XV
Le juge Ti est attaqué par des boulettes de riz ; il
assiste à une démonstration de la supériorité du
Bouddha sur les dragons aquatiques.
Les employés du tribunal réveillèrent Ti aux premières lueurs de l’aube. On était au cinquième jour du cinquième mois lunaire, il avait devant lui une longue journée. Son rôle de premier magistrat lui imposait de présider les réjouissances populaires données pour la fête des bateaux-dragons.
Il regarda le plateau de sa collation matinale en sachant très bien ce qu’il allait y trouver : des boulettes de riz compactes enveloppées dans une feuille végétale. Chaque cuisinière chinoise préparait des zongzi à sa façon. Il reconnut dans celles-ci le goût des cacahuètes et des crevettes prisées par sa Deuxième. C’était bon. C’était bourratif. C’était le début d’une longue série.
Il avait à peine fini ses boulettes quand ses épouses lui amenèrent leurs enfants pour lui montrer comme on les avait bien habillés. Ce début de l’été chinois était un moment d’expansion des forces de la nature, il importait de repousser les pestilences accusées de propager les épidémies. On avait affublé les gamins de tresses de soie rouge auxquelles pendaient des têtes de tigre en tissu brodé : c’était le seul animal capable de dévorer les esprits malfaisants. Ils portaient autour du cou des pochettes remplies d’encens, substance dont on vantait les vertus prophylactiques.
En raison de l’équilibre des forces naturelles, ce cinquième jour était aussi le seul de l’année où l’on avait une chance de faire tenir un œuf sur sa pointe. Les enfants adoraient tenter l’expérience, bien qu’elle réussît rarement. Il y eut bientôt des coquilles et du jaune cuit dans tous les coins de la chambre.
Mesdames Ti virent le front de leur époux se plisser de manière inquiétante. Il était temps de détourner son attention.
– Votre père va vous raconter la légende du dragon ! annonça madame Troisième.
On fit asseoir tout ce petit monde sur le lit, ce qui les empêcha de continuer à salir la pièce, et Ti commença son récit.
– Il y a fort longtemps, un garçon pêchait sur un étang quand un dragon jaillit de l’eau et l’emporta. Son père, qui se nommait Bao, plongea à son secours et nagea jusqu’au fond. Là, il découvrit le dragon endormi dans son palais de jade, la tête posée sur le corps de son fils qui lui servait d’oreiller. Fou de colère, il remonta chercher un poignard et un gourdin. Il combattit la bête pendant neuf jours, parvint à la tuer, la découpa en trois morceaux, récupéra son enfant et mit le feu à l’antre du monstre.
– Dans l’eau ? s’étonna Petit Quatrième, qui était un esprit fort.
– Pourquoi pas ? répondit Ti. Bao a bien réussi à respirer sous l’eau pendant neuf jours. Hélas, le fantôme du dragon revint chaque nuit le tourmenter en rêve. N’y tenant plus, Bao promit de faire tout ce qui serait en son pouvoir pour apaiser ses mânes. L’ani mal magique exigea que le pêcheur fabrique un bateau qui ait la forme de son corps et qu’il place sa tête à la proue, sa queue à la poupe, afin de lui permettre de continuer à nager sur les eaux comme quand il était vivant. C’est ce que nous allons voir tout à l’heure.
Les enfants battirent des mains à l’idée d’aller voir nager le dragon. Il y avait une autre origine à cette fête, mais elle était moins drôle ; Ti la gardait pour les adultes.
Jiang le Hardi, pour se faire valoir devant ses frères et sœurs, prétendit que tout cela était faux, qu’il n’y avait pas plus de dragon que de palais de jade au fond de la rivière. Son père admit qu’il n’avait pas de preuve au sujet du dragon ; mais, pour le jade, il savait de quoi il parlait.
Il aida sa progéniture à décorer les portes du yamen. Afin d’éloigner les maladies de l’été, on suspendit des tianshi fu ou « charmes du Maître céleste », des images de Zhong Kui, le pourfendeur de démons, des feuilles de calamus, qui ressemblent à des épées, et des feuilles d’armoise, qui font penser à des têtes de tigre.
Ti laissa la petite famille se distraire en ville avant de rejoindre le bateau d’où ils pourraient assister à la course. Il devait pour sa part remplir un certain nombre d’obligations liées à sa fonction.

On croisait partout dans Pei-Tchéou des troupes d’enfants décorés des fameux sachets de tissu que leurs mères avaient remplis de plantes aromatiques. Ti avait pris la précaution de se faire accompagner de ses trois lieutenants, qui avaient pour consigne de se tenir dans son dos sans le quitter d’un pas. Ce n’était pas la crainte d’un attentat qui le faisait agir ainsi.
À peine se fut-il incliné devant le porche du temple des Murs et des Douves qu’un prêtre lui tendit un plateau en laque noire joliment décoré.
– Son Excellence nous fera bien l’honneur…
– Oh, quelle surprise ! Des zongzi !
Il n’était pas question de désobliger ses administrés en refusant les friandises traditionnelles. Il s’agissait en l’occurrence de boulettes de millet gluant fourrées aux noix – « rien que des produits légers », assura le religieux. Ayant mâchouillé la première, Ti déclara très haut que c’était délicieux, que ses adjoints devaient goûter ces merveilles. Il leur fit passer le plateau, qu’ils se chargèrent de vider pour lui éviter l’assaut d’une deuxième tournée.
Il présenta lui-même les offrandes sacrificielles à la mémoire du héros à qui la cérémonie était dédiée. Qu Yuan1, ministre du royaume de Tchou, avait été un grand poète patriote. Face à la menace représentée par l’expansion du royaume de Qin, il avait suggéré de développer le pays et de renforcer les troupes. Sa proposition avait été rejetée, lui-même destitué et banni de la capitale par le roi de Tchou. Il avait profité de son exil pour exprimer en poésie ses inquiétudes envers l’avenir de sa nation, des textes qui étaient devenus des classiques de la culture chinoise. Lorsque l’armée de Qin eut pris la capitale, Qu Yuan avait composé son dernier poème et s’était suicidé, le 5 du cinquième mois lunaire, en sautant dans la rivière. On racontait que les gens de Tchou avaient afflué sur les rives pour lui rendre hommage. Les pêcheurs avaient parcouru la rivière à la recherche de sa dépouille, sans résultat. On avait alors jeté du riz aux poissons pour les dissuader de manger son corps. Un vieux médecin y avait même versé du vin pour soûler la faune aquatique.
Depuis lors, la fête des bateaux-dragons lui était consacrée. Les familles commençaient dès le début du mois à faire tremper le riz glutineux et à laver des feuilles de végétaux qui l’envelopperaient. Avec le temps, les variétés de zongzi s’étaient multipliées, pour la plus grande joie des gourmands et des sous-préfets.
Le sacrifice fut suivi d’une représentation théâtrale. Le thème du jour était la légende du Serpent blanc. Elle relatait l’histoire d’une serpente qui avait pris forme humaine pour séduire un jeune homme. On l’associait également à cette fête, car les événements les plus dramatiques du récit se déroulaient à cette occasion.
– Votre Excellence goûtera mieux le spectacle le ventre plein, dit l’organisateur du divertissement.
Ti fut tenté de répondre que son ventre était déjà bien plein. On lui présenta un assortiment de gâteaux de riz emballés dans des feuilles de roseau. Il y en avait au jujube, à la purée de jaune d’œuf, aux amandes et à la cannelle. On insista pour qu’il goûtât les quatre variétés. Il mordit donc du bout des dents dans chaque pyramide avant de la passer à son lieutenant le plus proche, qui agit de même ; en s’y mettant à plusieurs, ils arrivèrent à épuiser le stock.
Quand la serpente albinos eut mit un terme à ses assiduités auprès de la jeunesse chinoise, on se dirigea vers les berges pour la suite des réjouissances et des expériences culinaires.
La rivière Pei était couverte d’embarcations de toutes tailles. La plupart se massaient le long des rives afin de laisser le passage aux compétiteurs. Ti monta sur le navire officiel affrété par les autorités, où l’attendaient les notables et les zongzi préparés par leurs épouses. Impossible d’échapper aux petites pyramides, sauf à sauter dans l’eau.
– Je ne devrais pas me charger… se défendit en vain le mandarin.
– Votre Excellence ne risque rien : ils sont aux haricots rouges et à la viande de porc, ça passe tout seul.
Cette fois, Ti en eut la certitude : si leur bateau venait à se renverser, il coulerait à pic.
On servit du « vin jaune », un alcool soufré qui avait la réputation de combattre les pestilences. Chaque année, l’administration songeait à le faire interdire, car on soupçonnait ce breuvage de faire plus de victimes que les maladies. Ti en prit une grande rasade avec l’espoir de dissoudre les haricots rouges.
– C’est la fête des écrivains qui vont se noyer dans la rivière, dit-il à Han Yi, qui mâchonnait non loin de lui.
La réponse de l’historiographe fut couverte par le fracas des tambours et par le tintamarre des gongs qui évoquaient le grondement du tonnerre et les pluies torrentielles, deux phénomènes attribués au dragon, maître des cours d’eau et des intempéries.
À la proue des magnifiques bateaux multicolores trônaient d’impressionnantes têtes en bois peint dont la gueule ouverte était garnie de dents acérées. Chaque équipe de rameurs était vêtue de la même couleur que l’étendard planté à la poupe.
La première manche consistait à remonter le fleuve jusqu’aux piles du pont, sur lequel se pressait une foule aussi compacte que les boulettes glutineuses. Mus par leurs équipages, les longzhou jingdu filèrent à toute allure vers le fil d’arrivée tendu sous les arches, aux acclamations de la foule.
Quand les barques eurent rejoint leur destination, on fit une pause-restauration. Les calebasses de vin soufré et les pâtisseries rituelles passèrent de bord en bord. Ti vit approcher du coin de l’œil le plateau fatidique qui lui était destiné.
– Merci, j’en ai eu tout à l’heure.
– Pas de ceux-ci, noble juge, répondit avec un grand sourire le président de la guilde du jade, qui avait tenu à le servir lui-même. Les jaunes sont fourrés au marron, les blancs, au jarret de cochon.
L’avalanche de zongzi se mariait mal avec le roulis. Ti se demanda si ses administrés ne profitaient pas des circonstances pour se venger des coups de bambou, décrets et taxes qu’il leur appliquait au cours de l’année. Il fallait, pour administrer la Chine, non seulement une bonne connaissance de Confucius, mais aussi un estomac à l’épreuve du gras.
Quand la guilde des tisserands vint présenter ses hommages et un nouvel assortiment de boulettes, Ti opta pour les mesures d’urgence. Il rappela l’histoire du glorieux Qu Yuan, bien que tout le monde la connût par cœur : pour éviter que le corps du poète ne fût dévoré par les poissons, on avait jeté dans le fleuve des boulettes de riz gluant et des œufs.
– Comme ça ! dit-il.
Joignant le geste à la parole, il vida son bol dans la rivière. Les autres passagers ne purent faire autrement que de l’imiter, pour le bénéfice des ablettes.
Un roulement de tambour annonça que les bateaux-dragons étaient prêts à disputer la seconde manche. Chacun reprit son poste d’observation le long du bastingage.
Il se produisit alors un fait inhabituel et totalement inexplicable. Les navires s’élancèrent, mais, au lieu de filer sur la rivière, ils s’arrêtèrent tous ensemble, d’une façon si brutale que les rameurs basculèrent en avant les uns contre les autres. Ceux qui étaient assis devant tombèrent à l’eau. Les compétiteurs s’efforcèrent de reprendre les rames au plus vite pour devancer leurs adversaires, mais personne n’avançait plus. C’était comme si une main invisible les clouait sur place. Les cris enthousiastes des spectateurs s’éteignirent. Le peuple était glacé d’effroi. Le moins inquiet n’était pas le juge Ti, responsable du maintien de l’ordre, que les troubles fussent d’origine délictueuse ou surnaturelle.
À force de ramer à gauche et à droite, les concurrents envoyèrent leurs embarcations les unes contre les autres, certaines chavirèrent, la course se changea en carambolage. Les compétiteurs s’invectivèrent et trouvèrent aux rames une nouvelle utilisation. Cela vira au pugilat, y compris sur les rives et sur le pont, où leurs partisans en vinrent aux mains.
On n’avait jamais vu une compétition nautique se muer en combat de boxe. Soucieux de ramener l’ordre, Ti ordonna de frapper les gongs et les tambours. Ses lieutenants agitèrent ses étendards pour signaler aux rameurs qu’ils devaient rallier les berges à la nage.
Un nouveau phénomène extraordinaire se produisit alors. Emportés au fil de l’eau, les bateaux-dragons glissèrent sous le pont, le dépassèrent, mais s’arrêtè rent pour la deuxième fois, tous à la même hauteur, comme s’ils avaient rejoint l’une de ces îles invisibles où vivent les créatures mythologiques.
La population épouvantée se bouscula pour fuir cet endroit maudit. Seul Ti commençait à soupçonner ce qui se passait. Il commanda aux marins de rapprocher sa jonque du pont, malgré la désapprobation des notables, peu désireux d’accompagner leur magistrat dans cette zone hantée où les attendait quelque poulpe géant à bec de vautour.
Parvenu sous la grande arche, le mandarin offrit une récompense aux pêcheurs qui voudraient bien plonger pour aller voir. La somme décida de rares courageux et quelques affamés moins inquiets des esprits malins que de la nécessité de nourrir leur famille.
Ceux qui osèrent se jeter à l’eau constatèrent que chaque bateau-dragon était relié au fond par un câble épais. Quand les rameurs avaient repris la course après la pause, ces cordes s’étaient tendues et avait bloqué leur progression.
– Qui a pu se livrer à pareille plaisanterie, noble juge ? demandèrent les notables indignés.
Ti était convaincu que cela n’avait rien d’une plaisanterie. À quel objet sous-marin assez lourd avait-on pu attacher ces cordages ? Il avait une idée à ce sujet.
– Que tous les concurrents reprennent leur place ! ordonna-t-il.
On força les équipages trempés et couverts de bleus à regagner les embarcations maudites. Une seule resta vide.
La conviction de Ti était faite. Cette catastrophe n’était qu’une tentative désespérée pour sortir le trésor de l’eau. Les bandits s’étaient inscrits pour la régate avec l’espoir que l’effort conjugué des athlètes suffirait à désenclaver les statues.
C’était compter sans l’obstination des divinités de jade. De toute évidence, elles ne souhaitaient pas tomber entre les mains des mécréants qui les avaient dérobées à l’adoration de leurs fidèles.
1 340-278 avant notre ère.