VI
Le juge Ti fait voler une belette ; il
succombe aux
appas d’une fiancée infernale.
appas d’une fiancée infernale.
Il fallut à peine vingt-quatre heures à Han Yi
pour faire au juge Ti une réputation d’exorciste digne de ces
prêtres taoïstes qui désenvoutaient les vaches et repoussaient les
méchants lutins. Immédiatement devenues la lecture favorite des
scribes, les aventures de « Tigre Resplendissant », le
nouveau nom du héros, s’étaient répandues en ville, où les conteurs
les avaient agrégées à leur répertoire. Chacun était à présent au
courant des exploits accomplis par ce personnage populaire.
Seul Ti l’ignorait encore lorsqu’on vint
l’informer que des ombres suspectes rôdaient, la nuit, sur la
rivière Pei.
– À quoi est-ce dû, à votre avis ?
demanda-t-il.
Jamais, du temps où il avait une réputation de
confucéen matérialiste, on n’aurait osé évoquer devant lui la
théorie que tout le monde avait à l’esprit. À présent que son
penchant pour la lutte contre les damnés était connu, on pouvait
lui dire les choses telles qu’elles étaient.
– C’est parce que le pont est hanté, noble
juge, répondit le secrétaire du tribunal.
Ti plissa les yeux comme un chat qui vient de se
faire marcher sur la queue. Il eut envie d’assommer son
interlocuteur en se servant de Han Yi comme gourdin.
– Comme c’est intéressant. Racontez-moi
donc ça.
Depuis dix ans, les passants apercevaient des
silhouettes fantomatiques autour du pont. Les gens avaient peur de
s’y rendre après le coucher du soleil. Il était arrivé qu’on en
retrouvât d’assommés sans raison apparente, sans qu’ils eussent vu
leur assaillant, sans que leurs biens eussent disparu. C’était de
la sorcellerie. Nul doute que l’endroit était habité par l’une de
ces jeunes filles mortes qui séduisent les hommes avant de les
noyer.
Personne ne s’étant noyé, Ti voyait mal dans
quelle mesure ces faits relevaient de sa compétence. Il demanda ce
qu’on attendait de lui exactement.
Le secrétaire lui débita une liste assez longue
où figuraient, entre autres, la récitation de formules magiques et
l’organisation d’un rite de purification auquel participerait
l’administration omnipotente : pris en tenaille entre le
prêtre et lui, le fantôme ne pourrait que prendre peur et
s’évaporer.
Ce n’était pas le fantôme que Ti eut envie
d’évaporer.
Il résolut de se rendre sur le pont dès que la
nuit serait tombée, non pour exorciser un quelconque démon, mais
pour démontrer à ces froussards que les revenants n’existaient pas
et que la pensée de Confucius était de taille à dominer toutes les
superstitions. Son secrétaire s’en réjouit et lui confirma que la
date était bien choisie : le calendrier astrologique sur
lequel la société chinoise tout entière réglait ses faits et gestes
situait ce jour sous une mauvaise étoile ; le moment était
donc tout à fait propice aux apparitions d’outre-tombe.
Pour l’heure, le mandarin ressentait l’envie de
déambuler à travers sa bonne ville pour chasser l’agacement qui le
gagnait. Il troqua son bonnet noir pour un couvre-chef discret orné
d’un simple pompon bleu et quitta le yamen en compagnie de son
écrivain et de Ma Jong.
Un vent à décorner les buffles balayait l’artère
principale de Pei-Tchéou. Ces bourrasques de fin de printemps
faisaient la fortune des marchands de cerfs-volants. Ils en
proposaient de toutes formes et de toutes tailles, suspendus aux
poutres de leurs échoppes ouvertes en grand. Les murs étaient
couverts d’un amoncellement de losanges multicolores pleins de
gaieté. C’était de la joie en papier. Il y en avait d’aussi larges
que des couvertures. Ti se demanda comment de tels engins
n’emportaient pas les enfants dans les airs, un jour d’ouragan
comme celui-ci.
– Les plus grands ne sont pas pour les
gamins, ils servent à honorer les dieux, dit Han Yi.
Les pièces les plus impressionnantes étaient
décorées à l’effigie des innombrables divinités dont fourmillaient
les différentes religions. On avait représenté leur visage furieux
ou souriant, leur emblème ou leur animal fétiche. Il y avait un
faucon grand comme deux hommes, doté d’ailes déployées et d’une
queue interminable, mais aussi une immense tête de lion écarlate,
gueule ouverte, ses crocs blancs prêts à mordre les esprits malins,
ainsi que divers dragons et lézards aux formes géométriques. Ti vit
même une grosse face rougeaude, dotée d’un chapeau noir et d’une
ridicule barbe effilochée dont les poils devaient flotter au vent.
Ces traits au front plissé sur des yeux menaçants lui rappelèrent
vaguement quelqu’un. Il renonça à creuser ce point pour ne pas
avoir à gâcher la joie générale en infligeant au fabricant une
amende.
Il se fit un brouhaha suivi d’une bousculade et
d’exclamations. Ma Jong écrasait du pied un voleur à la tire
surpris en flagrant délit. C’était un bonhomme fluet dont la petite
taille l’aidait sans doute à glisser la main dans les manches des
bourgeois. Ti était sur le point d’envoyer le malandrin attendre en
prison l’audience du lendemain quand son attention fut attirée par
un tintamarre.
Un cortège de mariage descendait la rue au son
des tambours et des trompettes. Musiciens et porteurs de bannières
aux formules propitiatoires entouraient un palanquin rouge fermé
qui emportait quelque belle effarouchée vers sa nouvelle famille.
L’installation était soutenue par des porteurs vêtus de cette même
couleur et coiffés de bonnets assortis.
Les soldats de la poterne s’écartèrent pour
laisser passer le convoi. Ti s’attendrit quelques instants à l’idée
de ce bonheur conjugal qui débutait sous les auspices d’une journée
bénie par les dieux.
Un nuage noir s’invita dans sa rêverie. Son
secrétaire ne lui avait-il pas signalé tout à l’heure que ce jour
était placé sous des astres néfastes ? Qui voudrait se marier
à une mauvaise date ? C’était s’engager à une vie de querelles
sans fin, de potages amers et d’assiettes volantes.
– Arrêtez ce palanquin ! cria-t-il en
agitant les bras comme une mouette dans la tourmente.
Les chants, les rires et les instruments de
musique couvraient sa voix. Il décida de s’attaquer en personne au
véhicule, s’accrocha au palanquin et arracha d’un coup sec le
rideau rouge qui en fermait le côté droit.
La mariée avait du poil au menton sous sa
voilette de perles.
Il y eut un moment de stupeur générale tandis
qu’on se demandait de quelle folie était pris cet imposant bonhomme
qui osait troubler la fête. Sa démence devait être contagieuse, car
on vit les porteurs planter là musiciens et bannières pour filer
sous la poterne comme si la ville eût été en flammes. La porte
franchie, le palanquin s’enfuit à toutes jambes dans les faubourgs
de Pei-Tchéou, dans l’entrelacs des ruelles non pavées, encombrées
de charrettes et bordées de maisonnettes de bric et de broc. Ti se
lança à sa poursuite, entraînant derrière lui son écrivain, tandis
que Ma Jong confiait son vide-gousset aux gardiens des
fortifications.
Trois rues plus loin, ils tombèrent sur le
palanquin qui gisait, renversé et vide, au milieu de la
chaussée.
– Comment Votre Excellence a-t-elle
su ? demanda Han Yi, essoufflé.
– Vous n’aurez qu’à écrire que Confucius
m’a inspiré.
L’écrivain constata avec plaisir que son client
saisissait enfin le principe d’une bonne réputation.
Le siège en bois recouvert d’un coussin de soie
était ouvert. Ti aperçut un petit objet vert qui gisait au fond.
C’était un talisman de jade en forme de pivoine.
Ce convoi de mariage n’avait été qu’un
stratagème pour franchir la muraille avec le butin du vol de
l’autre jour : aucun garde n’aurait songé à outrager une jeune
mariée par une fouille en règle. Ce plan avait réussi. Les voleurs
étaient hors la ville avec au moins la plus grande partie de leur
magot.
« Il faut que je les arrête ou bien ils
vont vider ma cité de toutes ses richesses », se dit le juge.
Il se sentait d’autant plus motivé qu’ils avaient filé à son nez et
à sa barbe. Il possédait cependant quelques atouts : les
bandits n’étaient pas vêtus de façon très discrète, ils étaient à
pied et, surtout, il savait qu’ils n’étaient pas loin. À lui de
saisir sa chance et de resserrer ses filets.
Les trois hommes suivirent aisément la trace des
fugitifs jusqu’à la limite du faubourg en interrogeant les
habitants au sujet de quatre olibrius en rouge coiffés de chapeaux
de fête. De là partaient trois routes qui traversaient des zones
inhabitées. Comment savoir laquelle ils avaient prise ?
Ti rentra en ville la tête basse et la mine
soucieuse. Quatre malfaiteurs en tenues voyantes marchaient
librement sur une route, tout près de là, sans qu’il pût rien faire
pour les arrêter. Le temps de prévenir la garde montée, la nuit
serait tombée et toute recherche serait vouée à l’échec. Seul un
faucon à l’œil aiguisé aurait pu lui dire où ils allaient.
Il eut une idée. Il lui fallait un homme léger,
dont la perte n’importerait à personne. Ses yeux se posèrent sur le
voleur à la tire que Ma Jong venait de récupérer et qu’il tenait
fermement par le col pour l’emmener au tribunal.
– Comment t’appelles-tu ? demanda le
magistrat.
– Je m’appelle Belette Agile, seigneur
juge, répondit le voleur, que le bras du lieutenant étranglait à
demi.
– Eh bien, Belette Agile, aujourd’hui ton
sous-préfet va t’apprendre à voler comme les oiseaux.
Il fit l’acquisition de trois immenses
cerfs-volants votifs et l’on gravit l’escalier qui menait au chemin
de ronde. Là-haut, libre de tout obstacle, le vent soufflait plus
fort encore. Les trois architectures de papier furent emportées
avec tant de puissance que les gardes les plus robustes eurent du
mal à les retenir. Ti considéra d’un œil satisfait les figures
multicolores et se tourna vers son prisonnier.
– Ton sous-préfet est disposé à te faire
grâce de tous les crimes et délits que tu as commis jusqu’à
maintenant.
Le voleur se jeta à genoux et embrassa les pieds
de son bienfaiteur.
– Ce n’est pas ainsi que tu dois me montrer
ta reconnaissance, dit Ti.
Il désigna les cerfs-volants : Belette
Agile était prié de s’élever dans le ciel, d’où il serait à même de
repérer les voleurs en rouge sur l’une des trois routes du sud. Le
volontaire poussa un cri aigu, lâcha les pieds du magistrat et se
dirigea à quatre pattes vers l’escalier de briques qui descendait
de la muraille. Ma Jong lui barra le passage. Il ne restait, en
guise d’issue, que les jouets de papier ou l’esclavage à vie au
bénéfice de l’État.
On lui attacha dans le dos les cordes des trois
cerfs-volants, tandis qu’il était lui-même retenu par une quatrième
à laquelle se cramponnaient les gardes. C’était bien l’aéronaute
idéal, il s’envola comme une feuille, les soldats eurent la plus
grande peine à conserver entre les mains la corde tendue à bloc.
Dès que ses pieds battirent dans le vide, il se mit à pousser des
braillements d’effroi.
– Je vais mourir ! Je vais
mourir !
Quand il se fut aperçu qu’il ne mourait pas, la
terreur fit place à l’exaltation.
– Je suis un dieu ! Je suis un
dieu !
Le juge Ti plaça ses mains en porte-voix pour
lui commander de mettre un frein à l’expression de ses sentiments
et de regarder s’il voyait quelque part des malandrins en
rouge.
À droite, il n’y avait qu’une caravane de
chameaux. Sur la route du milieu, un voyageur était en train de se
faire détrousser par des « chevaliers des vertes
forêts », mais ceux-ci n’étaient pas vêtus de rouge, ils
portaient des bonnets noirs. Ti nota ce détail pour leur procès.
Sur la route de gauche, l’apprenti dieu aperçut cinq minuscules
formes écarlates qui se hâtaient pour gravir une colline
éloignée.
Ti fut satisfait. Il savait désormais de quel
côté chercher la mariée barbichue et ses acolytes. Comme le soleil
était sur le point de se coucher, il remit la traque au lendemain.
Le vide-gousset avait repris ses cris de joie. Il dominait la ville
en écartant les bras comme s’ils avaient été des ailes. La hauteur
l’enivrait davantage que la meilleure bière de sorgho.
– Je règne dans les cieux ! Je suis le
roi des airs !
Les soldats demandèrent au mandarin s’ils
devaient lâcher la corde et laisser le roi des airs aller s’écraser
au gré du vent. Ti ordonna de le ramener sur terre. Le tire-laine
était en pleine extase mystique. On ne put établir s’il était
devenu sage ou s’il avait perdu la raison, s’il allait se faire
moine ou fonder un nouveau culte. En tout cas, ce n’était plus tout
à fait la même larve qu’auparavant, une lueur d’exaltation brillait
dans ses yeux. Ti le laissa filer, ainsi qu’il le lui avait promis,
en espérant que cette épreuve engagerait le petit voleur à prendre
un nouveau départ sur le chemin de la vertu et du respect des
lois.
Les soucis qui occupaient le mandarin étaient
d’un ordre plus prosaïque. Il était temps d’organiser la petite
séance nocturne destinée à remonter le moral de ses administrés.
L’historiographe tenait à y assister : un sous-préfet
combattant les spectres, voilà qui était de nature à séduire tous
les amateurs de procédures judiciaires. N’importe quel juge était
en mesure de condamner des bandits, c’était d’une affligeante
banalité ; repousser des esprits frappeurs vaudrait à Tigre
Resplendissant une réputation bien plus flatteuse.
– Je vous dis que ces choses n’existent
pas ! s’obstina le héros.
– Tant mieux ! répliqua Han Yi. Les
ennemis qui n’existent pas sont ceux dont on vous sera le plus
reconnaissant d’avoir débarrassé la société !
Ces finesses atteignaient des hauteurs
inaccessibles à un magistrat confucianiste.
La nuit était déjà profonde quand ils
rejoignirent la grève à la lueur des torches. Il n’y avait pas le
moindre quartier de lune pour éclairer le paysage. C’était une
heure propice à l’imagination, aux lubies, aux frayeurs
irraisonnées, aux hallucinations.
Ti avait déjà eu l’occasion d’admirer l’ouvrage
d’art dont la masse se devinait dans l’obscurité environnante.
C’était un superbe exemple d’architecture de bois, un chef-d’œuvre
d’élégance et de technique. Il se composait de trois arches. Celle
du centre, la plus ample, était bombée pour permettre le passage
des voiles, même en période de crue. Les deux segments plats
latéraux étaient couverts d’un joli toit de tuiles. Dix ans plus
tôt, il n’y avait là qu’un simple chemin de barques reliées les
unes les autres par deux longues chaînes, un agencement dangereux,
fragile et malcommode. Une nuit, il avait cédé, probablement sous
le coup de boutoir d’un tronc d’arbre dérivant. Au matin, les
habitants de Pei-Tchéou avaient constaté avec accablement la
disparition d’un pont très utile au commerce local. Comble de
malchance ou signe de la colère divine, l’accident s’était produit
au moment même où des troupes révoltées pillaient les lieux saints
et les plus belles demeures de la région.
– Une double catastrophe, noble juge !
se lamenta le capitaine des sbires chargés de l’éclairer, chez qui
le traumatisme restait vivace après tout ce temps.
Une partie de l’argent alloué par le
gouvernement pour effacer les stigmates de l’émeute avait servi à
élever la superbe construction en bois qui faisait l’orgueil de
Pei-Tchéou. On n’avait pas lésiné sur les moyens. Le pont n’était
pas seulement harmonieux, il était devenu le symbole de la paix
retrouvée, du renouveau, de l’ordre et de la prospérité auxquels
chacun aspirait pour les siècles à venir.
Les citadins étaient d’autant plus contrariés de
le savoir hanté. On craignait que ces phénomènes mystérieux ne
fussent l’annonce de nouvelles calamités.
Décidé à balayer ces peurs irrationnelles,
quitte à opposer aux créatures de l’au-delà le barrage de son
corps, Ti s’avança d’un pas ferme, certain qu’il était plus facile
de chasser les ectoplasmes éthérés que les délinquants tatoués
voleurs de jade.
À la tête de sa brigade, qui marchait avec
respect huit pas en arrière, il traversa sans rencontrer la moindre
jeune fille sortie de sa tombe. Il venait de faire la démonstration
de l’absence d’esprit malin dans les parages.
– Ohé ! cria-t-il pour faire bonne
mesure. Les fantômes ! Venez vous présenter à votre
magistrat ! Moi, Ti Jen-tsie, sous-préfet de Pei-Tchéou, je
vous convoque devant mon autorité !
Seuls lui répondirent le clapotis de l’eau et le
hululement des hiboux. L’unique phénomène déplaisant fut le
tremblement nerveux des plus superstitieux d’entre les sbires, qui
brandissaient leurs torches sans cesser de jeter alentour des coups
d’œil apeurés.
Ti tapa du pied sur le plancher de bois.
– Vous voyez, ça tient bien, c’est aussi
solide que les Entretiens de Maître
Kong.
Il avait résolu d’en rajouter autant que
possible pour qu’on ne vînt plus l’ennuyer avec des phobies
ridicules. La petite troupe s’en fut faire un tour sur l’autre rive
pour bien démontrer l’absence de damné.
Ce fut au retour que l’on tomba sur les
fantômes.
Cela commença par un bruit suspect qui ne devait
rien aux évolutions des truites ou des rapaces nocturnes. Il y
avait sous le pont de grands « floc ! » accompagnés
de paroles étouffées qui évoquaient le murmure plaintif des âmes
errantes. Alors que le mandarin et ses courageux sbires
approchaient à petits pas pour voir ce que c’était, un spectacle
abominable se présenta à leurs yeux horrifiés.
Une chose blanche et lumineuse venait de surgir
sur la rivière. Ils discernèrent les contours d’un long corps
émacié avec, à son sommet, un visage de femme blafard. C’était la
mort en personne qui les invitait à la rejoindre dans le
néant.
Ti déglutit, son esprit bascula un instant du
côté des apparitions irréelles non validées par Confucius. Il fit
appel à toute sa foi dans la pensée sublime du philosophe et
s’interdit de s’en laisser conter par des démons qui n’avaient
nulle part aux Entretiens. Il voulut
lancer son escouade sur l’apparition, mais s’aperçut que la moitié
avait déjà filé à toutes jambes dans la direction opposée. Il ne
lui restait guère que Ma Jong, qui croyait davantage dans le juge
Ti que dans les spectres, et Han Yi, paralysé par la terreur. Ti
s’avança donc seul pour braver le mauvais génie, suivi de loin par
son lieutenant, qui se tenait en renfort.
Ti venait d’atteindre le parapet quand les
bestioles maléfiques qui grouillaient là-dessous se signalèrent par
une série d’explosions, de sifflements et d’autres sons, aussi
inconvenants que lugubres, produits par tous les orifices de leurs
anatomies démoniaques.
Au deuxième « uuuuuuh », même la
confiance de Ma Jong en son patron s’émietta comme une galette de
blé rassise. Les porteurs de torches s’étaient enfuis, on ne voyait
plus que la fiancée blanche qui tendait les bras vers les
malheureux mortels qu’une administration obtuse avait jetés dans
ses filets.
Fasciné malgré lui par ce spectacle irréel, Ti
sentit la présence physique des créatures qui les cernaient. L’une
d’elles le heurta si fort qu’il bascula par-dessus la rambarde. Il
parvint à se cramponner à un madrier, ce qui l’empêcha de tomber à
l’eau, où l’attendaient les mâchoires des monstres.
– Venez sauver votre magistrat !
cria-t-il à ceux de ses hommes qui traînaient encore par là, étant
donné que personne ne se présentait pour le secourir.
Le temps de le récupérer, la silhouette
lumineuse s’était fondue dans les ténèbres.
– Nous l’avons échappé belle, noble
juge ! dit Ma Jong.
Le mandarin était persuadé du contraire. Il
avait perdu la face, rien ne pouvait lui arriver de pire.