XX
Le juge Ti apprend que ses prochains administrés
auront des cornes et des sabots ; il cherche un phénix
et trouve un poulet.
Un clerc du tribunal qui rentrait du gouvernorat prévint le juge Ti qu’une enquête avait été diligentée à son sujet. Ainsi qu’il l’avait redouté, il avait été dénoncé aux autorités métropolitaines pour avoir laissé ses femmes se lancer dans toutes sortes de trafics indignes.
– Comme Votre Excellence le sait sûrement, dit son employé, notre gouverneur est allié à la famille du Secrétaire impérial par la troisième épouse du grand-père d’un de ses cousins. Sa dénonciation est remontée à la Cour en ligne directe.
Le gouverneur comptait sur ce scandale pour libérer le poste de Pei-Tchéou. Il souhaitait l’attribuer à un petit-neveu par alliance au sixième degré. Le postulant avait épousé en secondes noces l’arrière-petite-nièce d’un grand-oncle du gouverneur. Au titre d’une si proche parenté, le jeune couple était en droit d’attendre de Son Excellence le plus fidèle soutien. Le juge Ti, lui, avait eu la faiblesse de se marier par convenance personnelle, une erreur qui nuisait beaucoup à sa carrière.
Toute la propagande du monde échouerait à dissimuler le manquement à l’éthique et à la morale dont il s’était rendu coupable en laissant ses compagnes promener leur argent à leur guise. Il estima nécessaire de leur expliquer la situation : elles allaient avoir tout loisir d’investir dans le fromage de chèvre, en haut de ces montagnes désolées où on l’enverrait bientôt administrer des bergers barbares dont pas un ne parlerait chinois.
Ses épouses n’en crurent pas un mot.
– Voyons ! dit madame Deuxième. Qui oserait s’en prendre à Tigre Bondissant ?
– Mes supérieurs ! dit Ti.
Elles soupirèrent. Le monde était plein de jaloux.
– Que vous êtes-vous avisées d’intervenir dans ma carrière ! leur reprocha-t-il.
Madame Première prit à son tour la parole – il fallait bien s’y mettre à trois pour contrebalancer le mécontentement de leur mari.
– Nous avons de l’ambition pour vous, cher époux. Nous souhaitons que votre mérite soit reconnu à Chang-an, que nos enfants accèdent à de belles situations et que vous soyez élevé au rang de duc.
– Il s’écoulera du temps avant que vous ne soyez duchesse ! prédit le futur gardien de chèvres.
S’il voulait avoir une chance de sauver son poste, il devait absolument accomplir une action d’éclat. Autant dire un miracle. Comme, par exemple, de retirer du fleuve les statues de jade qui y dormaient depuis dix ans.
Il réunit sur-le-champ ses vieux savants et se rendit à leur tête au bord de la rivière.
Il ne faisait pas beau. Le mauvais temps s’était abattu sur Pei-Tchéou comme sur sa carrière. Le vent faisait plier les arbres et ridait la face de l’eau devenue grise. Les pêcheurs assis sur la berge tenaient à deux mains leurs chapeaux coniques sans songer à braver les éléments. Quelques cormorans retenus par une cordelette se blottissaient contre les coques des barques renversées.
Ti était résolu à organiser le sauvetage des dieux. D’une part, il avait plus de moyens et de savoir que les voleurs ; d’autre part, peut-être les divinités accepteraient-elles de s’en remettre à lui plutôt qu’à eux.
Des marins chargeaient et déchargeait les jonques venues de la mer Jaune ou de l’intérieur des terres. Certaines s’enfonçaient profondément à mesure qu’on les remplissait de jarres en terre cuite, d’autres s’élevaient alors qu’on emportait leur cargaison vers le marché.
Ti eut la vision d’un système ingénieux. Qu’est-ce qui empêchait de remonter les statues ? Leur poids dans l’eau. Qu’est-ce qui était aussi fort que l’eau ? L’eau elle-même. Après tout, il utilisait les malandrins pour attraper d’autres malandrins ; il se servait du jade pour récupérer les voleurs de jade ; pourquoi ne pas en user de même avec la rivière ? S’il pouvait retourner contre elle sa propre force, c’est elle-même qui lui livrerait les statues sans qu’il eût rien à faire !
Il en conféra avec ses érudits. Sa proposition les plongea dans la perplexité.
– Seigneur juge, l’eau ne peut pas soulever un bloc de pierre, pour la simple raison que ce bloc est plus lourd qu’elle.
– Ce bloc est-il plus lourd que la rivière tout entière ? demanda Ti. Je ne le crois pas. De plus, n’est-ce pas un tronc d’arbre poussé par ce même flot qui a détruit le pont précédent ?
Comme ils n’avaient rien à suggérer, hormis leur marotte des cerfs-volants géants, ils acceptèrent de mettre en œuvre cette solution inouïe.
Tandis qu’on étudiait les opérations de levage, des prêtres s’installèrent sur la rive pour conjurer le dragon d’épargner la population locale. Ils égrenaient tant d’idioties que le mandarin fut tenté de les sacrifier aux divinités en échange des statues. Mais qui pouvait prétendre que le cadeau de trois imbéciles confits en dévotion valait un trésor ? Il laissa tout ce monde à la préparation du prodige et regagna son tribunal en compagnie de Tsiao Tai.
Alors qu’il remontait vers le yamen par les petites rues pour éviter de rencontrer ses admirateurs, Ti passa devant l’unique échoppe de tatouage de la ville. Les Chinois se faisaient peu tatouer. Non seulement ces dessins corporels étaient considérés comme vulgaires, mais cette pratique abîmait le corps confié en dépôt par vos parents, un corps qui était censé se présenter devant les juges de l’au-delà dans un état correct. C’était principalement une habitude de soldats, de manœuvres et d’individus à la moralité douteuse.
Puisqu’il avait un problème de tatoué, Ti songea qu’il pouvait être intéressant de s’adresser à un spécialiste. La piste ne mènerait sûrement à rien, mais il avait du temps depuis qu’il attendait sa mutation chez les troupeaux d’altitude.
Il souleva le rideau et pénétra dans une échoppe crasseuse où l’on s’allongeait sur une natte pour se faire torturer par un artiste muni d’aiguilles. Un client était justement en train de faire orner son dos d’une œuvre d’art.
Le travail principal du tatoueur accroupi consistait à recopier des modèles d’idéogrammes à la gloire de celui qui les arborerait. Les feuilles de tissu accrochées aux murs, où se lisaient les mots « Vaillant », « Brave », « Imbattable », indiquaient les désirs de la clientèle. Cet homme exerçait d’une certaine manière la même profession que Han Yi, si ce n’est qu’il gravait l’éloge à même la peau de ceux qui en étaient l’objet.
Ti se pencha au-dessus du monsieur allongé sur la natte. Ce qu’il lut le laissa rêveur.
– Moi aussi, j’aime beaucoup le poulet au gingembre, dit-il, bien que l’idée d’inscrire ce penchant sur son épiderme ne l’eût jamais effleuré.
L’homme se redressa comme si une araignée lui avait piqué les fesses. Il saisit le poignet de l’artiste qui était en train d’écrire sur sa chair.
Soucieux d’exprimer ses sentiments envers sa dernière conquête, il avait demandé à un étudiant de lui écrire les mots « J’aime Fleur de Prunus » sur un bout de papier. Ti comprit le malentendu. Si on omettait quelques détails dans les idéogrammes, « Fleur de Prunus » devenait « poulet au gingembre », ce dont la demoiselle risquait d’être modérément flattée.
Le client était furieux.
– Imbécile ! cria-t-il au titulaire de la boutique. En plus, je ne digère pas le gingembre, il me donne des gaz !
Le tatoueur était ennuyé, il ne maîtrisait pas assez la langue écrite pour rectifier le message.
– Peut-être l’honorable visiteur a-t-il voulu vous faire une farce ? suggéra-t-il avec un clin d’œil appuyé au magistrat.
Ti ne voyait pas l’utilité d’ajouter le mensonge à la sottise. Il eut la bonté d’emprunter un pinceau pour corriger la sentence, afin que l’amoureux ne passât pas le reste de son existence à proclamer des goûts culinaires qui n’étaient même pas les siens.
Tandis que le tatoueur terminait de préparer la publicité dorsale de Fleur de Prunus, Ti fit le tour de la boutique. L’artisan en gravure sur cuir ne faisait pas seulement la promotion des filles faciles et des plats cuisinés, il copiait aussi, non sans talent, des dessins de toutes sortes inspirés des peintures qu’on voyait dans les temples.
Quand il eut relâché son client, qui ne mit pas le pied dehors avant de s’être entendu confirmer qu’on lisait bien la formule demandée et non autre chose, Ti fit la description de l’oiseau qui lui causait du tracas.
Le tatoueur n’avait pas exécuté de phénix récemment. En revanche, il en avait peint un sur le bras d’un original. Il arrivait parfois que quelqu’un voulût juger de l’effet avant de se décider. On pouvait se faire faire une vilaine peinture provisoire pour le dixième du prix d’une vilaine peinture permanente.
Un phénix éphémère, voilà qui donnait à réfléchir.
– Votre original est-il revenu faire fixer cette œuvre dans sa chair ?
Le tatoueur ne l’avait jamais revu.
Le sceptre d’or du dieu Jinjia, protecteur des lettrés, frappa le mandarin.
– Notre tatoué n’est pas mort ! Nous lui avons parlé ce matin !
– Mais le prévenu de ce matin n’est pas tatoué, noble juge, objecta Tsiao Tai.
– Précisément ! C’est là son génie !
Le lieutenant ne voyait pas du tout où était le génie là-dedans. Quant au génie de la magistrature, on commençait à croire qu’il avait besoin d’un repos prolongé.