VIII
Le juge Ti rencontre une mariée à barbe ; il la confie
à une spécialiste des cœurs solitaires.
Monté sur un cheval crème trapu à crinière noire, Ti se mit à la tête d’une petite troupe armée pour débusquer les voleurs repérés par sa belette volante. On franchit les fortifications, on traversa le faubourg et l’on s’engagea sur la route de gauche empruntée par les fugitifs. Peut-être ceux-ci avaient-ils leur repaire pas très loin. Peut-être s’étaient-ils arrêtés quelque part. Ils étaient partis sans bagages, vêtus de costumes de fête, ils n’avaient sûrement pas prévu de traverser l’empire à pied.
On était à une vingtaine de jours du solstice d’été. Les dieux gratifiaient leur sous-préfet d’un ciel paisible. Il n’avait pas de raison de croire que ses vœux ne seraient pas exaucés.
On passa la colline où Belette Agile avait aperçu les fuyards. À une distance d’un li1 environ, Ti vit que les broussailles du bas-côté étaient aplaties. Des gens étaient passés par là.
Au-delà des premiers arbres s’étendait une clairière. Une chaumière avait été construite à l’autre bout. À l’intérieur, les sbires trouvèrent un corps étendu sur une paillasse. C’était celui d’un assez bel homme de trente ans, au menton pourvu d’un bouc, vêtu d’une robe de femme rouge. Ti fut enchanté de renouer avec sa mariée barbue.
L’homme n’est pas mort, mais il était mal en point. Une auréole de sang séché s’étalait autour de sa tête. On lui avait fracassé le crâne par-derrière avec un objet lourd. Ti remarqua une autre trace de sang sur le sol, à deux pas du lit. Cette victime-là n’avait pas sauté d’un pin, elle avait bel et bien été assommée à dessein.
La maisonnette contenait des affaires de femme. Aucun objet ne trahissait la présence d’un enfant et il n’y avait pas la place pour un troisième occupant : le lit n’était pas assez large pour contenir plus de deux personnes. Ti posta un garde chargé d’interroger la propriétaire à son retour et fit porter le blessé en ville sur une civière improvisée.
Une fois au yamen, il fit déposer son suspect dans la salle d’audience en attendant l’arrivée des marchands de jade et du médecin agréé auprès du tribunal. Sa seconde préoccupation fut d’envoyer des crieurs promettre une récompense à quiconque permettrait d’identifier le prisonnier.
Le contrôleur des décès fut le premier à se présenter.
– Où est le cadavre ? demanda-t-il après avoir salué le magistrat.
Celui-ci lui désigna le corps. Le vérificateur des morts suspectes se pencha sur le jeune homme en rouge.
– Ah, mais il respire encore ! Vous savez que je prends le double, quand ils respirent. L’examen est beaucoup plus difficile.
Ti s’engagea à payer le triple si le médecin parvenait à sauver son client. Le contrôleur des décès estima qu’on lui compliquait décidément la tâche.
– J’aimerais bien savoir à quoi tout cela rime, dit le mandarin, qui réfléchissait tout haut.
– C’est très simple, noble juge, dit Han Yi. Vos bandits se sont disputés pour le butin. L’un d’eux est resté sur le carreau. Cela arrive tous les jours.
Ti voulait bien croire que ces malfrats sans scrupules s’étaient étripés entre eux. Mais pourquoi l’avoir fait d’une manière si lâche, avec un gourdin, par surprise ? Les conflits entre mauvais garçons se réglaient en général à coups de couteau dans le buste ou dans la gorge. Une action si dépourvue de courage avait de quoi vous faire une réputation abominable parmi vos pairs. Personne n’apprécie celui qui frappe en traître. Et pourquoi l’avoir abandonné dans cette chaumière plutôt que de l’enterrer dans la forêt ou de le jeter en pâture aux bêtes sauvages ? Pourquoi ne pas l’avoir achevé, surtout ? S’il se remettait, il n’aurait de cesse que de tirer vengeance et de récupérer sa part. Cela n’avait pas de sens.
– Peut-être s’est-il traîné jusque-là avant de s’évanouir ? supposa l’écrivain.
Le médecin fit un geste de dénégation. Cela n’était pas envisageable. Il était déjà étonné qu’un blessé au crâne aussi endommagé fût encore vivant.
Par ailleurs, le sang que Ti avait vu sur le sol donnait à penser que l’agression avait eu lieu sur place. Cet homme avait été battu à l’intérieur de la cabane, il était tombé à terre et on l’avait porté sur le lit. C’était un peu comme si on avait à la fois souhaité sa mort et pris soin de lui après l’avoir assommé. C’était incohérent.
Ti eut l’impression que des éléments primordiaux lui échappaient depuis le début, ce qui l’empêchait de saisir le sens des événements. Il espéra qu’on lui amènerait bientôt la femme qui vivait là-bas et qu’elle aurait quelque chose à lui apprendre.
Les marchands de jade se présentèrent en petit comité, fort curieux de voir quelle nouvelle partie de leur trésor le mandarin avait récupérée.
Ti leur montra le blessé. Ils s’approchèrent pour jauger ses traits.
L’un d’eux lui décocha un coup de pied. L’autre le secoua en criant :
– Où est mon jade, résidu de putréfaction ?
Le mandarin fit signe à ses sbires de les écarter de la civière avant qu’ils n’achèvent le prévenu. Liang Liang reprit ses esprits le premier.
– C’est bien là l’immonde Tsiao Tai qui nous a volés l’autre nuit ! affirma-t-il.
– L’immonde Tsiao Tai est ici, rectifia Ti en désignant son homme de main. Celui que vous voyez là n’est qu’un imposteur qui s’est fait passer pour mon fidèle lieutenant.
Les marchands se lancèrent dans une comparaison minutieuse du blessé et de Tsiao Tai, à l’issue de laquelle ils se demandèrent comment ils avaient pu confondre les stigmates du vice visibles sur le visage de l’un et l’air d’honnêteté qu’arboraient tous les représentants de la force publique.
– Dites-moi, puisque je vous tiens, reprit le juge.
Il souhaitait apprendre ce que ces experts savaient des statues dérobées dans les temples dix ans plus tôt. Étaient-elles réellement en jade ? Ce jade était-il de la première qualité ? Avait-on vu des éclats de ces pierres apparaître sur le marché depuis lors ?
Comme chaque fois qu’il évoquait le sac de Pei-Tchéou, ses interlocuteurs prirent des mines d’enterrement pour s’exclamer :
– Ah ! Quelle catastrophe !
Ti les invita à surmonter leur douleur et à lui livrer les renseignements précis qu’il demandait.
Selon la guilde, ces effigies constituaient à elles trois une véritable montagne de jade. Bien sûr, en l’état, elles n’étaient pas négociables. Qui oserait se fâcher avec les divinités dont elles étaient l’incarnation ? En revanche, une fois réduites en morceaux indistincts…
Ti crut percevoir une pointe d’envie chez ses interlocuteurs. Cependant, ils étaient bien placés pour savoir que de tels fragments n’avaient pas été mis en vente dans la région.
On avertit le juge que la cour était pleine de gens venus reconnaître le moribond. Il fit ouvrir en grand les portes de la salle, les témoins se rangèrent en ligne pour défiler devant la civière.
– C’est ce diable de Ma ! s’écria tout de suite un cordonnier. Il me doit dix taëls. Je suis bien content que Votre Excellence se propose de me rembourser !
Son Excellence offrit de le rembourser en coups de bambou s’il n’apportait pas la preuve de ses propos. Les cris de douleur du cordonnier lors de la flagellation raccourcirent la file de moitié.
La deuxième personne à reconnaître le blessé fut une femme assez apprêtée que l’on pria elle aussi de prouver ses allégations. Elle avait pris la précaution de se munir d’une chaussure de son mari, qu’elle passa au pied de l’inconnu en rouge. Tout le monde put constater que le soulier lui allait parfaitement.
La dame se nommait Lotus Blanc et logeait dans le quartier du canal. C’était à la limite du hameau dédié aux plaisirs de la chair. Chacun en déduisit qu’on avait affaire à une jinu, une poule, expression qui servait à désigner les prostituées.
– Vous êtes donc une demoiselle xiaojie ? demanda le magistrat, qui employait un vocabulaire plus châtié.
Lotus Blanc protesta. À l’en croire, elle n’avait jamais été une vulgaire xiaojie. Elle avait exercé le métier de baopo, qui consistait à distraire de toutes les façons appropriées les messieurs qui s’ennuient.
Ti la pria de lui épargner les méandres des grades et degrés qui divisaient la prostitution.
Lotus Blanc fit le geste de repousser loin d’elle tous ces vilains soupçons. De toute façon, elle s’était retirée du métier au moment de son mariage avec celui qui gisait sur la civière ; c’était plus correct.
L’assistance se gondola ouvertement. Cette Lotus Blanc avait sûrement de grandes leçons de correction à leur donner à tous en tant que « dame pour accompagner les messieurs seuls ».
Ti frappa deux coups de son marteau en bois et l’interrogea sur son mari : qui était-il, de quoi vivait-il, où était passé le jade volé ?
Lotus Blanc jura n’avoir jamais entendu parler d’un tel vol. Elle semblait d’ailleurs à peine savoir de quoi vivait son époux, ni même qui il était. C’était à croire qu’elle avait vécu à côté d’un étranger tout au long de ces dernières années. Il y avait de la fustigation dans l’air.
Ti fut sur le point de jeter quelques baguettes à son bourreau pour lui indiquer le nombre qu’il souhaitait voir appliquer sur le dos de la récalcitrante. La simple vue des tiges délia la langue de cette dernière. Elle adopta le débit d’une machette à découper les nouilles pour leur révéler l’âge, l’origine géographique, la généalogie et accessoirement le nom de son cher époux, qui s’appelait Wou Chou.
Ti était content, on en savait désormais un peu plus sur la disparition du jade. Double bonheur, le blessé revint à lui. Lotus Blanc se jeta à son cou, emportée par la joie de n’avoir pas à subir le bambou puisqu’il était désormais en mesure de s’expliquer lui-même.
Wou Chou ne parut guère partager son euphorie.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il dès qu’elle eut cessé de l’étouffer sous les embrassades.
Déjà le bourreau s’avançait pour saisir l’épouse prétendue, que la surprise tétanisait.
– Voyons ! glapit-elle. C’est moi ! Ta chère moitié !
Ti fit signe au bourreau d’attendre un peu. Un doute subsistait. Il convenait d’interroger le suspect pour voir s’il avait bien recouvré ses esprits.
– Comment se nomme le sous-préfet de cette ville ? demanda-t-il à l’homme en rouge.
Celui-ci fit un visible effort. Il avait l’air égaré. Tout ce qu’il pouvait se rappeler, c’était qu’il s’agissait d’un être pervers, déplaisant et vil.
Ti n’avait pas besoin d’en entendre davantage. La preuve était faite que ce Wou Chou avait perdu la mémoire, et même probablement la raison.
Les marchands exigèrent que l’on torturât sa compagne pour lui faire dire le nom des complices et l’emplacement du jade. Lotus Blanc poussa un cri, se prosterna devant l’estrade où se tenait le magistrat et jura qu’elle ignorait tout des activités de l’amnésique. Si on la mettait en prison, qui prendrait soin de lui dans sa maladie ?
C’était un point intéressant. Ils avaient tous intérêt à le voir guérir, et du corps et de la tête.
– Et vous, demanda Ti à Liang Liang, estimeriez-vous correct que vos fournisseurs réclament de mettre votre épouse à la torture pour récupérer leur créance ?
Cette idée refroidit la guilde.
Ti ne voulait pas garder ce blessé en prison : autant le tuer tout de suite ; il entrerait en agonie et on n’en saurait jamais davantage. En outre, si ses comparses l’avaient laissé pour mort, ils reviendraient sans doute chez lui pour achever le travail et on aurait ainsi une chance de les attraper.
– Si je comprends bien, dit Lotus Blanc, Votre Excellence souhaite que je remette mon époux sur pied pour qu’elle puisse le condamner à mort ?
Le mandarin lui rétorqua qu’elle ferait ce qu’on lui dirait. Au reste, la femme n’avait pas trop l’air fiable, il fallait adjoindre une troisième roue à cette charrette bancale.
Ti demanda à la cantonade s’il se trouvait dans la salle une servante à louer. Une jeune femme fendit l’assistance et vint s’agenouiller devant lui. Elle s’appelait Huansha, Sable Lavé, et se trouvait actuellement sans emploi. Elle était assez jeune, plutôt jolie, paraissait propre ; elle convint au juge. Il la chargea d’aider Mme Lotus Blanc à soigner son mari. Elle devrait veiller sur lui, retenir tout ce qu’il pourrait dire et rapporter aux agents du yamen le moindre fait suspect.
Quatre hommes ramenèrent l’amnésique chez sa femme. Ainsi qu’elle l’avait dit, elle occupait une maisonnette près du quartier des saules, ce qui suggérait qu’elle était encore plus ou moins en exercice. Quoi qu’il en fût, la petite boutique de plaisirs allait devoir fermer pour un moment : un blessé occupait le lit de l’unique pièce.
La tendresse et les attentions qu’elle déploya envers son mari tout au long du trajet suggérèrent à Tsiao Tai qu’elle lui était dévouée. Le lieutenant allait devoir la serrer de près pour l’empêcher de préparer la fuite de son bonhomme. Il organisa devant chez eux une surveillance discrète, de jour et de nuit, afin qu’on eût une chance de mettre la main sur la bande – et aussi pour empêcher les marchands de jade de se faire justice eux-mêmes, au cas où leur honneur perdu leur importerait davantage que le retour de leur bien.
Il ne restait plus qu’à espérer que le piège se refermerait sur les malfrats ou que l’amnésique révélerait ses secrets. Ti pouvait prendre un peu de repos. C’était comme s’allonger sous le prunier pour faire la sieste en attendant que les fruits mûrs tombent tout seuls. L’important était qu’ils ne vous tombent pas sur la figure.
1 Le li équivaut à 576 mètres.