XVI
Le juge Ti se cache de ses supérieurs derrière
un
tigre ; il se lance dans les pompes funèbres.
tigre ; il se lance dans les pompes funèbres.
Un scandale public survenu en pleine fête
officielle ne pouvait être caché à la hiérarchie mandarinale. De
retour au yamen, Ti battit le rappel de ses scribes, qu’il chargea
de copier une relation à l’intention de la préfecture, du
gouvernorat et de la Chancellerie métropolitaine. Vu la gravité des
faits, on choisit d’utiliser le récit arrangé par Han Yi :
seule une version qui rejetait une partie de la responsabilité sur
les dieux eux-mêmes pouvait faire passer la honte de n’avoir pu
empêcher ces débordements. Mieux valait poser le sous-préfet en
humble jouet des puissances célestes qu’en fonctionnaire dépassé
par la situation.
On en était au milieu de ces écritures quand ses
épouses apportèrent au magistrat un grand bol d’eau froide.
L’énergie yang associée à la chaleur et à la lumière atteignait ce
jour-là son apogée. On attribuait de puissantes vertus magiques à
l’eau tirée du puits au moment où le soleil atteignait son zénith.
Il ne fallait surtout pas omettre d’en boire un peu pour se
fortifier.
Tandis qu’il vidait son bol, ses compagnes
jetèrent un coup d’œil au rapport que recopiaient les clercs.
– Vous voyez que notre cadeau
d’anniversaire vous est très utile, se félicita madame
Première.
– Pour la fête du Double Neuf, nous pensons
vous offrir un bourreau de première catégorie, annonça madame
Troisième.
Leur mari se demanda si elles ne finiraient pas
par administrer le district à sa place. Il nota qu’elles étaient en
grande tenue et coiffées de chapeaux dont elles avaient relevé le
fin rideau de perles. Il allait leur demander où elles comptaient
se rendre quand un grand fracas mêlé de cris leur parvint depuis la
rue.
– Qu’est-ce qui se passe encore ? dit
le mandarin. Le dragon est sorti de sa rivière ?
– C’est la procession en l’honneur de Wan
Yifang, le fabricant de terres cuites, noble juge, l’informa l’un
des scribes. Le pauvre, il est mort cette nuit. Périr au lendemain
de ses noces, quel dommage !
De toute évidence, les joies de l’hyménée
l’avaient achevé.
– Nous devons vous laisser, dirent les
épouses en rabattant leurs voilettes. Nous avons une obligation
urgente.
Elles filèrent comme le vent sur les steppes.
Pris d’un doute, Ti courut après elles à travers les couloirs du
yamen.
– Attendez ! Où
allez-vous ?
Au lieu de répondre, elles disparurent avec la
rapidité de femmes-serpents surprises dans le lit de leur amant au
lever du soleil.
– Qu’est-ce qui se passe, ici ? clama
le mandarin dans le vestibule désert de son tribunal.
Trop énervé pour reprendre la surveillance de la
copie, il décida d’aller se distraire à la translation du corps.
Les honneurs dus aux mânes d’un homme riche étaient toujours
exécutés dans les flonflons, avec la plus grande démonstration.
C’était au moins un administré qui ne lui causerait plus de soucis,
croyait-il.
À travers Pei-Tchéou, on s’arrachait déjà le
récit de la régate fatale, répandu par Han Yi lui-même. Ses
rapports étaient devenus le feuilleton du jour. Les citadins se
délectaient de sa version, même s’ils avaient assisté à tout cela
de leurs propres yeux : l’écrivain donnait du relief à ce
qu’ils avaient vu, il le magnifiait. Le juge posé en héros
mythique, les bateaux-dragons devenus vaisseaux hantés, les rameurs
se débattant dans les flots contre une armée de tritons, tout cela
élevait leur ville au rang de cité légendaire où les créatures
fluviales existaient pour de bon, où les miracles se produisaient
au su de tous, où le merveilleux n’était plus l’apanage des princes
et des religieux.
Le mariage d’outre-tombe avait lui aussi soulevé
l’intérêt. Une foule compacte se pressait sur l’avenue pour voir
transférer le corps de Wan Yifang au temple de la Piété conjugale,
où il attendrait pendant cinq mois l’inhumation définitive. Nombre
de familles estimaient que leurs filles avaient été injustement
refusées ; elles étaient curieuses de voir comment l’heureuse
élue allait se comporter. Le suicide de la mariée sur le cercueil
laqué serait le clou de la cérémonie, personne ne voulait manquer
ça.
Au milieu du cortège trônait le palanquin de
Pureté, la veuve tragique. Figée comme une statue de Guanyin,
déesse de la Compassion, elle s’offrait à l’admiration des alliés
du clan Wan, venus nombreux à cette kermesse funèbre. Elle retenait
ses larmes avec courage, et c’était de bon ton, car on n’aurait su
si elle pleurait le cher disparu ou si elle se lamentait sur son
propre sort. Elle était parfaitement coiffée et maquillée, elle
portait une magnifique robe blanche de deuil rehaussée de quelques
beaux bijoux en ivoire. On ne pouvait lui reprocher sa hâte à
profiter d’un peu de luxe dans la brièveté de son veuvage.
Ti se demanda comment elle pouvait aller à son
supplice avec tant de calme. Il ne connaissait que deux catégories
de personnes capables d’une telle fermeté : les bienheureux
touchés par la grâce et les criminels de la pire engeance. Il lui
fallut bien admettre que c’était une personne exceptionnelle qu’ils
s’apprêtaient à regarder mettre fin à ses jours.
Le temple de la Piété conjugale était
remarquable par son portique entièrement recouvert de plaquettes de
bambou sur lesquelles les prêtres inscrivaient les vœux des fidèles
– un vœu qui consistait le plus souvent en l’obtention d’un
héritier mâle.
Un serviteur sortit de son enveloppe une large
tablette tchoung en bois précieux
cerclé d’or. Les noms du défunt y avaient été inscrits en
caractères incrustés, comme on l’aurait fait d’un prince. Force du
Vide, qui menait le cortège, fit participer la foule aux
« sept bonds ». Chacun devait sautiller sur place pour
marquer sa douleur. Le chef du clan Wan, un cousin éloigné, bondit
le premier. La veuve l’imita, puis les autres personnes du nom de
Wan, puis les étrangers ; tout le monde se mit à sautiller sur
l’esplanade.
Alors qu’on se demandait de quelle façon la
jeune femme avait prévu de rejoindre son mari, Force du Vide se
plaça face à l’assistance et réclama le silence. Il annonça que
l’âme chen du défunt ne s’était pas
encore élancée vers le ciel pour rejoindre la lumière. Elle planait
autour de l’épouse, et il y avait une raison à cela : Pureté
était en mesure de donner un fils à son mari.
On produisit deux sages-femmes et quatre mages
experts en conjonctions astrales, qui confirmèrent la grossesse. La
naissance d’un mâle permettrait la perpétuation du culte familial,
c’était un atout pour le séjour de Wan Yifang dans l’au-delà :
ses descendants auraient soin de lui envoyer régulièrement des
offrandes et des prières. La survenue d’enfant était par ailleurs
une clause suspensive du contrat.
Les prêtres du sanctuaire consultèrent l’âme du
mari au moyen d’omoplates de bœuf jetées dans un brasero. Les
craquelures formèrent des dessins inscrits par l’esprit évanescent
qu’on avait invoqué. Ceux-ci exprimèrent une volonté très
claire : il était disposé à attendre patiemment aux portes des
royaumes souterrains ; son épouse le rejoindrait après la
délivrance.
Il y eut des murmures dans le public, qui se
voyait frustré d’un suicide édifiant. Afin de couper court à toute
contestation, Force du Vide déclara que cette modification se
faisait en accord avec le magistrat de Pei-Tchéou. Il le désigna
parmi la foule et s’inclina profondément dans sa direction. Alors
seulement les curieux se rendirent compte que le juge Ti était au
milieu d’eux.
Tandis que les gens s’écartaient et saluaient
avec respect le protecteur du peuple, celui-ci songea qu’il aurait
préféré ne pas se voir mêlé à cette affaire, qui sentait le kumquat
trop mûr. Le prêtre venait de le jeter en pâture à ses admirateurs,
éblouis par les miracles qui pleuvaient sur Pei-Tchéou depuis que
Tigre Bondissant était à sa tête. Deux ou trois mères lui donnèrent
timidement leurs enfants à embrasser. Bientôt, chacun voulut
obtenir sa protection en ces périodes de pestilences et de
dragonneries. Il fut assailli par des mains avides de toucher la
vivante image de Zhong Kui, le pourfendeur de démons.
Ti le savait, rien n’est plus rapide,
irrationnel et déconcertant que l’engouement d’une masse. Les
funérailles s’étaient changées en une course au tripotage dont il
était le premier prix. Soucieux de s’esquiver avant qu’on ne lui
amenât les estropiés, il se mit à quatre pattes et s’enfuit entre
les jambes des illuminés. Ces aventures romancées avaient certes
amélioré sa popularité, mais c’était une notoriété de papier
froissé.
Il venait de bifurquer dans la première ruelle
quand il se heurta à trois robes coupées dans un brocart qui ne lui
était pas inconnu. Il leva les yeux et vit trois sortes de pots de
fleurs enveloppés de voiles de perles. Il se releva et pria ses
dignes épouses de lui expliquer ce qu’elles faisaient là.
– Votre Seigneurie a paru désapprouver
notre investissement dans les déchets d’origine animale, dit sa
Troisième. Aussi avons-nous cherché un domaine plus convenable pour
assurer vos revenus.
En deux mots, elles avaient lâché le purin pour
les pompes funèbres. Le sous-préfet de Pei-Tchéou enterrait à
présent ses concitoyens. Sa figure prit une coloration qui devait
être à peu près celle de Wan Yifang dans son cercueil. Quelle
sinistre publicité ! Que penserait la Chancellerie, si elle
venait à le savoir ?
Madame Première lui fit observer qu’organiser la
vie de ses administrés ne l’avait guère enrichi. Peut-être
l’organisation de leur décès serait-elle plus
fructueuse ?
– Vous rendez-vous compte que c’est moi qui
enregistre les naissances et les disparitions ? protesta leur
mari.
– Justement ! dit sa Deuxième avec
enthousiasme. C’est très commode ! Nous sommes informées avant
la concurrence !
Il en déduisit que les notions de conflit
d’intérêts et de respect dû à son rang leur étaient absolument
étrangères.
Soucieuses de surveiller leur mise de fonds,
elles étaient venues vérifier le bon déroulement de la translation
mortuaire. Sa Deuxième avait noté qu’on avait brûlé deux fois plus
d’encens que nécessaire, il n’était pas utile d’enfumer les gens
sur tout le parcours ; on pouvait aussi tailler dans le budget
des musiciens : dix tambours sont aussi efficaces que quinze
pour repousser les démons ; sa présence à lui, Tigre
Bondissant, devait d’ailleurs être estimée comme équivalente à
celle de plusieurs exorcistes.
Ses compagnes comptaient les cônes
d’encens ! Si cela se savait, sa carrière prendrait un mauvais
tournant. Quant à sa vie, c’était déjà fait.
– Je vous somme de mettre un terme à des
activités qui ne sont ni de notre dignité, ni de votre sexe !
Que dirait-on si on l’apprenait ?
Il se produisit un mouvement général en sens
inverse de la procession. C’était l’heure de l’offrande de retour
et des visites de condoléances. Les fournitures de bouche faisaient
partie du forfait « luxe » qu’elles avaient créé. Les
trois voilettes se baissèrent simultanément.
– Pardonnez-nous, cher époux : nous
avons une réception à superviser.
Elles partaient compter les petits pâtés cuits à
la vapeur.
Resté seul dans la ruelle déserte, Ti se demanda
combien de temps durerait cette lubie d’émancipation féminine
lancée par l’impératrice. Ces libertés excessives étaient une
injure à la grande tradition chinoise, qui cantonnait les dames
nobles dans le cadre familial le plus étroit. Si on leur lâchait la
bride, n’en viendraient-elles pas à vouloir gouverner
l’empire ?
Il soupira. Cela aussi, c’était déjà fait.