XVII
Une jeune femme connaît plusieurs mutations successives ;
le juge Ti résout une énigme avec ses fesses.
Wou Chou, Lotus Blanc et Sable Lavé étaient depuis deux jours dans la petite maison de la forêt. Celle-ci n’avait pas dû rester inoccupée longtemps : on y vivait à l’aise.
Lotus Blanc aurait préféré qu’ils se remettent en route au plus vite. En premier lieu, elle craignait que les propriétaires de leur abri ne reviennent. Puisqu’ils étaient partis depuis peu, leur absence pouvait être de courte durée. Non seulement ils les chasseraient de chez eux à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, mais ils pourraient aussi se mettre en tête de les dénoncer. Même si cela n’arrivait pas, elle redoutait une patrouille militaire. Comment se défendre si des soldats surgissaient dans leur clairière ?
Leur nouvelle amie, en revanche, n’avait pas l’air pressée de bouger. Par ailleurs, elle se montrait de plus en plus autoritaire, cassante, impatiente. Alors que Lotus Blanc essayait d’utiliser une pierre à feu d’un modèle dont elle n’avait pas l’habitude, Sable Lavé s’était écriée :
– Lâche ça ! Tu n’es vraiment bonne à rien !
La gentille petite servante dévouée avait fait place à quelqu’un d’autre, quelqu’un de beaucoup moins agréable. Lotus Blanc s’interrogeait sans rien oser dire. Comment Sable Lavé connaissait-elle l’emplacement de la vaisselle, qu’elle avait sortie sans hésitation de son rangement ? Le lendemain de leur arrivée, Lotus Blanc avait trouvé sous le lit des sandales fort semblables à celles que portait la jeune femme. Le coffre à vêtements contenait une ceinture du même tissu que sa robe.
Qui était-elle réellement ? Ce qui était certain, c’était qu’il valait mieux ne pas la fâcher. Lotus Blanc commençait à se demander s’il n’aurait pas été préférable de se faire arrêter par les hommes du magistrat.

– Tout va parfaitement bien, seigneur, affirma le capitaine agenouillé devant le mandarin.
Ses indicateurs se relayaient nuit et jour dans un arbre, non loin de la chaumière, pour surveiller les fugitifs.
Dès qu’il avait compris que Wou Chou avait caché le butin de jade avant de perdre la mémoire, Ti avait placé sous bonne garde l’endroit où on l’avait retrouvé à moitié mort. À son avis, soit le trésor était dissimulé quelque part par là, soit la cabane était vide parce que son occupant s’était enfui avec le magot.
Les informateurs n’avaient pas tardé à voir arriver le voleur, accompagné des deux femmes qui le soignaient. Le trio avait pris ses quartiers dans la maisonnette sans se douter qu’il était observé. Ti aurait pu les arrêter depuis longtemps, mais il tenait autant à arraisonner l’escroc amnésique qu’à récupérer le bien de la guilde. Tel le tigre solitaire, il attendait le moment propice pour bondir sur sa proie. Les récits imagés d’Han Yi commençaient à avoir une influence sur sa propre vision du monde.
Lotus Blanc était sortie puiser de l’eau au torrent. Restée seule avec Wou Chou, qui semblait dormir, Sable Lavé jugea que le moment de régler son sort à cette idiote était venu. Les bêtes dévoreraient son cadavre, ils en seraient enfin débarrassés. Elle tira d’une cachette un bâton parfait pour cette exécution. Sa seule interrogation concernait la manière : devait-elle l’abattre d’un coup net, par-derrière, ou lui écraser le ventre pour avoir avec elle une dernière discussion tandis qu’elle se viderait de son souffle vital ?
Elle s’entendit appeler.
– Sable Lavé, dit Wou Chou, à demi redressé sur sa natte.
Jamais, de tout ce temps, il n’avait prononcé son nom.
– Ma petite panthère, ajouta-t-il.
Submergée par l’émotion, elle ne put s’empêcher de pleurer. Elle s’accroupit pour lui baiser les mains.
Ce retour de mémoire eut le mérite de la troubler suffisamment pour qu’elle remît son projet à plus tard. Gênée par ses propres épanchements, elle courut cacher ses larmes dans les bois.
Elle avait oublié son bâton sur le sol.

Lotus Blanc revint quelques minutes plus tard avec son seau d’eau. Lorsque Wou Chou l’appela à son tour, elle laissa tomber le récipient sous l’effet de la surprise.
– Tu te souviens ! dit-elle en se précipitant vers lui.
– Tais-toi ! chuchota-t-il. Fais semblant de rien ! Elle est dangereuse !
– Oui, je sais, dit Lotus Blanc. Cette fille est bizarre.
Ce qui lui importait, c’était qu’il eût recouvré ses esprits.
– Profitons de son absence pour fuir ! proposa-t-elle.
Wou Chou doutait qu’elle les laissât faire. Sable Lavé n’était pas le genre de personne que l’on quitte aisément, il en savait quelque chose.
– À nous deux, nous arriverons bien à la maîtriser ! assura sa femme.
Elle venait de le forcer à se lever quand la porte s’ouvrit en grinçant. Une silhouette effrayante apparut dans l’encadrement. Lotus Blanc se mordit la lèvre pour ne pas hurler. Ce n’était plus la petite servante, qui se tenait devant eux, ce n’était même plus la harpie acariâtre de ces derniers jours, c’était une ombre sinistre, échevelée et sanglante. Ses mains, ses bras, sa figure, sa robe étaient striés de traces rouges.
Elle saisit le seau bombé et utilisa ce qu’il y restait d’eau pour se débarbouiller un peu. Elle leur expliqua qu’elle venait d’assommer un homme qui les espionnait, caché dans un arbre. Comme elle n’avait pas emporté d’arme – elle eut un regard lourd en direction de Lotus Blanc –, elle s’était arrangée pour le faire tomber en lui jetant des cailloux. Quand il avait été sur le sol, à demi inconscient, elle l’avait frappé à l’aide d’une branche. Étant donné l’état dans lequel elle se trouvait, l’assaut avait dû être sauvage.
Elle se montrait aussi glacée qu’elle avait été sentimentale quelques instants plus tôt. Ayant remis un peu d’ordre à sa tenue, elle troqua ses sandales de corde pour des bottes en cuir, noua ses cheveux en un chignon serré et se choisit des armes en bois, dont elle possédait un petit assortiment. L’homme et sa moitié furent horrifiés : de simple jeune femme, elle s’était transformée sous leurs yeux en une guerrière impitoyable.
– Puisque tu es levé, viens donc m’aider ! lança-t-elle à Wou Chou.
Lotus Blanc soutint son mari, dont les pas étaient encore hésitants. Appuyés l’un sur l’autre, ils la suivirent jusqu’à l’orée de la clairière. Il y avait un corps étendu dans l’herbe.
Durant les minutes suivantes, qui parurent une éternité, Sable Lavé tortura son prisonnier sous les yeux du couple, pétrifié de terreur. Il ne lui fallut pas longtemps pour faire avouer au sbire que le sous-préfet de Pei-Tchéou les faisait épier, qu’il était au courant de leur cachette, qu’il comptait bien récupérer les objets soutirés à la guilde.
Ayant obtenu ce qu’elle voulait, elle lui brisa la nuque d’un geste sec, comme on étrangle un poulet, ce qui mit le comble à l’effroi des deux autres. Lotus Blanc poussa un cri aigu et cacha son visage dans ses mains. Sable Lavé lui jeta un regard méprisant. Quand Lotus Blanc se réfugia dans les bras de son mari, l’expression de la servante changea, elle reprit cette dureté si particulière mêlée d’indifférence.
Wou Chou sut que les heures de son épouse étaient comptées.

Après avoir laissé son capitaine partir, Ti changea d’avis. Il estima qu’il avait assez attendu. Mieux valait se rendre tout de suite à la masure de la forêt pour mettre la main sur ses suspects et sur le magot. Il avait connu trop de déconvenues, ces derniers temps, et n’avait aucune envie de risquer un nouvel échec.
Alors qu’il cheminait à cheval avec sa troupe sur la route du sud, il rencontra une vieille femme qui ramassait du bois mort et voulut savoir s’ils approchaient.
– Une maisonnette ? Vous voulez dire celle de Sable Lavé ? C’est juste là, derrière, répondit la glaneuse en indiquant la futaie.
Ce fut comme un éclair qui frappa le magistrat. Wou Chou n’était pas revenu se terrer sur les lieux où il avait caché son jade. C’était la servante qui avait emmené ses patrons dans sa propre demeure, là même où l’amnésique avait été retrouvé avec le crâne enfoncé. Ti fut tenté de croire que cette Sable Lavé n’était pas étrangère au coup que le voleur avait reçu. Mais comment imaginer qu’une faible femme soit capable d’une telle violence ? La vérité lui apparut enfin.
– J’ai fait garder la grenouille par la couleuvre !
Il sauta de cheval, retroussa sa robe verte et fonça à travers les taillis.
– Hâtons-nous ! Elle va me le tuer !

Sable Lavé était encombrée de son cadavre. Au lieu de songer à fuir le sous-préfet, elle ne pensait qu’à faire disparaître les traces de son abomination. Elle allait de la chaumière au sbire mort, changeant de direction au fil de ses pensées, parlant toute seule, s’exclamant comme si elle répondait à un témoin invisible. Elle semblait tâcher de se justifier, niait à haute voix ce qu’elle avait fait. Ce spectacle était aussi déroutant que la séance de torture qui avait précédé.
Lorsqu’elle entra dans la maisonnette pour y prendre des outils, Wou Chou voulut entraîner Lotus Blanc. Il avait feint d’avoir encore besoin d’aide. En réalité, il avait retrouvé l’usage de ses jambes. Les rôles étaient inversés : bouleversée, les yeux rivés sur le mort désarticulé, Lotus Blanc n’arrivait plus à mettre un pied devant l’autre.
Il venait à peine de la décider à avancer quand Sable Lavé les rejoignit en trois enjambées, une pelle à la main. Alors qu’elle levait cette arme improvisée sur Lotus Blanc, il s’interposa et cria à sa femme de s’enfuir. Ce fut lui qui reçut le coup, qui l’atteignit au ventre.
Lotus Blanc s’élança à travers bois, poursuivie par Sable Lavé, arme au poing. Wou Chou, bien que sonné, s’enfonça à son tour dans les profondeurs de la forêt.

La première chose que découvrit Ti, en pénétrant dans la clairière, fut un cadavre. Hélas, c’était celui du sbire de service. Son état était épouvantable. La cruauté avec laquelle on l’avait traité n’avait pas grand-chose à envier au savoir-faire des bourreaux officiels.
– Ce Wou Chou est un monstre ! s’exclama Tsiao Tai.
La maisonnette était vide. Les vêtements abandonnés en tas sur le lit, la porte grande ouverte, les ustensiles renversés, tout indiquait que les fugitifs avaient déguerpi en catastrophe.
– La découverte de notre guetteur leur aura mis la puce à l’oreille, dit Ma Jong.
Ti prit un moment pour récapituler la succession des événements tels qu’il les comprenait. Wou Chou avait une maîtresse qui vivait là. En le voyant arriver avec son jade volé, elle avait cru qu’il allait lui proposer de fuir avec lui. Mais l’imbécile ne s’était pas résolu à abandonner sa Lotus Blanc. Sable Lavé l’avait assommé et s’était enfuie, terrassée par la douleur ou par le remords.
– Quelle femme pourrait-elle frapper un homme assez fort pour lui fracasser le crâne ? objecta Ma Jong, qui était bâti comme un portefaix.
– La même qui a mis notre indicateur dans l’état où il est, dit sombrement son patron.
Ayant appris que son amant était encore en vie, Sable Lavé s’était fait engager comme simple servante pour le soigner. S’il avait recouvré la mémoire, il était de nouveau en danger, et cette fois son épouse l’était autant que lui.
Ti envoya le gros de ses hommes fouiller les bois, en leur recommandant la plus grande prudence : l’un des fuyards était un fauve qui n’hésiterait pas à tuer quiconque se dresserait sur son chemin.
Resté seul avec ses lieutenants, Ti chercha où le jade avait pu être dissimulé. Il fit un énorme effort d’imagination : « Voyons. Si je n’étais pas un noble mandarin de l’empire, je pourrais être un homme du peuple. Si j’étais un simple quidam, je pourrais être un sacripant sans scrupules. Et si j’étais un sacripant que ses complices ont chargé de cacher le magot du siècle, où l’aurais-je donc fourré ? »
Il fit quelques pas à travers la clairière.
« Je suis un voleur sans moralité. Ma maîtresse, d’une engeance pire que la mienne, risque de surgir à tout moment. Pas le temps de creuser un trou pour enterrer le jade. Ni de le laisser où que ce soit dans la maison, qui risque d’être démontée par la police. Et d’abord, pourquoi suis-je venu ici ? »
S’il voulait éliminer toutes les caches à portée de la force publique, il existait une méthode simple. Ti réunit son petit monde et déclara :
– Nous allons jouer à un jeu. Celui qui trouve le trésor gagne une amulette précieuse.
Le mandarin s’assit sur une souche d’arbre pour observer. Ses hommes entreprirent avec empressement de fouiller la clairière et la cabane. Ma Jong empoigna un outil pour fouir le sol, les autres firent un tel remue-ménage dans les affaires des malfaiteurs que les murs de la maisonnette en tremblèrent.
« Voilà autant de possibilités d’éliminées », se dit le magistrat.
Restaient les autres, celles auxquelles un esprit honnête ne pensait pas. Il s’efforça de débusquer en lui-même un soupçon de rouerie contraire à l’éthique de Confucius. Fut-ce la souplesse de son intelligence sans pareille ou l’influence bénéfique de Maître Kong, une idée lui vint.
La vraie question était : pourquoi Wou Chou était-il venu cacher son butin ici même ?
Parce qu’il connaissait bien les lieux pour y être venu batifoler dans le dos de sa chère moitié et parce qu’il y avait repéré une cachette idéale. C’était donc quelque chose qu’on ne trouvait pas partout. Qu’y avait-il de spécial, ici ?
De là où il était, Ti ne voyait qu’une cahute branlante et des arbres au feuillage épais. Rien de plus. Aucun rocher, aucune bosse dans le sol, aucune souche…
Il se leva d’un bond. Il n’y avait qu’une seule souche morte, il s’était assis dessus. Elle avait un aspect tout à fait ordinaire. Il s’accroupit et l’examina avec soin d’un bout à l’autre sans rien remarquer. Il reprit l’examen en frappant de petits coups à intervalles réguliers. Un endroit sonna creux. Il souleva l’écorce comme on ôte le couvercle d’une marmite.
Il y avait là un trou invisible, et, dans ce trou, un sac rebondi fermé par un cordon. Ce sac contenait tout un tas de petites sculptures dont la dominante était d’un vert laiteux.
Ti avait posé son postérieur sur le trésor. Pour une fois, ce n’était pas son intelligence qui avait résolu l’énigme, c’étaient ses fesses.
Il brandit le sac en direction de ses hommes. Une fois n’est pas coutume, des policiers furent déçus de voir le butin d’un vol entre les mains d’un juge.