II
Une bande de détenus se transforment en
victimes ;
le juge Ti est prié de se lancer sur sa propre piste.
le juge Ti est prié de se lancer sur sa propre piste.
Le juge Ti venait de terminer ses ablutions
matinales, trois coups de serviette humide et un rinçage de bouche,
quand il entendit résonner le tambour du yamen : un plaignant
souhaitait déposer devant le magistrat. Tout en se laissant
habiller par ses valets, le mandarin se fit résumer par un clerc
les affaires du jour.
Il y avait encore eu des incidents nocturnes
près du pont de la rivière Pei. Depuis des années, des inconnus
rôdaient, la nuit, dans ces parages, où ils se livraient à on ne
savait quel trafic. La ville n’était pas très éloignée de la
frontière nord, la contrebande était un mal très difficile à
combattre.
– Et puis, bien sûr, il y a les marchands
que Votre Excellence a fait arrêter hier soir, dit le clerc.
– Quels marchands ? demanda Ti, qui ne
se souvenait pas d’avoir ordonné un contrôle du marché.
– La guilde du jade au grand complet, noble
juge, précisa son secrétaire, convaincu que son patron avait le
réveil un peu lent.
D’abord perplexe, le mandarin décida de
commencer par entendre les détenus afin de déterminer qui serait
fouetté pour avoir ordonné ces arrestations sans son accord.
Assis derrière la table de justice, sous
l’emblème du Dragon brodé sur un drap de soie rouge, il contempla
la salle d’audience encombrée d’une foule de riches commerçants, de
prospecteurs et de tailleurs de pierre très mécontents d’avoir été
si mal traités. Entre les propriétaires des boutiques, leurs
employés et leurs apprentis, cela faisait du monde. Ils
commencèrent par récriminer contre l’inconfort des geôles.
– Il suffit ! clama le juge Ti en
frappant un grand coup de son marteau en bois rectangulaire.
Désignez un représentant, qu’il vienne s’agenouiller, il parlera en
votre nom à tous !
Les membres de la guilde s’immobilisèrent
curieusement au son de sa voix. M. Liang approcha de la table
et dévisagea le magistrat avec circonspection.
– Se peut-il que Votre Excellence ait
rajeuni de dix ans en une nuit ? demanda-t-il.
Jamais Ti ne s’était entendu flatter d’une
manière aussi grossière en plein tribunal. C’était d’autant plus
déconcertant que ces idiots affichaient des mines interloquées,
comme s’il avait eu un bec d’oiseau au milieu de la figure. Leur
désarroi vira à l’indignation quand il leur demanda ce qu’ils
faisaient là, qui les y avait mis et qui leur permettait de venir
distraire de ses hautes responsabilités l’incarnation du droit des
Tang.
– Mais… vous, noble juge ! répondirent
plusieurs d’entre eux.
Ti aurait volontiers ordonné une bastonnade
générale pour leur remettre les idées en place. Hélas, la guilde du
jade pesait lourd dans les contributions directes, aussi se
résigna-t-il à endurer le délire de ces ivrognes qui venaient cuver
leur vin dans son prétoire.
De leur côté, les marchands étaient scandalisés
d’entendre le sous-préfet nier sa visite de la veille au soir. Ils
étaient déjà passablement énervés lorsque l’un d’eux s’avisa de
demander où l’on avait rangé les précieux articles de jade
saisis.
La logique de ces élucubrations commença à
poindre dans l’esprit du magistrat. Les marchands brandirent les
contremarques tamponnées de rouge et exigèrent la restitution de
leur bien. Ti se fit apporter ces billets. Le tampon était
grossièrement imité de celui du yamen. Une main malhabile y avait
gravé « Maison du mandarin » à la place de
« Tribunal du juge Ti ».
Les plaignants ne se firent pas prier pour
décrire les quatre hommes qui avaient changé leur fête en
interrogatoire de police. Il y avait le juge, pourvu de la même
longue barbe noire qu’ils avaient sous les yeux, deux assistants
aux mines patibulaires nommés Ma Jong et Tsiao Tai, dont l’un était
tatoué au bras, et un scribe qui avait tout inscrit dans son livre.
Ti se fit préciser la forme du tatouage et ordonna à l’un de ses
secrétaires d’en tracer une esquisse.
Tao Gan, le troisième adjoint du magistrat, nota
avec satisfaction qu’il n’était pas soupçonné de s’être trouvé
parmi les escrocs. C’était justement ce point qui disculpait
absolument les lieutenants aux yeux de leur patron : si une
entourloupe avait été montée, Tao Gan aurait été le premier à y
participer et, certainement, il l’aurait mise sur pied lui-même.
S’il était innocent, les deux autres étaient aussi purs que la
neige sur le mont Taishan.
Ti fut tenté d’infliger aux marchands une amende
pour offense à sa dignité : le fait qu’ils eussent pu prendre
n’importe quel malfrat pour lui était injurieux.
Un point positif subsistait néanmoins. Le vol
ayant été commis de nuit, les voleurs n’avaient peut-être pas
encore eu le temps d’emporter leur butin hors de sa juridiction. On
fermait les portes de la ville au coucher du soleil pour ne les
rouvrir qu’à l’aube. Ti donna l’ordre de fouiller tous ceux qui
passeraient par la poterne, ces prochains jours, et de saisir tout
stock de jade. Cette mesure n’allait pas faciliter la circulation,
mais l’ordre public l’emportait sur les embouteillages.
Tandis que le sous-préfet distribuait ses
directives, les marchands étaient entrés en grand conciliabule.
Liang Liang revint s’agenouiller devant la table pour faire part au
magistrat de leur décision. La guilde tenait à voir les bandits
châtiés, non pour elle-même, mais pour le dieu Tsai Shen, dont ces
sacrilèges avaient osé perturber la fête. Le dieu de la Richesse ne
pardonnerait pas à ses adorateurs de laisser cette offense impunie
et, peut-être, il leur retirerait sa protection pour l’année à
venir. Payer les frais de justice coûterait moins cher que
multiplier les offrandes ou lancer la fabrication d’une nouvelle
statue pour son autel. Ils se proposaient de financer l’enquête et
de verser une gratification en cas de réussite.
Joignant le geste à la parole, M. Liang
présenta à deux mains au mandarin un morceau de jade qu’il avait
soustrait à l’appétit des escrocs en le cachant dans sa chaussure.
Ce talisman, d’une forme à la fois très courante et très
particulière, préservait son possesseur d’un certain genre de panne
et améliorait ses performances dans le cadre intime.
Ti afficha une mine pincée tandis que le reste
du personnel se retenait de rire.
– Je vous remercie, mon cadre intime se
porte très bien, répondit-il.
Le marchand insista, convaincu de lui faire un
cadeau très utile.
– Avec trois épouses, Votre Excellence en
aura bien besoin.
– Oui, oui, fit Ti, merci.
– C’est une descendance assurée.
– Je n’en doute pas.
Cette insistance était gênante, Ti se demanda
s’il avait une tête d’impuissant. Il avait gagné un peu
d’embonpoint, ces derniers temps, mais ne croyait pas encore être
devenu une grosse barrique tout juste capable de rouler sur
elle-même.
Il s’apprêtait à déclarer l’audience terminée
quand on lui rappela qu’il y avait un autre plaignant.
– Un membre de la guilde des savetiers à
qui on a volé ses sandales ? supposa-t-il.
Il avait oublié qu’une main avait frappé le
tambour du yamen, tout occupé qu’il était par l’invasion des
pourvoyeurs de jade et de leurs magistrats fantômes.
Un petit bonhomme bouffi, qui paraissait plus en
colère qu’effrayé, vint s’agenouiller devant lui.
– L’humble sujet qui ose se présenter
devant Votre Excellence se nomme Fang Petit-Troisième, déclara le
plaignant. J’exerce la profession de fabricant d’éventails dans le
quartier de la poterne sud.
Comme si la réalité de son commerce avait besoin
d’être établie, il déposa un exemplaire de sa production sur la
table de justice. Il l’avait choisi tout spécialement pour la
circonstance. Ti vit qu’on y avait peint la silhouette d’un juge en
chapeau noir. Fang Petit-Troisième avait vu le riche marchand de
jade offrir la jolie amulette phallique, aussi précisa-t-il au
mandarin qu’il pouvait conserver l’objet.
Ses soucis étaient d’ordre conjugal. D’une voix
gênée, il expliqua que sa femme recevait un homme en son absence.
Cette trahison, de notoriété publique, avait fait de lui la risée
du quartier de la poterne sud. En outre, différents indices
l’avaient amené à penser que les amants méditaient sa
disparition.
« Allons bon ! se dit le juge. Le
petit peuple collecte les indices, à présent ! Mon emploi est
menacé ! »
La femme du fabricant d’éventails lui avait
clairement laissé entendre qu’elle projetait de le remplacer par le
suborneur. Comme il s’était permis des observations, parfois même
accompagnées de quelques gifles bien senties, l’amant l’avait
menacé de mort devant chez lui, tout le quartier de la poterne sud
en avait été témoin.
Ti fut tenté de lui recommander l’usage du
talisman de jade plutôt que celui de ses poings. Il promit de se
consacrer entièrement à cette affaire dès que des événements
mineurs, tels que le vol d’une fortune en pierres précieuses et la
plainte de toute une guilde, lui laisseraient le loisir de se
consacrer aux affaires vraiment importantes qui émouvaient leur
communauté.
Il s’éventa avec lassitude à l’aide de son
nouvel éventail à son effigie. Il n’aimait pas les histoires
d’adultère. Fourrer ses doigts dans la gadoue des autres
n’apportait que des taches. Le plus souvent, ces questions se
réglaient d’elles-mêmes, soit au lit, soit par une séparation, et
il se retrouvait à jouer le rôle peu gratifiant d’arbitre des
conflits de draps et matelas. S’il y avait eu en lui la moindre
trace de cynisme, il se serait dit que le plaignant n’avait qu’à se
faire assassiner avant de porter plainte : son cas aurait eu
plus de chances d’être traité. Il déclara l’audience close et
renvoya tout le monde à ses occupations ordinaires.
– N’ayez crainte, l’ordre voulu par le Ciel
sera restauré d’une main de fer, vous pouvez retourner en toute
tranquillité à ces activités qui font la fortune de notre
empire.
Hélas pour les marchands de jade, leurs déboires
eurent des conséquences qui les empêchèrent de recouvrer la
sérénité. C’était en ville que la véritable catastrophe les
attendait. Le désagrément d’avoir passé la nuit en prison, et même
celui de s’être fait dérober leurs échantillons, n’étaient rien en
comparaison de celui auquel ils se virent exposés quand la nouvelle
de leur mésaventure se fut répandue dans Pei-Tchéou. Nobles,
lettrés, simples ouvriers, chacun s’esclaffa en apprenant le tour
extraordinaire que leur avait joué une bande d’escrocs
impertinents. L’expression « bête comme un marchand de
jade » fut créée à cette occasion.
La blessure était cuisante, l’injure
impardonnable. La prime offerte pour la capture des voleurs doubla
dans la journée.