XIII
Ti fait ses dévotions au fond de la rivière ; il assiste
aux noces de deux morts en sursis.
Dès qu’il fit jour, les sbires chargés de surveiller la maison de Wou Chou vinrent se prosterner devant le juge Ti encore au lit. Le voleur amnésique qu’ils avaient eu mission de surveiller s’était échappé. Inquiets de voir que rien ne bougeait, ils étaient entrés et avaient trouvé la pièce vide. Comme le malade n’était pas sorti, l’explication la plus plausible était qu’il s’était changé en fumée pour s’évaporer par le trou d’aération du poêle.
Irrité par la désastreuse application de ses directives, Ti ordonna qu’on lui amenât Lotus Blanc.
Les sbires poussèrent une exclamation de désespoir : elle s’était enfuie, elle aussi. On leur avait donné à garder toute une famille de passe-murailles.
Ti réclama la servante, qui était meilleur policier qu’eux.
L’un des sbires répondit d’une voix à peine audible qu’elle s’était dissoute comme les autres.
Le mandarin saisit les baguettes avec lesquelles il mangeait son riz et les jeta au sol d’un geste rageur.
– Chacune d’elles compte pour dix, lança-t-il à Ma Jong.
Son lieutenant emmena les sbires, qui venaient d’écoper de vingt coups chacun.
Ti resta seul devant ses galettes farcies au faisan haché, une spécialité locale, qui ne lui disaient plus rien. Comment Wou Chou avait-il fait pour s’échapper dans son état ? Comment s’était-il évanoui sous les yeux des policiers ? Pourquoi la petite servante manquait-elle à l’appel ? Sans doute avait-on étranglé la pauvre fille pour l’empêcher de donner l’alerte. Il se reprocha son excès de confiance en ses propres mesures. Par sa faute, une innocente avait péri, un criminel était en fuite, le mal se répandait dans Pei-Tchéou plus vite que la grippe. Ce matin, il se sentait indigne de sa charge.
Il était en tout cas indigne de prendre sa collation alors que le désordre régnait en maître sur sa ville. Il rejeta les couvertures et se leva, tandis que les valets se précipitaient pour lui présenter un linge humide, une bassine d’eau tiède, des serviettes sèches et des vêtements propres.
Tout en s’habillant, il se demanda comment il allait remettre la main sur ce Wou Chou. Tenu en échec par un amnésique que ses jambes portaient à peine ! C’était risible. Où enquêter ? Par où commencer les recherches ? Quels ordres donner ?
Il était encore à son désarroi quand Tsiao Tai vint l’informer du rapport de la patrouille de nuit : une meute de sauvages enragés avait mis à mal la famille d’un honnête commerçant du canal. Ramené pratiquement d’entre les morts, le restaurateur prétendait avoir été attaqué par un fugitif recherché par la police. Ti décida de se transporter sur les lieux dès que possible.
Il était en train de distribuer quelques recommandations à ses secrétaires lorsque se présenta Han Yi, venu glaner du matériel pour le prochain chapitre des exploits de « Tigre Bondissant », le nouveau surnom de son héros. L’état d’excitation de son client n’échappa nullement au rédacteur.
– Puis-je demander à Votre Excellence si quelque chose de particulier s’est produit ?
– Rien du tout ! Absolument rien ! Une nuit paisible ! déclara le mandarin, certain que son incompétence se situait au-delà du talent d’enlumineur de M. Han.
Alors qu’ils quittaient le bâtiment principal, les deux hommes rencontrèrent l’équipe armée que Ti avait commandée pour élucider une fois pour toutes l’énigme de la rivière Pei. Il entraîna les gros bras à sa suite et engagea Han Yi à aller l’attendre près du pont.
– Où allez-vous, noble juge ? demanda le lettré.
– Dans le quartier réservé, répondit le juge, peu soucieux de s’étendre sur les détails.
Han Yi poussa un soupir. C’était exactement ce qui manquait pour faire de son élégie héroïque un conte vulgaire, à l’égal de ces romans où des individus sans foi ni loi détroussent les voyageurs pour aller boire leurs gains avec les filles faciles. Ces historiettes amusaient fort les lecteurs, mais elles n’étaient pas faites pour séduire l’austère hiérarchie mandarinale. Mieux valait aller sur le pont hanté.

Ti se lança sur les traces des fuyards de la nuit. Comme indiqué par le duo d’incapables chargé de la surveillance, la maison de Lotus Blanc était vide. Il ne jeta qu’un coup d’œil au trou d’aération, mais ne tarda pas à repérer la fenêtre de l’arrière, à travers laquelle un homme pas trop épais pouvait se glisser en cas d’urgence. S’il n’avait pas été assailli par le crime de toute part, Ti serait venu lui-même dès le premier jour et aurait bien vu quel risque présentait la configuration du logement.
Il se fit conduire chez le fabricant de pâtes agressé par les Huns. Personne n’avait été tué, mais tout le monde avait mal au crâne. Le fils de la famille était fort occupé à préparer des compresses, des emplâtres et des pommades. Les Mao décrivirent une bande d’assassins surgie de nulle part. Seule la protection du dieu des Nouilles leur avait permis de survivre à cet assaut pour répondre aux questions de leur éminent magistrat.
Celui-ci tenta de se faire préciser les faits. Il fallait leur arracher les mots de la bouche. D’abord, combien étaient les assaillants ?
– Un, dit Gros Mao.
– Une, précisa sa femme entre deux gémissements.
Le mandarin n’osa pas crier, étant donné leur état lamentable, mais il les pressa de ne pas lui faire perdre son temps : ses réserves de patience étaient déjà épuisées pour toute la journée.
Les marchands finirent par avouer qu’ils avaient ouvert à Lotus Blanc et à Wou Chou, bien qu’ils aient su que ce dernier était impliqué dans une affaire sérieuse. Ils avaient aussitôt fait prévenir la garde, conformément à la loi, mais une espèce de démone inconnue, douée de pouvoirs extravagants, leur était tombée dessus, armée d’une massue, sans leur laisser la moindre chance d’accomplir fidèlement les directives du Fils du Ciel.
– Si je comprends bien, résuma le magistrat, vous vous apprêtiez à dénoncer une faible femme pour toucher la prime, mais vous avez été battus par une autre.
De toute évidence, le malaxage de la pâte à nouilles ne prédisposait pas au maniement des armes.
Ti quitta cet endroit fort insatisfait. Où avaient-ils pu aller ? « Voyons, se dit-il. Si j’étais une femme traquée, embarrassée d’un blessé qui avance avec peine, poursuivie par la milice, que ferais-je ? »
Il regarda les sampans alignés le long du rivage.
– Fouillez-moi ces barques !
Ses hommes interpellèrent tous ceux qui s’activaient autour des petits bateaux et vérifièrent que personne ne se cachait à l’intérieur.
Ti en avisa un qui dérivait lentement au fil de l’eau, sans rames ni voile. Il le fit arraisonner à l’aide de gaffes. Il était vide. Tout ce qu’il trouva à l’intérieur, coincé sous un siège, ce fut un petit carré de soie brodé d’un lotus blanc.
Il arrivait trop tard.

Ti gagna d’un pas nerveux le pont de la rivière Pei. Il voulait envoyer des plongeurs dessous pour voir s’il y avait là un objet quelconque que les bandits eussent pu convoiter. Ses hommes louèrent une jonque et recrutèrent des pêcheurs dotés de bons poumons.
Han Yi avait apporté une écritoire portative qu’il avait suspendue dans le dos d’un serviteur. Elle se composait d’un encrier et d’un plateau assez large pour supporter un rouleau de parchemin. D’une main agile, il nota à l’aide de son pinceau les faits remarquables qui se déroulaient sous ses yeux. L’un des secrétaires lut les premières colonnes d’idéogrammes et afficha une expression admirative.
– Que se passe-t-il, là-bas ? lui lança Ti.
– Votre Excellence est sur le point d’envoyer son armée de tritons à l’assaut de la forteresse sous-marine du dragon vert ! l’informa le lecteur.
Les hommes que l’on jeta à l’eau ne virent d’abord rien d’autre que de la poussière, des poissons et de la vase. À la deuxième plongée, ils remarquèrent des bosses. Au troisième essai, l’un d’eux eut assez de souffle pour aller gratter la boue. Un éclat vert frappa sa pupille. Lorsqu’ils remontèrent pour la quatrième fois, ces humbles marins étaient sans voix. On dut les hisser sur la jonque et attendre qu’ils eussent recouvré une respiration normale. Ils croyaient avoir découvert une sorte de trésor à moitié enfoui dans le lit de la rivière.
– C’est extraordinaire, mais c’est aussi très dangereux ! expliquèrent-ils. C’est trop profond. Le courant menace à tout moment de nous emporter.
– Retournez-y vite ! dit le juge Ti, qui ne semblait pas avoir entendu un mot après « c’est extraordinaire ».
Plongée après plongée, on put établir qu’il y avait là-dessous au moins trois énormes blocs de jade sertis d’or et d’argent. Ti ne douta pas d’avoir retrouvé les statues dérobées aux temples dix ans plus tôt. Que faisaient-elles parmi les truites et les ablettes ?
– Remontez-les ! ordonna le mandarin.
Les pêcheurs échangèrent des regards perplexes. Ces blocs étaient d’un poids bien trop lourd pour que quiconque, homme, cheval ou bœuf, pût les faire bouger d’un pouce. Revenu de son exaltation, Ti se souvint que les voleurs s’y essayaient en vain depuis deux lustres.
Il remarqua l’historiographe, penché sur le garde-corps, qui écoutait le récit des pêcheurs et tentait d’apercevoir quelque chose à travers l’eau trouble.
– Eh bien ! lui lança-t-il. Qu’est-ce que vous faites là ? C’est maintenant qu’il faut écrire !
Han Yi aurait plus volontiers sauté à la recherche du trésor.

Ti dut se rendre à l’évidence : il faudrait, pour arracher les statues à leur gangue de boue, plus d’astuce qu’il n’en avait déployé pour les y trouver. Alors qu’il longeait l’avenue de Pei-Tchéou, la mine sombre, il croisa un nouveau cortège de mariage. Il jeta à ce convoi de fête un œil méfiant : on lui avait déjà fait le coup très récemment.
– Oh, j’en assez de ces palanquins fermés ! dit-il pour lui-même.
Il se mit à suivre la joyeuse procession comme un chien de chasse sur la piste d’un renard particulièrement odorant.
Ce palanquin-là se dirigeait vers la maison du riche fabricant de terres cuites funéraires, à qui il conduisait la jeune épouse promise à un décès prématuré. Tao Gan, que son patron avait chargé de garder le petit couple à l’œil, plaisantait avec les choristes et se battait pour ramasser les sapèques répandues par poignées en signe de joie.
Curieux de jeter un coup d’œil à cet événement inouï, Ti envoya son lieutenant acquérir en hâte un cadeau de mariage. Tao Gan regarda la pièce que son patron venait de lui remettre et entra dans une échoppe en se demandant ce qu’il allait bien pouvoir obtenir avec ça.
Il revint au bout de quelques minutes.
– Qu’as-tu acheté ? demanda Ti.
Tao Gan lui présenta un bol de toilette en terre même pas vernie, entouré d’un ruban rouge. Ces objets particuliers, qui ne servaient que lors de l’accouchement, étaient un cadeau traditionnel de mère à fille. La jeune épouse devait prier le bol tous les jours pour s’assurer une délivrance facile le moment venu.
– Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? dit le magistrat.
– Dame ! Avec l’argent que Votre Excellence m’a donné ! J’ai dû payer le ruban de ma poche !
Les porteurs avaient déposé le palanquin nuptial devant la maison. Les serviteurs de M. Wan apportèrent à la mariée une tasse de vinaigre. Pureté fit bouillir le liquide en y trempant une tige métallique chauffée au rouge, puis elle quitta la chaise et franchit le seuil de sa nouvelle maison. Elle avait abandonné le vinaigre derrière elle, ce qui était une façon de garantir cette union contre toute amertume.
Sa coiffure de mariage était un impressionnant amoncellement de breloques multicolores surmonté d’un phénix. L’étoffe rouge dont on lui avait couvert la tête servait à écarter tout démon qui, passant par là, aurait pu être tenté par sa beauté, mais aussi à attirer le bonheur, dont le rouge était la couleur emblématique, et à dissimuler son embarras de jeune vierge, puisqu’il était de bon ton qu’elle fût embarrassée.
La demeure du petit couple était surchargée de banderoles voyantes où l’on avait tracé des sentences auspicieuses. La nouvelle épousée fut présentée aux ancêtres de Wan Yifang, qui étaient désormais les siens.
– Brève rencontre, murmura le juge Ti.
M. Wan énonça les noms de sa moitié devant les tablettes des aïeux.
– Aujourd’hui j’épouse une femme belle, sage et honnête, déclara-t-il aux fantômes qu’ils rejoindraient sous peu.
Pureté baissa la tête, car, en plus, elle était humble. Ti ne put juger de son expression : ce ne serait qu’au coucher que le marié soulèverait le voile qui recouvrait ce visage.
Les serviteurs allumèrent partout ces chandelles de cire rouge appelée « bougies-fleurs ». Les mariés prirent place dans deux fauteuils pour recevoir les vœux de bonheur et les cadeaux. Vu son rang, Ti passa le premier.
– Je vous ai apporté ce bol de toilette parce que cela symbolise une…
Il s’interrompit. Comment leur souhaiter une grande descendance ?
– Une union sans nuages, conclut-il en remettant l’objet équivoque entre les mains d’un domestique.
Dans le caveau qui les attendait tous deux, au moins seraient-ils à l’abri des scènes de ménage.
Le plus souvent, la mariée s’abstenait de participer au banquet de noces : elle était censée attendre son mari dans la chambre nuptiale, sagement assise sur le lit. On fit une exception afin que les époux ne perdent pas cette occasion de dîner ensemble.
Puisqu’il était là, Ti ne pouvait éviter de s’asseoir un moment en compagnie des invités. Tandis qu’il plongeait ses baguettes dans tous les plats et qu’il vidait coupe sur coupe, il se sentit un peu coupable de ne pas être en train de courir après ces délinquants dont sa ville regorgeait. Mais comment désobliger un marié dont c’était aussi un peu le repas de funé railles ? Il se devait à ses administrés, surtout quand le vin était bon.
Wan Yifang avait devant lui une série de mets appétissants auxquels il ne touchait pas. Il y avait aussi là plusieurs bols de potions médicinales et fortifiantes qui constituèrent l’essentiel de son repas. La mariée lui donnait la becquée du bout de ses baguettes. Ils avaient raison de se comporter tout de suite comme un vieux couple.
Le meilleur moment fut celui des toasts que les hôtes devaient porter à leur santé. Ceux qui s’en chargèrent eurent beaucoup de mal à trouver la formule adéquate, ce qui provoqua des éclats de rire d’abord gênés, puis franchement tonitruants. Il y eut de fines allusions à des noces « faites pour durer dix mille années ». On riait aux dépens du marié, mais celui-ci n’avait d’yeux que pour sa belle compagne et pour ses médicaments.
Ti, qui avait mauvaise conscience, ordonna à Tao Gan d’ôter son postérieur des coussins de M. Wan et d’aller voir un peu comment avançaient les affaires du tribunal. Son adjoint lâcha à regret son délicieux confit de placenta de panthère au miel et se dirigea vers la sortie d’un pas que la bière de sorgho rendait pesant.
Le vieux marié et la future morte trinquaient en buvant chacun de son côté dans une moitié de calebasse. Cela signifiait qu’ils étaient liés à jamais, ne formaient qu’un, ne se sépareraient plus et seraient très attachés l’un à l’autre jusqu’à la mort.
– Il n’est pas rare d’épouser une veuve, mais en général on n’épouse pas la sienne, remarqua un voisin du juge Ti, très content de son à-propos.
La jeune mariée se comportait de la manière la plus convenable. Ti supposa qu’elle était heureuse d’avoir été choisie comme Première épouse par un homme riche, un bonheur qui n’aurait jamais dû lui arriver, vu son peu de fortune. Pour les filles comme elle, la seule chance de convoler était de se faire acheter comme concubine. Ce statut devenait voisin de l’esclavage lorsque la Principale n’était pas commode. C’était certainement le plus beau jour de sa vie. Songeait-elle à ce qui devait suivre peu après ? Espérait-elle que les dieux, éblouis par son mérite, accorderaient la guérison à son mari ?
Quand le moribond tomba en syncope, les convives crurent que mariage et veillée funèbre allaient se confondre. Son décès au cours du banquet de noces aurait peut-être satisfait les deux conjoints : lui était assuré d’être bientôt rejoint par sa belle moitié ; celle-ci n’aurait pas à subir l’embarras d’une nuit de noces avec un souffreteux assez égoïste pour l’entraîner dans l’inframonde.
Cependant, la joie d’avoir fait cette bonne affaire, la perspective de se coucher auprès du tendron, rendirent ses forces au malade. La jeune épousée continua de se montrer attentionnée malgré ce revirement du sort.
Revenu sur ces entrefaites, Tao Gan profita de la confusion pour avaler quelque chose avant de faire son rapport.
– Elle serait parfaite en garde-malade, dit Ti.
– Oui, noble juge, approuva son adjoint, la bouche pleine. C’est du gâchis.
Ti foudroya des yeux son subordonné qui s’empiffrait. Celui-ci croisa le regard de son patron et se souvint de sa mission.
– Au fait, articula-t-il, il y a du ramdam en ville, noble juge.
Le mandarin se résigna à délaisser ce délicieux banquet. Les meilleures choses avaient une fin. C’était précisément la morale de ce mariage.