X
Une épouse fidèle se demande si son mari se
moque
d’elle ; une servante balaye deux gros parasites.
d’elle ; une servante balaye deux gros parasites.
L’amnésique allongé dans le lit-cage qui
occupait le fond de la pièce unique avait la tête enveloppée d’un
gros pansement. Le médecin du tribunal avait promis de passer tous
les jours. Entre deux visites, il fallait préparer les médicaments
prescrits, faire chauffer l’eau des tisanes et y diluer les poudres
conservées dans du papier rouge qui porte chance. La seule chose
que Lotus Blanc aurait trouvé amusante dans cette histoire, si elle
avait eu le cœur à rire, c’était que l’administration finançait le
rétablissement d’un homme en qui tout le monde voyait à présent un
criminel de la pire espèce. Sans doute était-ce là un effet
miraculeux du jade.
La présence de la servante appointée par le
yamen la soulageait et la gênait en même temps. Régulièrement,
Lotus Blanc l’envoyait puiser de l’eau au puits du quartier et
profitait de son absence pour aider son mari à rassembler ses
souvenirs. Elle l’abjurait, évoquait des détails de leur vie
intime, l’engageait à lui faire un signe de connivence. Rien. Sa
mémoire restait inerte. Désespérée, Lotus Blanc retournait à ses
marmites et à ses potions.
Elle n’arrivait pas à comprendre ce qu’il était
allé faire sur cette route ni dans cette masure, dans l’hypo thèse
où il y était venu de son plein gré. Elle en était là de ses
réflexions quand Sable Lavé revint avec un seau plein à ras bord.
Cette fille se montrait obéissante, dévouée, mais peu causante pour
une espionne. Toute aux interrogations qui l’assaillaient, Lotus
Blanc estima que ce n’était pas plus mal.
Parce qu’elle était une femme, une femme des
classes les plus basses, une femme « pour distraire les hommes
mélancoliques », on la prenait pour une idiote. Elle l’était
moins que les envoyés du tribunal qui se relayaient avec une
discrétion d’ours des montagnes, de l’autre côté de la rue, pour
surveiller sa maison. Elle ne doutait pas de faire échapper Wou
Chou quand il aurait recouvré ses esprits. Avec ce qu’il avait dû
accumuler dans sa cachette secrète, ils pourraient commencer une
nouvelle vie ailleurs, une vie où elle n’aurait plus à nettoyer par
terre ni à s’excuser auprès des nantis d’avoir vendu ses charmes
pour ne pas mourir de faim.
Ce qui l’inquiétait le plus, c’était cette perte
de mémoire. Comment pouvait-on oublier une épouse aussi tendre
qu’elle ? Comment leurs années de vie commune pouvaient-elles
s’effacer, si fort qu’on l’eût frappé ? Le soupçon qu’il
feignait pour échapper à la justice lui était venu dans la salle
d’audience. Mais, à présent qu’ils étaient seuls, elle voyait bien
que cette calebasse sonnait creux.
Bien sûr, elle avait toujours su qu’elle était
mariée à un escroc. Seulement, jusqu’à ce jour, elle s’était crue
mariée à un escroc malin, pas à un idiot qui se fait assommer et
détrousser dans une chaumière. Qu’est-ce qui avait pu lui
arriver ? Avant de se prêter à cette mascarade en palanquin de
mariage, il lui avait assuré que tout était réglé, qu’ils faisaient
sortir le jade de la ville et qu’il serait de retour avant la fin
de la journée, une fois le magot en sûreté. Pourquoi fallait-il que
cette opération toute simple se soit changée en ruine totale pour
tous les deux ? Voilà qu’elle n’était plus qu’une presque
veuve condamnée à servir de garde-malade, et lui un mort-vivant
sans tête à qui il fallait répéter jusqu’à son nom. Elle en
ressentait une amertume d’autant plus grande qu’ils s’étaient aimés
et que la vie facile qu’il lui avait procurée jusqu’à ce jour avait
constitué ses seules années de bonheur.
De son côté, tandis que sa maîtresse rêvassait à
sa félicité perdue, Sable Lavé ne restait pas inactive, malgré sa
douceur et son mutisme. Elle n’avait pas été longue à découvrir que
ce logement était une véritable armurerie. À la place du personnel
du tribunal, elle aurait mené une perquisition et emporté ce fatras
de couteaux et de gourdins caché un peu partout. Il était vrai que
le juge avait d’autres chats à fouetter, entre le jade, le pont
hanté et ce cadavre qu’on disait qu’il avait découvert dans du
crottin. Elle devait accomplir des prodiges pour feindre de ne pas
voir les armes dissimulées ici et là. Elle se demanda combien d’or
était enfoui dans le double fond des coffres à vêtements ou à
l’intérieur des murs.
Au reste, ce n’était pas ce qui lui importait.
Le blessé avait droit à toutes ses attentions. À elle aussi, il
avait demandé « Qui êtes-vous ? » avec ce regard
ahuri qu’il posait sur toute chose. Elle en avait eu les larmes aux
yeux. Puis elle s’était reproché sa sensibilité, avait tâché de
verrouiller son cœur et d’effectuer le travail pour lequel elle
s’était portée volontaire.
Il y eut des cris dans la rue. Des gens
couraient de tous côtés en appelant à l’aide. Lotus Blanc se posta
dans l’embrasure de la porte pour voir ce que c’était. Un début
d’incendie s’était déclaré non loin de là, tout le voisinage était
réquisitionné pour jeter de l’eau sur le brasier. La femme de
l’amnésique s’estima dispensée de corvée par la mission que lui
avait confiée le sous-préfet. Elle regarda la rue se vider en
songeant qu’ils allaient griller vifs, elle et son mari qui
bougeait à peine.
Deux pèlerins en chapeau de paille que le
tumulte ambiant ne troublait pas s’approchèrent d’elle, la sébile à
la main, comme si cela avait été un bon moment pour quémander les
aumônes. Elle faillit les rabrouer, mais se ravisa. Vu l’état de
Wou Chou, il était prudent de s’adjoindre toute l’assistance
possible, y compris celle des bonzes. Elle les pria de patienter et
s’en fut chercher un bol de légumes et deux galettes de blé. Alors
qu’elle remuait sa vaisselle, elle entendit du bruit et vit qu’ils
s’étaient permis d’entrer derrière elle.
– Ne te fatigue pas, ma belle, dit l’un
d’eux en repoussant le couvre-chef qui lui tombait sur les
yeux.
Elle reconnut Grand Pied et Po le Futé, deux
compères de la bande à laquelle appartenait Wou Chou.
– Alors, petite sœur ! reprit Grand
Pied. On dit que ton mari t’est revenu en mauvais état ? Tu
vas voir : nos soutras font merveille sur les malades.
Elle eut la conviction qu’ils venaient
l’achever. Que leur avait-il fait, cet imbécile ? Elle aurait
voulu le protéger, mais ne vit pas comment les empêcher d’accéder à
l’amnésique. Par chance, Sable Lavé avait eu la présence d’esprit
de tirer les rideaux du lit-cage : il était invisible.
– Vous arrivez trop tard, répondit-elle. Il
a rejoint les rivières jaunes1. Les blessures à la tête, vous
savez ! J’allais allumer l’encens funéraire.
Elle s’affaira autour de l’autel familial comme
s’ils n’étaient plus là, non sans les surveiller du coin de l’œil.
Les deux voleurs parurent très déçus. De son côté, Sable Lavé
s’était mise à remuer les coffres à vêtements, comme si la visite
avait été propice au rangement.
Une éructation leur parvint depuis l’intérieur
du lit. Les femmes se figèrent. À l’inverse, les faux pèlerins
gagnèrent le meuble en deux enjambées et ouvrirent les rideaux d’un
geste brusque. Le défunt leur réclama un peu d’eau.
« Il n’est pas seulement amnésique, il est
stupide », se dit Lotus Blanc. Elle regrettait qu’il n’eût pas
plutôt été blessé à la bouche.
Les bandits se penchèrent sur leur ancien
camarade.
– Tu sais pourquoi nous sommes venus, dit
Grand Pied. Ce n’est pas bien de faire cavalier seul, frère
Chou !
La vague menace qui émanait de ces mots et du
ton de cette voix inquiéta le malade.
– Qui êtes-vous ? demanda-t-il, une
phrase dont il avait fait sa devise.
– Vous ne voyez pas qu’il a perdu la
mémoire ? s’écria sa femme avec une tentative pour refermer le
rideau.
Les visiteurs la repoussèrent. Ils étaient
furieux. Po le Futé saisit l’amnésique aux épaules et le secoua
comme s’il avait été une outre de lait de tofu à mélanger. Lotus
Blanc ne douta pas qu’ils fussent sur le point de le tuer, que ce
fût pour le faire parler ou par dépit. Que pouvait-elle
faire ? Les gens de Pei-Tchéou avaient raison, elle n’était
qu’une faible femme avec des arguments de femme. Elle n’avait de
ressources que dans la parole et dans son indignation.
– Vous attaquer à un malade ! Vous
n’avez pas honte ? Et d’abord, qu’est-ce qu’il vous a fait
pour que vous le mettiez dans cet état ? Jamais il n’a cherché
à vous doubler ! Honte à vous !
Les deux hommes se tournèrent vers elle.
L’espace d’un instant, elle eut l’impression qu’ils allaient lui
expliquer qu’elle n’avait rien compris. Po le Futé venait d’ouvrir
la bouche quand il reçut le premier coup de massue.
Sable Lavé ne s’était pas lancée dans le
déplacement des coffres par souci du ménage, pas plus qu’elle ne
s’était accroupie dans un coin de la pièce pour se faire oublier.
Du paquet d’armes que Wou Chou conservait chez lui, elle avait tiré
un gros bâton lourd et solide.
La réaction spontanée des assassins fut la
surprise, bientôt suivie par l’amusement. Il fallut attendre la
deuxième bordée pour qu’ils pensent à se défendre.
La petite servante se révélait un adversaire
redoutable. Alors qu’ils s’attendaient à s’en débarrasser en deux
pichenettes, ils reçurent une nouvelle série de coups pour avoir
baissé leur garde.
– Qu’est-ce que c’est que cette
greluche ! s’écria Grand Pied.
Ils étaient en colère, mais ne parvenaient pas à
se départir de leur étonnement. C’était un maître de la matraque
qui les assaillait. Comme ils étaient venus sans leurs couteaux,
qui auraient juré avec leurs costumes de bienheureux itinérants,
ils décidèrent de remettre à plus tard leur explication avec Wou
Chou.
Les faux pèlerins quittèrent la maison au moment
où les sbires reprenaient leur poste d’observation. Les employés du
tribunal les prirent en chasse à travers les ruelles, mais les
malfrats connaissaient mieux qu’eux les méandres du quartier et ils
couraient comme s’ils avaient un t’ien-kou2 à leurs trousses.
Lotus Blanc regarda Sable Lavé replacer le bâton
où elle l’avait trouvé. La servante ne montrait pas plus d’émotion
que si elle avait donné un coup de torchon dans la poussière.
L’amnésique avait l’air aussi étonné que sa femme, mais cela ne le
changeait guère.
Lotus Blanc remarqua qu’il avait quelque chose
dans la main. Elle se pencha pour voir ce que c’était.
Il serrait entre ses doigts un petit morceau de
jade vert.