La Chine des Tang
dans Un Chinois ne ment jamais
dans Un Chinois ne ment jamais
Ainsi qu’il est dit dans ce roman, l’impératrice
Wu Zetian fit beaucoup pour le statut des Chinoises, à qui une
Grande Épouse était censée servir de modèle. Elle favorisa leur
éducation, leur bien-être et leur accès aux responsabilités. Ses
« douze décrets » de l’an 674 stipulèrent qu’il fallait
harmoniser les relations entre belles-sœurs, organiser des
funérailles pour les femmes sans abri, prendre soin des veuves,
ouvrir des centres de soins et des hospices pour femmes, des
refuges pour les jeunes filles et des temples pour les nonnes qui
se vouaient à la chasteté. La proposition qui provoqua le plus de
remous à la Cour consistait à porter à trois ans la période de
deuil consécutif au décès de la mère, sur le modèle du rite
paternel. Cette décision était loin d’être anodine, elle mettait
hommes et femmes sur un pied d’égalité, et ce ne fut qu’à grand
renfort de menaces et de pressions que l’« Impératrice
céleste » réussit à la faire appliquer.
Il existe deux domaines que l’administration
chinoise considéra toujours comme primordiaux : la
connaissance du passé et la présentation du présent. Aussi
posséda-t-elle de manière constante deux services
particuliers : l’un chargé de réunir tous les renseignements
possibles sur les faits historiques ou contemporains, l’autre
chargé de réécrire ces données de manière à leur conférer un aspect
qui convienne au pouvoir. Les Tang développèrent un troisième
service intitulé les « Mémoires authentiques », dont le
but était de préparer le matériau historiographique de chaque règne
pour la postérité. Autant dire qu’il s’agissait d’un département de
la propagande à long terme. Les premiers « mémoires
authentiques » furent commandés en 640 par l’empereur
T’ai-tsung, qui exigea de voir ce que les historiens avaient retenu
de son action. Les trois souverains suivants, dont l’impératrice
Wu, lancèrent la rédaction des leurs dès leur accession au trône.
L’empereur Kao-tsung ordonna l’écriture des siens à la suite de la
crise suscitée par le meurtre de son épouse, l’impératrice Wang,
par la remplaçante de celle-ci, l’impératrice Wu. De même, dame Wu
passa commande de « mémoires authentiques » en 683,
lorsqu’elle substitua sa propre dynastie à celle des Tang. Leur
élaboration fut supervisée par un sien cousin, qu’elle avait nommé
président du secrétariat, l’un des premiers postes de l’État, dans
le but évident de légitimer sa révolution de palais. Au reste, le
cousin fut mal récompensé de ses efforts : elle le fit
condamner pour malversations et l’envoya mourir en exil dans le Sud
avec une partie de sa famille. Le récit complet de sa vie fut
élaboré dans un tout autre esprit en 706, juste après le coup
d’État qui la détrôna. Par la suite, on prit l’habitude de laisser
s’écouler un peu de temps avant de livrer la version officielle
d’un règne, ce qui permit de prendre de la distance avec les faits
et de se rapprocher de la vérité historique. Si l’on ajoute à cela
les travaux des historiens chargés de composer le Traité d’histoire nationale, le Journal de la Cour et l’Enregistrement des actes administratifs, on voit
que le matériau ne manque pas pour raconter la vie des Tang.
Les mandarins avaient droit, eux aussi, à
l’enregistrement de leur biographie. Le Bureau d’historiographie
possédait un département des Emplois civils dont dépendait un
service du Mérite chargé de recevoir et de vérifier les biographies
privées, et notamment les curriculum vitæ des personnes récemment
décédées. On réunissait tout cela dans un livre appelé lieh-chuan, véritable Who’s
Who des Tang. Ces notices, qui paraissent en général assez
dignes de foi, avaient pour but de servir d’exemples de bonne
conduite par la présentation de personnalités hors du commun. Les
éléments biographiques étaient souvent récoltés par les disciples
ou les subordonnés du défunt, mais on pouvait aussi s’attacher les
services d’écrivains connus. Dans ce recueil figure notamment la
notice de Ch’üan Te-yü (759-818), décrit comme un célèbre prosateur
passé maître dans l’art de composer épitaphes, biographies et
élégies mortuaires. Ce travail était si bien payé qu’à la mort
d’un haut fonctionnaire, les écrivains publics se pressaient à sa
porte comme à la foire. Les plus appréciés pouvaient se permettre
de refuser des commandes, tel Wei Kuan-chih (760-821). Au
décès d’un gouverneur connu pour sa cruauté et sa rapacité, il
aurait renvoyé le magnifique cadeau offert par les enfants de
celui-ci pour l’inciter à enjoliver la biographie de leur père et
aurait déclaré : « Plutôt mourir de
faim ! »
Il est à noter que la Chine ne produit pas de
jade, bien que cette pierre ait toujours été davantage appréciée
qu’aucune autre. Les principaux gisements se situent encore
aujourd’hui dans l’ancien Turkestan oriental, l’actuelle province
du Xinjiang, que les Chinois appelaient « le Pays du
jade ». Amateurs d’antiquités, les Tang créèrent une
« Manufacture impériale des copies antiques » spécialisée
dans la fabrication de copies que l’on vendait avec un certificat
d’origine. Il est donc aujourd’hui possible d’acquérir des faux qui
furent produits il y a plus de mille ans et qui valent des sommes
ahurissantes.
La statue de jade la plus célèbre est le Bouddha
d’émeraude de Bangkok, qui mesure soixante-quinze centimètres de
haut. Après diverses péripéties, elle aboutit au Laos, où elle fut
dissimulée sous une couche de plâtre et oubliée dans un sanctuaire
désaffecté. En 1436, la foudre frappa le bâtiment et libéra la
statue, qui apparut à un paysan venu chercher du combustible dans
les ruines. Trois fois l’an, en grande cérémonie, le roi de
Thaïlande vient en personne changer ses vêtements en fonction de la
saison. Bien qu’il soit le seul autorisé à l’approcher et que les
photographies soient interdites, on sait qu’elle est constituée
d’une pierre presque diaphane.
Les ornements et les bijoux en jade illustraient
le rang et le statut social. Les femmes nobles célébrées par la
poésie classique en portaient de multiples sortes. L’empereur avait
fait représenter ses chevaux favoris en jade. Une épouse impériale,
qui respirait mal pendant les canicules, gardait un poisson de jade
dans la bouche pour se soulager.
Tous les Chinois veulent posséder un morceau de
jade. Confucius comparait la douceur de cette pierre à la
bienveillance, sa dureté à la droiture, la diversité de ses
couleurs à l’esprit d’initiative, et sa translucidité à la
fidélité. Selon la tradition populaire, son contact favorise la
détente. Le fait de le porter à même la peau soulage les reins et
renforce le cœur. Mis sous un oreiller, il procure un sommeil
profond. Les bracelets accroissent l’éveil des sens. Les pendentifs
aident à apprécier la musique. Posées sur le ventre, les plaques de
jade passent pour faciliter l’accouchement. On ensevelissait les
princes dans une armure de jade censée leur épargner la corruption.
Les alchimistes taoïstes faisaient entrer cette pierre dans la
confection de breuvages d’immortalité. Ils en tiraient aussi des
filtres d’amour dont les empereurs, pourvus de nombreuses
concubines, faisaient grand cas.
Les Chinois ont fait au fil des siècles nombre
de découvertes par lesquelles ils précédèrent de beaucoup les
Occidentaux. Les archives rendent compte par exemple de l’exploit
réalisé sous les Song par un moine nommé Huaibing. Il existait sur
le fleuve Jaune un pont de l’époque Tang, fait de barques reliées
les unes aux autres par une énorme chaîne. Huit blocs de bronze en
forme de buffles assis retenaient le tout depuis la rive. Au
xie siècle, une crue particulièrement puissante
emporta non seulement les barques, mais aussi les précieux blocs,
qui disparurent dans le fleuve. Il importait de les récupérer car
on ne pouvait les remplacer. Aucun treuil, aucun attelage n’étant
capables de soulever de telles masses, Huaibing eut l’idée géniale
qui sauva la situation, celle-là même attribuée au juge Ti dans ce
roman.
Commerçants et artisans étaient considérés comme
des sangsues vivant sur le dos des vrais travailleurs, les
cultivateurs, aussi étaient-ils l’objet de brimades en tout genre.
La loi leur interdisait de monter à cheval, de fréquenter les
fonctionnaires, de se présenter aux examens et d’occuper des
emplois publics. Les Tang avaient exclu ces deux classes de la
distribution des terres, sauf dans les espaces à coloniser, où
elles ne recevaient que la moitié de la surface accordée aux
paysans. De ce point de vue, on pourrait néanmoins considérer que
les nobles et les mandarins étaient les véritables parasites, car
ils vivaient des taxes et percevaient des rentes sans rien produire
de tangible.
Les Chinois d’alors n’étaient pas plus
qu’aujourd’hui à une contradiction près, puisqu’ils inventèrent
dans le même temps le capitalisme d’État. Ayant trouvé les caisses
vides, les premiers Tang se reposèrent sur le secteur privé pour
rétribuer les fonctionnaires. Les gouverneurs reçurent l’ordre de
confier les fonds publics aux plus riches familles, donc à des
commerçants, qui seuls avaient l’expérience des investissements.
Ces clans furent chargés de faire fructifier le capital de manière
à produire un taux d’intérêt fixé par la Cour. Le revenu permettait
aux gouverneurs de payer les émoluments de leurs employés. Ce
système perdura jusqu’au ixe siècle.
On le voit, l’esprit d’invention et la souplesse
dogmatique ne sont pas des phénomènes récents dans l’histoire de la
Chine, ce qui laisse entrevoir pour l’avenir bien des possibilités
de retournement.