VII
Le juge Ti s’entend raconter de vieilles
calamités ; un
écrivain promet d’infléchir le cours de la littérature
chinoise.
écrivain promet d’infléchir le cours de la littérature
chinoise.
Ti passa une fort mauvaise nuit. Roulé par des
voleurs de jade, jeté à l’eau par un fantôme, cela faisait beaucoup
pour un fonctionnaire, même intrépide. Dès son réveil, sa première
préoccupation fut de retourner sur le pont pour chercher des
indices de ce qui s’était réellement passé.
Il y alla avec la plus grande ostentation, en
habit de sous-préfet, assis dans un palanquin ouvert, précédé de
ses hérauts et de ses oriflammes : quand on a été humilié en
public par une ombre insolente, il convient d’affirmer bien haut
qu’on incarne toujours la puissance publique. Ses concitoyens
furent surpris de le voir : une rumeur prétendait qu’il avait
été mangé par la fiancée des ténèbres, les prêtres avaient commencé
à égrener des prières et le yamen avait reçu les premières
condoléances. Sa traversée de la ville au milieu d’un grand tapage
suscita autant d’interrogations que les apparitions de la
délinquante d’outre-tombe.
Il fut d’autant plus tranquille pour enquêter
sur le pont que personne n’osait plus y poser sa sandale. Un
service de bac improvisé prospérait à une encablure de là. Il dut
lui-même promettre à ses porteurs de sévères punitions pour les
convaincre d’avancer.
Parvenu au centre de la construction, il
descendit de son siège pour glaner des indices. Il voulait bien
croire qu’il avait été rudoyé par plus rusé que lui, mais non par
un être de vent et de sable. Ce n’était pas un souffle, même
méphitique, qui l’avait poussé par-dessus le parapet.
Il estimait avoir une chance de reprendre
l’avantage. Il n’y avait plus de spectre pour semer la confusion et
on y voyait clair. En se mettant à quatre pattes, il finit par
repérer une trace de main sur l’un des montants verticaux. Il
connaissait la poudre verte qui avait laissé cette empreinte :
elle était utilisée en médecine taoïste et sa particularité était
de briller dans le noir.
Il se releva rasséréné. Il y avait eu là de
vrais humains de chair et de sang, du genre de ceux à qui l’on peut
infliger le port d’une cangue pour les envoyer creuser dans les
mines de Sa Majesté. On s’était donc bien moqué de lui.
Restait à définir ce que voulaient ces gens la
nuit précédente ; ou plutôt, ce qu’ils voulaient depuis dix
ans qu’ils hantaient la rivière. C’était la plaisanterie la plus
longue dont il eût connaissance. S’agissait-il d’un complot de
prêtres locaux pour attirer les offrandes vers leurs
sanctuaires ? Les cas de faux prodiges n’étaient pas
rares.
– Au temple de l’Impassible
Plénitude ! déclara-t-il en reprenant sa place dans le
palanquin.
La principale pagode taoïste de Pei-Tchéou était
une tour blanche et beige à deux étages flanquée d’une grosse
baraque en bois brun où vivaient les religieux. Les porteurs le
déposèrent au bas des marches. Il fut inutile d’appeler les
servants, ses crieurs avaient signalé sa présence à dix rues à la
ronde.
Permanence de la Foi, le doyen, vint s’incliner
avec respect devant le représentant du pouvoir qui l’honorait de sa
visite. Ti décida d’engager la conversation avec douceur et
subtilité.
– Comment osez-vous tolérer que des
malfaiteurs se livrent à des supercheries indécentes sur le pont de
la rivière Pei ? clama-t-il d’une voix qui parut agiter les
clochettes suspendues aux poutres de l’auvent. C’est votre autorité
mystique qui est attaquée !
– Supercherie, noble juge ? s’étonna
le prêtre. Votre Excellence pense que les démons de l’au-delà sont
une farce ?
On n’aurait pas regardé Ti autrement s’il avait
affirmé que Lao Tseu, conçu par l’ingestion d’une prune au passage
d’une comète, n’était pas réellement né avec des cheveux blancs et
une barbe1. On
s’offrit à lui prodiguer une leçon de taoïsme qui l’eût remis en
phase avec les notions du yin et du yang. Le pont était hanté,
c’était un fait établi. On avait bien sûr tenté des exorcismes pour
en déloger la fiancée maléfique, mais en vain.
On en profita pour lui rappeler les malheurs qui
s’étaient abattus sur Pei-Tchéou dix ans plus tôt, lorsque la
garnison révoltée s’en était prise aux citadins.
– Quelle catastrophe ce fut là, noble
juge !
Empêtrée dans d’innombrables conflits avec les
barbares des steppes, la Cour avait omis de payer les soldats
pendant plus d’une année. Ceux-ci avaient fini par se servir dans
les plus riches demeures. Certains d’entre eux avaient perdu le
sens moral au point de commettre le sacrilège ultime : ils
avaient profité des désordres pour piller les lieux saints, que
l’adoration des fidèles avait enrichis en métaux rares et en
pierres précieuses.
Ti nota que la ville avait bien pansé ses
blessures depuis lors. On ne voyait plus trace des horreurs qu’elle
avait subies.
– Hélas, noble juge, dit Permanence de la
Foi, c’est précisément ce qu’on ne voit pas qui témoigne le plus de
nos souffrances.
Ti ne comprit pas ce qu’il voulait dire. Le
prêtre le pria de s’approcher de la principale statue qui ornait la
salle. C’était une représentation de la déesse Bixia Yunchun
grandeur nature, toute en jade rehaussé d’or. Il l’engagea à en
faire le tour et lui montra le dos : la peinture s’arrêtait
pour laisser place à une matière blanche. La Divine Mère était en
plâtre.
– Votre Excellence pense bien que ce
sanctuaire n’a pas été bâti pour abriter une déesse à dix sapèques
la livre. L’original était du plus beau jade, avec des yeux de
saphir et des lèvres constellées de rubis.
Durant cette nuit d’épouvante, tandis que les
habitants se faisaient égorger dans leurs lits, un groupe d’impies
plus acharnés que les autres avait visité les trois sanctuaires les
plus riches : celui dédié à Bouddha, celui du dieu des Murs et
des Fossés et celui de Lao Tseu. Dans chacun, ils avaient fait main
basse sur les effigies en jade rehaussé d’incrustations et de
dorures. La confusion générale leur avait permis d’emporter leur
butin sans être inquiétés, et on n’avait jamais revu ces statues
irremplaçables.
La plus regrettée des trois était celle de
Nan-chi Hsien-weng, dieu de la Longévité, célèbre pour rallonger
d’un an la vie de quiconque la touchait. Aussi pouvait-on
considérer que les malfrats avaient dérobé une année de vie à
chaque citoyen, sans parler des pèlerins, malades et vieillards qui
venaient prier ici. De ce point de vue, ces brigands n’étaient pas
seulement des voleurs : c’étaient des assassins.
« Des assassins du petit commerce »,
conclut Ti à la vue d’un étal d’amulettes-souvenirs devant lequel
personne ne se pressait.
Cette évocation dramatique avait ébranlé
Permanence de la Foi. Il se tourna vers la déesse pour réciter une
prière et allumer un bâtonnet d’encens.
– Voilà pourquoi notre pont est maudit,
noble juge, reprit-il, une fois le rite accompli. Les trois
divinités nous punissent d’avoir bâti un édifice utile à la vie
quotidienne au lieu d’avoir consacré ces sommes à la recherche de
leurs représentations ou, au moins, à leur remplacement. Nous avons
un pont plus beau que le précédent, mais nos dieux sont
friables ! Quelle hiérarchie céleste pourrait-elle accepter
une situation aussi scandaleuse ?
Ti s’estimait indigne de trancher les conflits
d’intérêts entre la terre et le Ciel. Il s’excusa de ne pouvoir
prolonger cet entretien édifiant : il avait une entrevue avec
de très hautes autorités de ce bas monde.
Avant de s’en aller courir les routes à la
recherche des voleurs en rouge, Ti souhaitait avoir la certitude
que la pivoine de jade retrouvée dans le palanquin de mariage
faisait bien partie du trésor volé, aussi avait-il convoqué au
yamen les principaux membres de la guilde.
Trois hommes l’attendaient dans la cour
principale, parmi lesquels il reconnut le marchand Liang Liang chez
qui avait été commis le forfait. Ti décrocha de sa ceinture la
fleur qu’il avait récupérée. Ses visiteurs l’identifièrent
aussitôt. Au demeurant, ils ne parurent pas aussi enthousiastes que
le mandarin l’avait imaginé.
– Les fragments de jade sont innombrables,
dit M. Liang. L’honneur est unique.
– Nous aimerions mieux que Votre Excellence
nous apporte la tête de nos voleurs, renchérit son confrère.
Tandis que Ti les assurait de son zèle et de sa
célérité, les trois hommes avisèrent ses compagnes, qui avaient
jugé bon de passer par hasard dans le champ de vision de ces
fournisseurs de bijoux précieux.
– Oh ! Sont-elles belles !
s’exclama l’un d’eux. Je vois des pendentifs roses pour mettre en
valeur ces yeux-là !
Il farfouilla immédiatement dans sa
bourse.
– Vous n’y êtes pas, dit un autre. Il faut
une pierre sombre pour contraster avec la pâleur d’un tel
teint.
Il tira de sa manche des boutons de jade noir
qu’il posa sur le cou de madame Troisième pour juger de
l’effet.
Quelles que fussent leurs querelles de couleurs,
ils tombèrent d’accord sur le fait qu’une pluie multicolore
s’abattrait sur ces dames dès que leur mari serait parvenu à
récupérer le reste du magot et ceux qui le leur avaient dérobé.
Entre les doigts de Liang Liang surgirent trois beaux bracelets de
jade cylindriques qu’il leur présenta comme un hommage à leur grâce
d’Immortelles.
Ti fronça le sourcil. Normalement, on n’avait
pas droit aux petits cadeaux.
– Je l’accepte comme une avance que nous
envoie le dieu de la Chance, dit madame Première en passant à son
poignet l’une des coûteuses breloques.
Les compagnes secondaires se servirent sans
prendre la peine de prononcer de discours. Quelque chose de positif
ressortait enfin des travaux de leur mari ! Elles espérèrent
qu’il enquêterait la prochaine fois chez les tisseurs de
soie.
Ti n’osa pas s’interposer en public, bien qu’il
estimât en son for intérieur qu’on galvaudait son talent, son rang
et son mérite, sans parler de sa probité.
L’un des marchands considéra son habit vert au
ton un peu passé.
– Une personne de la dignité de Votre
Excellence devrait avoir à la taille un fourreau en plaques de
jade. C’est la dernière mode dans la noblesse.
– Essayez de me soudoyer et je vous loge
dans mon cachot le plus humide, celui qui jouxte les latrines,
prévint le mandarin.
Le commerçant battit en retraite. La diplomatie
du jade venait de connaître l’un de ses rares échecs.
L’arrivée de Han Yi offrit une diversion
salutaire. Liang Liang s’intéressa à cet écrivain public qui ne
lâchait plus les semelles du magistrat.
– Dites-moi, M. Han, pourquoi les
récits populaires ne prennent-ils jamais pour héros des
commerçants ?
– Parce que c’est un métier vulgaire,
honorable M. Liang, répondit l’écrivain sans broncher.
– Comment, vulgaire ! Je suis l’homme
le plus riche de la ville !
– Hélas, l’argent n’a rien à voir avec la
grandeur, voyez-vous. C’est ce que les marchands ne comprendront
jamais.
Non seulement M. Liang ne voulait pas
comprendre, mais il avait les moyens de faire valoir son point de
vue. Il passa immédiatement commande d’un éloge qui le poserait en
héros du peuple. On verrait bien si la réputation d’un vendeur de
jade ne pourrait pas rivaliser avec celle de ces lettrés crevards
qui le prenaient de haut sous prétexte qu’ils maîtrisaient plus de
mille idéogrammes.
Han Yi accepta l’argent, mais il doutait de la
réussite d’une pareille entreprise. Qui accepterait de lire un
tel récit ? Comment un marchand pourrait-il rivaliser avec la
gloire d’un savant qui a appris par cœur les citations de Confucius
et leurs plus célèbres commentaires, qui s’est usé les yeux tout au
long de sa jeunesse sur les textes classiques, et dont le regard
myope qu’il porte sur le monde est rempli de sagesse et de
raison ? Aucune société civilisée ne pouvait avoir d’autres
modèles que les étudiants, les auteurs, les lettrés, les poètes,
ceux capables de rédiger des dissertations en trois parties sur des
sujets élevés et de raisonner sur le sens de la vie. Ils étaient au
centre de toutes les aventures, contes, légendes, hauts faits, ils
séduisaient les plus belles femmes, même celles qui n’étaient en
réalité que des renardes, des sorcières ou des revenantes affamées
d’énergie yang. Seules des nations barbares étaient capables de se
pâmer devant des soldats, des athlètes, voire de vulgaires experts
en arts martiaux tout juste capables de manier l’épée à défaut du
pinceau.
Les trois hommes se retirèrent avec leur jade,
bien certains d’ériger les commerçants en nouveaux parangons de
l’héroïsme romanesque.
1 Le nom de famille de Lao Tseu, Li, veut dire prune, et
Lao veut dire vieux.