieutenant du juge Ti se hâta vers le yamen pour avertir son
patron.
Le mandarin tira d’intéressantes conclusions du
récit qu’il venait d’entendre.
– Mon brave Tao, je t’ai beaucoup mis à
contribution, ces derniers jours, dit-il avec un sourire plein de
bonté.
Son adjoint acquiesça, il était d’accord pour
recevoir une gratification.
– Tu as une petite mine, reprit le juge.
L’air des champs te fera du bien.
Il lui ordonna de se changer et d’aller faire un
tour sur la route du sud. Tao Gan s’inclina avec gratitude avant
d’obéir. Qu’est-ce qu’un homme qui a passé la nuit dans la rue
pouvait demander de plus qu’une longue marche sur les chemins de
campagne ?
Lotus Blanc et Wou Chou étaient à nouveau
enfermés au fond d’une cour intérieure. Cette fois, c’était dans
les communs d’une belle résidence garnie d’un mobilier luxueux,
pour ce qu’ils en avaient vu tandis qu’on les poussait vers ce
réduit. On n’avait cependant pas l’intention de les laisser mourir
de soif, car une belle jeune femme magnifiquement vêtue leur
apporta bientôt à boire.
– Fleur de Prunus ! dit Lotus Blanc en
reconnaissant une ancienne compagne de débauche.
– Je m’appelle Pureté, maintenant, corrigea
la dame avec cet air de modestie dont elle ne se départait
plus.
Elle jeta un coup d’œil derrière elle pour
vérifier que nul ne les espionnait.
– Moi aussi, je suis retenue ici contre mon
gré. Écoutez, je sais comment faire pour partir. Nous pourrions
nous enfuir tous les trois. Seulement, une fois dehors, il nous
faudrait de quoi survivre.
Wou Chou lui assura qu’elle n’avait pas à se
faire de souci pour ça : il avait caché du jade en lieu sûr.
Il leur suffirait de le récupérer au passage.
Rassurée, la jeune femme leur indiqua une petite
porte, de l’autre côté de la cour. Elle était réservée au service
et n’était ni fermée ni gardée. Pureté jeta un coup d’œil dehors.
Ils étaient seuls, la voie était libre.
– Attendez, dit-elle avant de les laisser
traverser. Au cas où nous nous séparerions, il nous faut un lieu où
nous retrouver. Où as-tu caché le jade ?
Wou Chou eut un mouvement de recul. Au lieu de
répondre, il entraîna Lotus Blanc jusqu’à la porte et pesa vivement
sur la poignée.
Elle était fermée.
Un homme à la stature imposante sortit de l’un
des pavillons. Il était somptueusement paré des plus beaux atours
de Wan Yifang, le défunt fabricant de céramiques. Fleur de Prunus
le rejoignit d’un pas insouciant. Wou Chou reconnut Grand Pied, son
ancien complice. Aux habits qu’il portait et à la présence discrète
de comparses aux fenêtres, il déduisit que son ami était le nouveau
chef de la bande.
– Je t’avais bien dit que ça ne marcherait
pas, dit Grand Pied, comme s’il venait de remporter un pari entre
amis dont l’enjeu était une tournée de bière de sorgho.
– J’ai bien failli réussir, tout de même,
se défendit la jeune femme.
– Avec tes yeux de fouine, il faut être
mourant pour te prendre pour une oie blanche ! dit son
compagnon avec un large sourire. Heureusement, j’ai d’autres moyens
pour délier les langues.
Wou Chou connaissait assez bien Grand Pied pour
savoir qu’il valait mieux ne pas jouer au plus fin. Il n’attendit
pas que l’on coupât sa femme en morceaux sous ses yeux pour révéler
l’emplacement du jade.
– Je suppose que tu comptes faire un
partage équitable ? demanda-t-il.
– Pour le partage équitable, c’était avant
que tu ne t’enfuies avec ce qui nous appartient, répondit Grand
Pied. Aujourd’hui, tu as le choix entre faire profiter tes compères
d’un larcin honnêtement gagné à la sueur de leur front, ou le
garder dans sa cachette pour en profiter quand tu seras mort.
Wou Chou leur expliqua où était la chaumière et
de quelle façon ouvrir le couvercle d’écorce de l’arbre creux.
Grand Pied siffla. L’un des malfrats vint s’incliner devant lui
comme si leur chef avait été sous-préfet et fila vers le lieu
indiqué. Wou Chou vit qu’on avait prévu sa collaboration : on
avait désigné d’emblée pour ce travail un bonhomme inconnu de la
garde, qui n’aurait aucun mal à franchir le rempart dans les deux
sens.
Lotus Blanc, quant à elle, se fichait de savoir
dans quelle manche finirait ce jade maudit. Le service que ces
hommes leur avaient rendu en les sauvant de Sable Lavé valait tous
les trésors du monde, pour autant que la folle ne vînt par les
chercher jusqu’ici.