III
Le juge Ti remet son honneur entre les mains d’un
escroc ; il apparaît que la chasse au phénix se pratique
dans les airs, dans le fumier et dans l’eau chaude.
Venu saluer ses épouses dans leurs appartements, Ti leur résuma l’étonnante affaire qu’on venait de lui soumettre. Il importait de punir sévèrement les voleurs, surtout celui qui avait usurpé son allure ; et tant mieux si l’on remettait la main sur les breloques par la même occasion.
Ses compagnes affichèrent des mines désabusées.
– Nous savons ce qui va se passer, seigneur, dit sa Première. Vous allez résoudre cette énigme avec brio, comme d’habitude, et puis personne n’en entendra plus parler, comme d’habitude, et nous continuerons de croupir dans des régions où le lait gèle en été dans nos marmites.
– Comme d’habitude ! reprirent en chœur les concubines.
Ti se renfrogna. Il n’était pas plaisant de s’entendre critiquer dans sa propre famille. Comme nombre de hauts personnages craints et respectés dans le cadre de leur profession, il avait du mal à obtenir le même résultat au sein de son foyer.
Ses épouses annoncèrent que, par chance, elles tenaient le remède à la déplorable impasse où se trou vait sa carrière. Les voies de la Providence leur avaient permis de faire la connaissance d’un talentueux historiographe capable de faire prendre un crapaud baveux pour un rossignol chanteur. Cet homme d’exception prodiguait ses services à tous ceux qui le payaient pour faire d’eux des héros aux yeux du monde.
– J’appelle ça une crapule, commenta Ti.
De l’avis de ces dames, c’était exactement ce qu’il leur fallait. Leur mari avait trop longtemps pâti de sa probité. Ce M. Han mêlerait à tant de vertu l’once de vice nécessaire pour rétablir l’équilibre du yin et du yang.
– Il faut un peu d’acidité pour mettre en valeur le sucré, expliqua madame Deuxième la bien en chair.
Madame Première ne se donna pas la peine de chercher une métaphore :
– Cela fera avancer votre carrière.
– Mais elle est superbe, ma carrière ! plaida Ti.
– C’est pourquoi nous vivons dans cet univers raffiné, dit sa Troisième, de sa voix flûtée, en désignant les murs gris qui les entouraient.
Les faits apportèrent à ces propos une démonstration immédiate. Un secrétaire du tribunal annonça au mandarin qu’on sollicitait de ses lumières dans un différend entre éleveurs de chèvres. Le demandeur avait prévu un dédommagement en nature, c’est-à-dire sous forme d’une paire de chevreaux dont la peau fournirait de jolies descentes de lit. Madame Première leva les bras au ciel.
– On vous soudoie avec des peaux de chèvres !
Ti protesta : on ne le soudoyait pas, il s’agissait d’un hommage à ses qualités de négociateur.
– Allons vivre dans une ville où l’on vous rendra hommage sous forme de rouleaux de soie et de lingots d’or, suggéra sa femme.
Ses émoluments bêlaient dans le couloir.
L’irruption des chèvres et la perspective de régler des querelles de bergers accablèrent suffisamment le mandarin pour qu’il acceptât d’écouter le projet que l’on avait conçu pour lui.
Il s’agissait simplement de mener sa prochaine enquête sous les yeux d’un écrivain qui rédigerait à sa place les rapports officiels de façon à séduire ses supérieurs.
– Je n’ai pas d’argent à dépenser pour ces sottises, déclara le juge.
Ses épouses échangèrent un regard complice.
– Joyeux anniversaire ! dirent-elles d’une seule voix.
Elles s’étaient cotisées sur leurs revenus personnels et avaient obtenu de ce Han Yi un tarif de faveur en faisant valoir la personnalité hors du commun de son client. Ti ne put mieux faire que de les remercier, bien que le cadeau d’un écrivain pontifiant représentât une déception en comparaison des pantoufles en peau de mouton auxquelles il s’attendait. Il demanda quand on comptait lui faire rencontrer son nouvel ami.
Il parut qu’on avait anticipé son accord : l’homme attendait dans le couloir.
– Avec les chèvres ? s’inquiéta Ti.
Ses épouses se retirèrent, ainsi qu’il seyait à de nobles dames qui n’étaient pas censées se montrer au premier venu. Leur mari frappa dans ses mains pour qu’on fît entrer son sauveur.
Han Yi était petit, mince, et sa robe grise aurait pu le faire prendre pour un clerc du tribunal si son œil n’avait pétillé d’une malice peu courante dans cette profession. Il était peu ravi d’avoir patienté avec les autres visiteurs du jour, deux quadrupèdes mal élevés qui sentaient le bouc et s’obstinaient à vouloir mâchonner les pans de son vêtement.
Les deux hommes échangèrent les politesses d’usage. Han Yi déclara qu’il admirait depuis longtemps l’éminent magistrat, ce dernier répondit qu’il nourrissait une véritable passion pour la littérature, puis il demanda de quelle façon son visiteur croyait pouvoir lui être utile.
– Connaissez-vous le général Cheng qui dirige nos forces du nord ? dit l’écrivain. Avant moi, c’était un obscur officier chargé des casseroles et des fourneaux. Après que j’ai eu relaté la bataille du Col-du-Vent, sa carrière a enfin pris son envol avec l’aisance d’un aigle de montagne. On n’imagine pas ce qu’un peu de style et de lyrisme donne de saveur à une échauffourée comme il s’en produit tous les trois jours.
– Comment se fait-il, avec un don aussi brillant, que vous n’occupiez pas vous-même une place de choix dans nos glorieux bureaux ? s’étonna Ti.
– Votre humble serviteur n’a réussi que les examens du premier échelon1, faute de pouvoir se payer l’enseignement des meilleurs maîtres. J’espère que les personnages influents qui veulent bien m’employer feront connaître mon nom en haut lieu.
Autant dire que Han Yi élevait les autres pour s’élever lui-même. Après tout, Ti avait vu bien des gens user de pires stratagèmes pour réussir. Il commença à cerner le personnage : aucun talent pour les études, grand talent pour l’onction et le mensonge ; sa carrière dans l’administration centrale était toute tracée. Au reste, sa propre honnêteté n’avait pas trop bien réussi jusqu’alors au mandarin, s’il fallait en croire l’avancement mirifique du responsable de la tambouille aux armées. Il accepta de remettre provisoirement son sort entre des mains moins nettes que les siennes.
Han Yi recula un peu pour considérer la pâte molle d’où il allait faire surgir un justicier au mérite éclatant. Il était heureusement habitué à rehausser la sauce des nouilles desséchées pour leur donner un goût de miel.
– D’abord votre nom. Que Votre Excellence me pardonne : « le juge Ti », c’est plat. Ce n’est pas un nom de héros, ça n’accroche pas l’oreille, ça ne prendra jamais.
Il lui demanda son signe astrologique. Ti Jen-tsie était né une année du tigre.
– Enfin quelque chose de positif ! s’extasia l’historiographe.
Il lui proposa « Tigre Rageur », un pseudonyme beaucoup plus propre à porter sa réputation au-delà du district, et même, qui sait, à lui faire traverser les deux ou trois décennies à venir.
– Avant moi, votre vie était banale et terne. Attendez-vous à la voir se remplir de faits étonnants et d’actions d’éclat !
Ti admit poliment que son existence n’avait pas brillé jusque-là par les actions d’éclat. S’il avait su le cas que l’on ferait de ses efforts, il se serait moins fatigué à courir après les délinquants dont il avait pourvu les mines de sel.
Il était temps de commencer son enquête sur le vol du jade. Le principal indice dont disposait Ti pour identifier les voleurs était le tatouage remarqué par les témoins sur le bras de l’un des bandits. Il importait de rechercher ce tatoué, et cela ne pouvait pas se faire dans les salons chics de Pei-Tchéou.
Il convenait de se changer afin de passer inaperçus. Ti revêtit une robe terne mais digne, telle qu’en portaient les maîtres d’école, et prêta à son nouvel employé un costume de colporteur de bougies maculé de cire.
– J’espère que mes méthodes ne vous choquent pas trop, dit-il en se coiffant d’un bonnet de lin écru.
Han Yi répondit que rien ne le choquait plus depuis qu’il exerçait ce métier. Il avait déjà servi les intérêts d’un boucher qui se déguisait en lettré pour aller conter fleurette à la femme d’un de ses collègues. Le vert galant l’avait engagé pour le poser en poète vis-à-vis de sa belle, qui nourrissait un intérêt pour les belles lettres. L’opération avait réussi à merveille. Hélas, le mari de la dame avait mis un terme brutal à cette fructueuse collaboration.
– Ah, oui, je me souviens, dit Ti en ébouriffant sa barbe pour lui ôter un peu de son lustre.
On lui avait apporté, l’hiver dernier, un corps massif transpercé par un couteau de boucherie. L’amant était à présent au cimetière et le cocu dans les mines du Shaanxi.
Ils quittèrent le yamen par la porte de derrière et se dirigèrent vers les quartiers mal famés. Il avait plu, l’eau était mal drainée, il fallait faire attention à ne pas marcher dans les ordures qui jonchaient les ruelles boueuses.
– Ça ne vous gêne pas trop de piétiner dans la saleté ? s’enquit le juge Ti.
– De la saleté ? dit Han Yi. Où ça, de la saleté ? Je ne vois que Votre Excellence qui bondit allègrement sans que rien puisse l’arrêter.
Ils arrivèrent devant un bouge dont l’enseigne en forme de gobelet battait au vent.
– Voici mon centre d’information favori, dit le juge.
Ils pénétrèrent dans une salle mal éclairée et dépouillée, où des hommes jouaient aux dés et aux osselets sur des tables poisseuses en éclusant du vin amer. À la vue de la faune qui peuplait l’endroit, l’historiographe se permit une observation : n’aurait-il pas été prudent de s’adjoindre quelques gros bras pour faire tampon entre eux et leurs interlocuteurs ?
Ti répondit qu’il préférait le contact direct. On se confiait plus volontiers à un promeneur solitaire qu’à une troupe de costauds.
Ils commandèrent une cruche d’alcool de la maison, dont l’écrivain avala d’un coup une grande rasade, et Ti fit signe au patron d’approcher.
– Je cherche un homme qui a un phénix sur le bras.
Leur hôte se retourna et clama à la cantonade :
– Qui a un phénix sur le bras ?
Plusieurs brutes levèrent une paluche aux ongles noirs.
On n’avait visiblement aucune crainte des deux curieux. Han Yi sentit que tout cela allait se terminer de la même façon que les aventures poétiques de son boucher.
– Ce phénix-là, précisa Ti en présentant à son aimable informateur le motif esquissé par son secrétaire.
Le patron haussa les épaules et s’éloigna sans ajouter un mot.
– J’aimerais avoir une réponse ! déclara Ti très haut.
– Et qui va nous forcer à te parler ? Toi ? demanda un robuste gaillard en toisant ce maître d’école qui osait interrompre un après-midi consacré à la boisson et aux parties de dés.
– Pas moi, dit Ti. Lui.
Il indiqua Han Yi, qui haussa le sourcil.
– Je vous présente Serpent Perfide, premier secrétaire de Son Excellence Ti Jen-tsie.
L’air emprunté et l’expression pincée de celui qu’il leur désignait cadraient assez avec cet emploi d’âme damnée. Le conseiller du magistrat vida une seconde tasse de l’infect breuvage à décaper les marmites.
Ti rappela le triste sort de quelques bandits de grands chemins récemment passés entre ses mains. C’était selon lui à Serpent Perfide qu’ils devaient d’avoir été fouettés en place publique et condamnés à se sacrifier pour la défense de la Grande Muraille.
On posa sur son compagnon un regard nouveau. Nul n’avait envie de se voir exposer à la vindicte populaire, la tête coincée dans un carcan, pour avoir désobligé l’être énigmatique qui vidait son broc comme s’il s’agissait de petit lait.
Le tavernier baissa la voix.
– Je ne veux pas d’ennui avec ce fichu Ti ni avec son second. Depuis qu’il est là, il n’est plus possible de faire ses affaires comme on voudrait.
Le tatoué au phénix était venu plusieurs fois s’imbiber dans l’établissement. C’était un voleur au petit pied, assez violent et totalement stupide, qui demeurait près de la muraille ouest, face au loueur de chameaux, un coin encore plus sordide et reculé que celui où ils se trouvaient.
– Dis à ton maître que c’est une belle enflure ! lança à M. Han l’un des buveurs les plus avinés, comme les deux hommes quittaient la taverne.
On respirait mieux à l’extérieur.
– Bon, fit Han Yi. Combat gagné contre une troupe de démons dans l’antichambre des enfers. Quel dommage que Votre Excellence ne postule pas pour un avancement dans le clergé taoïste !
– Allons chasser le phénix, dit le magistrat.
Le phénix nichait dans une grosse bâtisse mal entretenue devant laquelle avait lieu un va-et-vient de prostituées et de mauvais garçons chargés de sacs suspects. Les deux hommes se mêlèrent à cette faune bigarrée sans que quiconque leur demandât ce qu’ils voulaient. De toute évidence, le rez-de-chaussée servait de hall d’échange. Le premier étage était consacré aux paris interdits, et les dames montaient plus haut, ce qui suggérait une activité de prostitution en dehors du quartier réservé. Il y avait là de quoi faire une vraie moisson du crime organisé.
– Je crois que nous sommes tombés sur un foyer de kouan-kouen2, murmura l’écrivain, qui était doté de ce remarquable sens de l’observation courant dans sa profession.
Après avoir dérangé par accident une réunion de kouan-kouen qui s’adonnaient aux jeux clandestins, ils accélérèrent le mouvement et traversèrent à la suite plusieurs loges séparées par de grands paravents en papier. On avait jeté sur le plancher des nattes de jonc pour l’exercice d’un commerce beau coup moins chic et beaucoup plus physique que celui du jade.
Han Yi demeurait d’une parfaite politesse en toute circonstance, bien qu’il soit des occasions où cela n’est d’aucune utilité. Il eut beau s’incliner systématiquement devant les déesses aux seins nus allongées sur les nattes, les malotrus qui tenaient compagnie à ces dames ne lui en surent aucun gré. Ti l’entraîna sans ménagements, avec l’espoir qu’il adopterait au plus vite une conduite en rapport avec l’urgence de la situation. Ils avaient ratissé derrière eux un large échantillon de gens suspects, de même que les pêcheurs tirent des poissons de toutes tailles dans leurs filets. La situation devenait périlleuse.
Ils aboutirent à la dernière pièce du bâtiment, et c’était un cul-de-sac.
– Ah ! Voici notre sauvegarde ! dit le juge Ti.
– Où ça, où ça ? demanda Han Yi en cherchant des yeux le sabre ou la trompe d’alerte qui leur permettrait de faire reculer leurs assaillants.
Son guide l’entraîna à l’unique fenêtre qui s’ouvrait dans le mur et l’engagea à sauter sans hésiter.
Ils atterrirent sur un tas de fumier que des indélicats s’étaient crus autorisés à laisser là en infraction avec le règlement d’hygiène urbaine. Comme Ti l’avait prévu, leurs poursuivants ne les y suivirent pas.
– La maestria de Votre Excellente est frappante, parvint à articuler l’historiographe après avoir constaté avec surprise qu’il était toujours vivant.
Il se releva pour masser la partie postérieure de son anatomie, particulièrement frappée par la maestria en question. Encore fallut-il s’empresser de vider les lieux : une troupe de sagouins armés de bâtons venait de se présenter à l’autre bout de la ruelle. Ils couru rent comme des dératés à travers des passages labyrinthiques, jusqu’à tomber sur une patrouille de surveillance. Ils reprirent contenance tant bien que mal et s’inclinèrent avec respect au passage des militaires à pompon rouge qui déambulaient aux alentours de ce dédale sans trop s’aventurer à l’intérieur.
Non seulement l’enquête n’avait pas avancé, mais l’état de leurs vêtements ne leur permettait plus de se présenter où que ce fût. Ils en avaient moins appris sur les tatoués que sur les périls que l’on courait à vagabonder dans des maisons de jeu non répertoriées.
Le principal établissement de bains de Pei-Tchéou n’était pas très loin. Le moment était propice à aller « flotter dans le grand mélange ».
– J’espère que vous ne regrettez pas d’avoir accepté cette mission, dit le mandarin.
Han Yi répondit qu’il était ravi : il était homme à relever un défi, même si celui-ci paraissait impossible. En lui-même, il songeait à la rallonge qu’il allait solliciter de ces dames, parce qu’il ne fallait tout de même pas se moquer de lui.
La façade de la maison de bains était décorée en l’honneur de la fête des bateaux-dragons. Chaque grand événement exigeait de se purifier à l’eau et au savon. Les maîtres baigneurs ne perdaient pas une occasion de le rappeler à leurs concitoyens, aussi leurs boutiques pouvaient-elles pratiquement servir de calendrier. On avait déjà suspendu de part et d’autre du porche les végétaux de la fête du Double-Cinq, réputés souverains contre les maladies de ce début d’été.
En temps normal, les visiteurs déposaient leurs habits sur l’une des étagères appelées « cases debout » qui couvraient tout un côté de la salle. Dans le cas pré sent, le recours au service de lingerie s’imposait. Les deux hommes se dévêtirent et le personnel emporta avec dégoût leurs pelures crottées pour les donner à laver tandis qu’ils se décrasseraient.
Les bassins de pierre blanche occupaient une surface d’environ dix mètres carrés divisée en différentes sections. Ils descendirent dans la plus chaude, située près du poêle. D’autres hommes assis dans l’eau parlaient affaires ou se détendaient en rêvassant.
– Vos Seigneuries ont de la chance, dit un employé. Nous avons déjà préparé « l’ablution aux cent herbes » de la fête des bateaux-dragons.
On avait coutume, en cette saison, de cueillir des plantes de toutes sortes, de les faire bouillir et de se baigner dans leur décoction. Cette pratique était censée vous débarrasser des maladies et des humeurs provoquées par une mauvaise hygiène corporelle.
Après avoir bien macéré, Ti et Han Yi se laissèrent conduire dans le corridor qui menait aux petites chambres appelées « pièces chaudes ». On leur servit du thé vert parfumé au chrysanthème et on leur vanta les mérites des massages sur les arrière-trains endoloris – les leurs étaient bleus.
Ti opta pour un service complet, ce qui lui permit d’interroger la série de garçons de bain, masseurs et cuisiniers qui défila dans leur cabinet. Les baigneurs dévoilaient tout de leur anatomie, c’était un bon endroit pour se renseigner sur leurs particularités physiques. Comme il demandait si on avait connaissance d’un vaurien tatoué, son masseur lui rétorqua que la maison ne recevait pas seulement des loqueteux couverts de crasse. Les marchands de jade, par exemple, étaient tous venus la veille pour les rites de purification qui précédaient la célébration de Tsai Shen.
Un serveur se souvint en revanche qu’un homme marqué d’un phénix était venu plusieurs fois. Hélas, cela faisait un moment qu’on ne l’avait plus vu. C’était l’un des aléas de la profession que d’accueillir un jour la crème des notables et, le lendemain, des hôtes puants.
Comble de chance, le client au phénix avait si bien fait honneur au vin local, certain soir, qu’on avait dû le ramener chez lui. Un généreux pourboire permit au magistrat incognito d’apprendre l’adresse de l’amateur d’oiseaux mythiques et de bains chauds.

De retour au yamen, Han Yi s’installa dans la salle des archives pour rédiger la relation destinée à figurer dans le rapport officiel qu’on enverrait à la capitale. Sa relation terminée, il demanda audience à ses commanditaires. Les serviteurs installèrent un long paravent de laque, et mesdames Ti s’assirent de l’autre côté pour écouter la lecture.
À en croire l’auteur, leur mari faisait avouer les témoins par la seule force de son regard pénétrant. Il éblouissait les populations des quartiers pauvres par sa bonté et par son intelligence. Les foules reconnaissantes se précipitaient à sa rencontre pour lui offrir leurs services. Il pouvait mettre au pas une bande de vauriens à l’intérieur même de leur repaire, tout seul et à mains nues. Le combat épique s’achevait par un bon phénoménal dans les airs, dont ses adversaires restaient pétrifiés de terreur. Enfin, les dieux, qui avaient pratiquement reconnu « Tigre Rageur » pour l’un des leurs, lui apparaissaient dans un nuage de vapeur pour lui révéler un indice capital dans la poursuite des voleurs de jade.
Les prix avaient sérieusement augmenté depuis la chute sur le tas de fumier, mais on versa sans hésitation les deux taëls supplémentaires.
– Cet homme est un génie, dit madame Première au sortir de la salle.
1 L’accès aux hautes fonctions mandarinales s’obtenait généralement après la réussite à l’examen du troisième échelon.
2 Bandits qui se moquent ouvertement des lois et se piquent de commettre des injustices et des assassinats.