IV
Le juge Ti fouille le nid d’un phénix ; il arrache une
larme à un chacal.
L’adresse de l’homme au phénix indiquée par les maîtres baigneurs n’avait rien à voir avec la maison de jeu et de prostitution où Ti et son acolyte avaient failli se faire écharper. Le prétendu renseignement obtenu dans la taverne n’avait donc été qu’un leurre destiné à les précipiter dans les déboires.
– Votre Excellence voudra tirer vengeance de ces traîtres, dit Han Yi, qui n’avait digéré ni sa peur, ni sa chute dans des matières indignes de son talent.
– Je songeais à leur envoyer Serpent Perfide, répondit le juge. Qu’en pensez-vous ?
L’écrivain opta pour la mansuétude et le pardon.
Ti décida de superviser en personne la perquisition. Mais, cette fois, il se fit accompagner de Ma Jong et de Tsiao Tai.
– Votre Excellence change de stratégie pour tromper l’adversaire, en déduisit Han Yi, qui notait mentalement les habiles stratagèmes du héros. C’est très fin.
– Oui, dit Ti.
Il n’était pas assez fou pour risquer sa vie deux fois de suite dans la même journée. Le contact direct avait ses limites, il ne fallait pas en abuser. Son postérieur exigeait de lui une révision de ses procédés.
Le tatoué qui s’était enivré dans la maison de bains louait un petit logement miteux au-dessus d’une teinturerie. S’il était courant de loger dans l’arrière-cour ou dans les dépendances d’un commerce, les teintureries étaient les moins courues, à cause de l’odeur des substances mises à macérer pour colorer les étoffes. C’était presque la catégorie d’habitat la plus basse, juste avant les tanneries, près desquelles seules les personnes sans odorat pouvaient subsister.
On apercevait depuis la rue les foyers qui chauffaient les gros récipients installés sous les appentis, les tissus qui trempaient et les ouvriers qui remuaient tout cela à l’aide de longues cuillers en bois. Les visiteurs n’avaient pas encore franchi le seuil qu’une odeur âcre les prit à la gorge. Les adjoints du magistrat se postèrent de chaque côté de l’entrée et clamèrent :
– Mettez les couvercles sur les cuves : Son Excellence va enquêter !
L’injonction procura un petit mieux, mais ce n’était pas encore les effluves merveilleux du jardin de l’Ouest où vivaient les Immortelles.
Le locataire n’était pas chez lui, on ne l’avait pas vu depuis deux jours. Ti envoya ses lieutenants faire le guet aux deux bouts de la rue pour se saisir de tout individu au bras tatoué qui passerait devant eux.
Une incongruité le frappa dès qu’il mit le pied dans la chambre carrée située au fond de la deuxième cour : pour un homme qui avait mis la main sur une fortune, M. Phénix vivait chichement. Ti ne trouva nulle trace d’une grande finesse, ni dans la chambrette, ni dans l’opinion qu’avaient les logeurs au sujet de leur hôte. C’était selon eux un abruti qui cognait avant de réfléchir, qui s’embarquait toujours dans des coups douteux entre lesquels il tentait en vain de dégoter un emploi stable. Son tatouage était le souvenir d’un engagement dans l’armée. On ignorait le motif exact qui l’y avait conduit, mais Ti était bien placé pour savoir que les troupes se composaient d’un ramassis de repris de justice envoyés là en punition de leurs forfaits. L’armée chinoise était un vaste dépotoir humain dans lequel cette société si ordonnée et policée se débarrassait de ceux qu’elle avait échoué à civiliser : les délinquants récidivistes, les brutes auxquelles le fouet ne faisait plus rien, les petits trafiquants qui contristaient l’administration fiscale, les vagabonds dont la présence dérangeait les citadins et ainsi de suite. C’était l’une des raisons pour lesquelles le métier des armes ne jouissait pas d’une brillante réputation. Dans une échelle de valeurs où nul n’était plus honoré que celui qui parvenait à passer des examens, celui qui savait à peine tracer le caractère de son nom avait du mal à se faire apprécier.
C’était exactement le cas de ce Tcheng, dont la vie n’était, sembla-t-il, qu’une longue suite d’erreurs, d’échecs et de déconvenues. Peut-être étaient-ils chez le bras armé – et tatoué – de l’opération, mais non chez le cerveau qui l’avait imaginée. Cette escroquerie était d’une bien trop grande subtilité pour le locataire de la teinturerie.
Ti proposa à son écrivain de participer aux recherches afin de mieux percevoir ce qu’était son métier. Il l’engagea à fouiller les affaires du suspect, principalement parce qu’il répugnait à y fourrer les mains lui-même.
Le juge considéra d’un œil morne les hardes minables qu’on venait d’étaler sur la natte. Nouvelle bizarrerie, Tcheng avait délogé depuis deux jours sans rien emporter.
– Sa récente opulence lui permet de s’offrir mieux que tout ça, suggéra Han Yi.
C’était possible, à supposer qu’il arrivât à tirer rapidement quelque chose de sa part du butin. Ti songea qu’il allait falloir rendre visite aux receleurs de Pei-Tchéou.
Du coffre à vêtements, on retira une paire de bottes solides.
– Voilà qui est curieux. Soit notre tatoué va revenir bientôt, soit il lui est arrivé malheur.
– Votre Excellence lit l’avenir dans les semelles usées ! s’extasia l’écrivain.
Ti n’avait pas besoin d’interroger les astres. Qui s’enfuirait sans ses bottes ?
Sous une latte du plancher, qui bougeait quand on marchait dessus, on trouva un long poignard et d’autres armes tout à fait prohibées. « De mieux en mieux », songea le juge. On savait déjà que Tcheng était quasiment pieds nus, on savait désormais qu’il était parti en promenade dans un champ de pâquerettes où ses moyens de défense ne lui étaient d’aucune utilité.
Han Yi continuait de fourrager dans la boîte à habits, enchanté de jouer à l’inspecteur.
– Victoire ! s’écria-t-il en brandissant un bouton d’un joli vert laiteux. Votre Excellence est le dieu de la Justice personnifié !
L’objet déparait avec le décor crasseux. Ils avaient là un habile voleur qui s’enfuyait en sandales, sans armes, et abandonnait derrière lui une précieuse pièce à conviction. Cette affaire sentait de plus en plus le tofu pourri, et cela ne tenait pas seulement aux étuves mitoyennes.
Ti regagna la rue avec l’espoir que ses lieutenants auraient vu le tatoué, quitte à apprendre que celui-ci s’était enfui en découvrant qu’on perquisitionnait chez lui.
Rien de tout cela n’était arrivé. Il les trouva paisiblement assis devant la teinturerie, occupés à mâchonner des rondelles de gingembre confites achetées à un marchand ambulant.
Le magistrat quitta le quartier en se demandant où cet amas d’incohérences pourrait bien le mener. De son côté, Han Yi se cassait la tête à la recherche du parti poétique à tirer d’une puanteur fétide et d’un taudis pouilleux.
Le sous-préfet et sa petite troupe se rendirent là où des voleurs en mal de liquidités pouvaient s’être défaits d’une partie des amulettes volées.
Au contraire des autres échoppes, dont l’enseigne représentait le produit en vente à l’intérieur, le jifupu arborait deux mains en bois peint, paumes ouvertes, qui semblaient inviter à pénétrer dans quelque sanctuaire où la bienfaisance s’exerçait au nom de la foi. Remplie d’effets abandonnés par des clients aux fins de mois difficiles, la plus grande salle servait de magasin de fripes. Dans la deuxième, les employés achetaient et vendaient les objets qui ne se portent pas sur soi. La troisième, la plus petite, faisait office de banque. Il ne fallait pas se fier au statut d’usurier du propriétaire : c’était le principal banquier de la ville.
Parmi les bibelots laissés en dépôt, Ti avisa une grande boîte laquée haute comme un homme.
– Tiens, on vous confie aussi les cercueils ? remarqua-t-il.
– Pas seulement les cercueils, noble juge, précisa le patron du jifupu.
Le cadavre était à l’intérieur. Une famille trop gênée pour acheter une tombe avait déposé le corps du grand-père en guise de garantie. On espérait le récupérer après avoir fait fructifier l’argent du prêt. Certes, en cas de non-remboursement, le cadavre ne serait pas facile à revendre. Mais il était peu probable que ces personnes s’exposent à une malédiction sur huit générations pour avoir abandonné la dépouille de leur ancêtre.
Avec ses rondeurs rassurantes, M. Liu affichait la fausse bonhomie d’un personnage qui a d’autant plus intérêt à bien s’entendre avec tout le monde que sa profession consiste à profiter du malheur d’autrui. Malgré son sourire bienveillant, on sentait qu’il pouvait vous étriper à mains nues sans altérer son visage de bienheureux.
Il avait bien sûr entendu parler de la mésaventure advenue à ses chers confrères de la guilde du jade. Cette évocation parvint à lui arracher simultanément une larme de crocodile et un sourire de chacal. Son expression évoquait ces figures du zodiaque en terre cuite, à corps humain et à tête d’animal. Quelle créature fallait-il être pour manger du malheur des veuves à son déjeuner et de la détresse de paysans ruinés à son dîner ?
M. Liu jura qu’il n’aurait pas manqué d’alerter le tribunal si l’on était venu lui proposer du jade douteux. À la place de ces bandits audacieux, il serait allé négocier le butin dans une autre ville : ici, tout le monde était trop honnête et, surtout, on savait de quelle vindicte la guilde était capable. Où qu’ils aillent, leur tâche ne serait pas facile. La guilde possédait son réseau, elle ne les lâcherait pas. Sans doute les négociants de Pei-Tchéou avaient-ils déjà envoyé des courriers chez leurs partenaires les plus proches, et ainsi de suite. La liste des pièces volées aurait bientôt fait le tour du pays. L’émoi – autant dire l’hilarité – suscité par l’escroquerie ferait circuler l’information encore plus vite. Les voleurs seraient contraints de courir à l’autre bout de l’empire, jusque chez des barbares à qui la déconvenue des marchands de Pei-Tchéou ne ferait ni chaud ni froid, ou d’attendre une année, que le scandale fût un peu retombé.
Ti était perplexe. Ce raisonnement expliquait d’autant moins que le tatoué se fût enfui sans bottes ni couteaux. Il remercia son interlocuteur et quitta la boutique sans cesser de méditer.
Han Yi fit mine de s’intéresser au cercueil et laissa le petit groupe sortir sans lui. Resté seul avec l’usurier, il tira de sa manche une carte de visite et la lui glissa discrètement. On pouvait y lire :
Docteur Han Yi, amélioration de réputation, restauration de renommée, résultat garanti.
L’usurier leva les yeux du bout de papier et interrogea le « docteur » du regard. Celui-ci fit un geste qui signifiait : « Ne désespérez pas ! »
– Si vous saviez pour qui je travaille actuellement, vous sauriez qu’il n’y a pas de cause perdue, l’encouragea l’historiographe avant de quitter à son tour cet affreux commerce.