IV
La dévastation de la nature
La main invisible du marché globalisé ne détruit pas seulement les sociétés humaines. Elle massacre aussi la nature.
Parmi tous les ravages infligés à la nature par le capital financier multinational, prenons l’exemple de la dévastation des forêts vierges de la planète. En les surexploitant, les sociétés transnationales du bois les détruisent. En outre, de vastes conglomérats agro-industriels sont constamment à la recherche de nouvelles terres pour étendre leurs plantations ou accroître l’élevage extensif des bœufs. C’est pourquoi ils brûlent annuellement des dizaines de milliers d’hectares de forêts vierges.
Aujourd’hui, les forêts tropicales ne couvrent plus qu’environ 2 % de la surface de la terre, mais abritent près de 70 % de toutes les espèces végétales et animales. En quarante ans (1950-1990), la surface globale des forêts vierges s’est rétrécie de plus de 350 millions d’hectares : 18 % de la forêt africaine, 30 % des forêts océanique et asiatique, 18 % des forêts latino-américaine et caraïbe ont été détruites. Actuellement, on estime que plus de 3 millions d’hectares sont détruits par an. La biodiversité : chaque jour, des espèces (végétales, animales, etc.) sont anéanties de façon définitive, plus de 50 000 espèces entre 1990 et 2000. Les hommes : lors du premier recensement, en 1992, il restait dans la forêt amazonienne moins de 200 000 habitants autochtones (9 millions avant la colonisation)cxxxiv.
La forêt amazonienne est la plus grande forêt vierge du monde. Le bassin amazonien couvre près de 6 millions de kilomètres carré. L’Institut pour l’exploration de l’espace, dont le siège est à São Paulo, au Brésil, le surveille au moyen de satellites qui photographient régulièrement la progression de la désertification. Durant la seule année 1998, 16 838 kilomètres carréscxxxv de forêt amazonienne ont été détruits, soit un territoire correspondant à la moitié de la Belgique. Les destructions s’accélèrent : celles de 1998 ont été de 27 % supérieures à celles de 1997. L’Institut a commencé son travail de surveillance en 1972. Depuis cette date, plus de 530 000 kilomètres carrés ont été anéantiscxxxvi.
Or, l’Amazonie est le poumon vert de la planète.
Le gouvernement brésilien édicte sans cesse des lois, plus draconiennes les unes que les autres, contre les incendies volontaires, contre la déforestation non autorisée ; il publie règlement sur règlement à propos de l’exploitation et du transport du bois. Mais ces lois et ces règlements ne sont pas appliqués. La corruption affecte nombre de fonctionnaires, de députés et de gouverneurs. Et puis la surveillance de cet immense territoire est difficile : elle ne peut se faire que par les airs. Or, des nuages épais et blancs recouvrent pendant des mois de larges parties du sol amazonien. On considère qu’environ 20 % des incendies volontaires ne sont jamais détectés.
Les conséquences climatiques de la destruction des forêts tropicales par les prédateurs des sociétés transcontinentales du bois et de l’élevage sont désastreuses. La disparition progressive des forêts vierges perturbe le climat. Des sécheresses terribles anéantissent les terres fertiles et privent les hommes de leur subsistance.
Dans plusieurs régions du monde, notamment en Afrique sahélienne, des terres autrefois fertiles sont atteintes par la désertification. L’Afrique est un continent dont les deux tiers de la superficie sont désormais constitués de déserts ou de zones arides. Et 73 % des terres arides africaines sont déjà gravement ou moyennement dégradées. En Asie, près de 1,4 milliard d’hectares sont touchés par la désertification, et ce sont 71 % des terres arides du continent qui sont moyennement ou sévèrement dégradées. En Méditerranée du Sud, près des deux tiers des terres arides sont sévèrement affectés par la sécheresse persistante.
À l’aube du XXIe siècle, près d’un milliard d’hommes, de femmes et d’enfants sont menacés par la désertification. Des centaines de millions de personnes vivent sans pouvoir accéder régulièrement à de l’eau potable.
Dans certaines zones du Sahel, le Sahara progresse de près de 10 kilomètres par an. La culture en mares, si importante pour la survie des peuples nomades et semi-nomades – les Touaregs, les Peuls par exemple –, disparaît sur de vastes étendues. Or, l’orge planté durant l’hivernage a été jusqu’à récemment un apport nutritif souvent décisif pour ces nomades. Et que dire des puits qui conditionnent la survie des villages ! Les nappes souterraines du nord du Burkina, du Mali, du Niger se situent souvent, aujourd’hui, à plus de 50 mètres de profondeur. Creuser à cette profondeur, mettre en place des puits qui tiennent et fournissent de l’eau potable exige des moyens techniques que ne possèdent ni les Peuls, ni les Bambara, ni les Mossi. Il faut, en effet, forer à l’aide de machines, puis consolider les parois des puits, c’est-à-dire les bétonner ; enfin, installer des pompes puissantes permettant de faire monter l’eau. Tout cela coûte cher et exige du ciment et du matériel. Or, les villageois pour l’essentiel sont pauvres comme Job. Ils sont donc graduellement privés d’eau.
Dans tout le nord et le nord-est du Sénégal, et dans d’autres pays de la région, des centaines de milliers de paysans et de pasteurs – Toucouleurs, Wolofs, Sarakolés, Peuls – sont victimes de la désertification progressive de leurs terres. Que font ces paysans, ces éleveurs et leurs familles quand les terres sont avalées par l’avancement du désert ? Eh bien, ils marchent. Ils se mettent en route vers la ville la plus proche, accompagnés de leurs enfants faméliques, de quelques chèvres et ustensiles de cuisine, d’un âne survivant peut-être. Les femmes portent les hardes. Les hommes ouvrent la route, frappant le sol craquelé de leur bâton, afin de chasser les serpents. Après des jours, des semaines parfois, exténués, ils arrivent en ville.
Ils y rejoignent de sordides bidonvilles.
Sur notre planète, on compte actuellement environ 250 millions de femmes, d’hommes et d’enfants de toutes nationalités, de toutes origines ethniques qui errent sur les routes, quittant une terre natale devenue poussière et pierre. Dans les documents officiels, on les appelle les « réfugiés écologiquescxxxvii ».
En 1992, à Rio de Janeiro, s’est tenu le « Sommet de la Terre », convoqué par les Nations unies pour dresser l’inventaire des principales menaces qui pèsent sur la survie de la planète. Presque tous les États y avaient dépêché leurs diplomates et leurs experts. Une Convention pour la lutte contre la désertification y fut créée. Son secrétariat est aujourd’hui installé à Bonn. Un homme exceptionnel le dirige : Hama Arba Diallo.
Du 30 novembre au 11 décembre 1998, les représentants des 190 États signataires de la Convention et des centaines de délégués non gouvernementaux se sont réunis à Dakar afin de faire le point – pour la deuxième fois depuis l’établissement de la Convention. Terrible bilan ! Malgré tous les efforts consentis, les déserts progressent inexorablement dans le monde. La Conférence de Dakar a dressé l’inventaire minutieux de toutes les actions de riposte qu’il est nécessaire d’engager sans tarder et a fixé à 43 milliards de dollars les moyens qu’il faut dégager pour financer ces programmes d’urgence.
La Conférence avait lieu au Centre international des congrès, à l’hôtel Méridien-Président, sur la pointe occidentale du Cap-Vert. Lors d’un déjeuner de travail, je me suis trouvé, par hasard, à côté de Ian Johnson, un rouquin souriant et vif, qui n’est autre que le vice-président de la Banque mondiale. Johnson est un économiste britannique de grande réputation, pragmatique en diable, un vieux renard de la banque où il œuvre depuis plus de vingt ans. Le chiffre de 43 milliards de dollars nécessaires à la mise en route des programmes d’urgence m’avait impressionné. C’est Johnson qui avait présenté en séance plénière les savants calculs. J’ai voulu connaître quelques détails, m’informer sur le mode de calcul adopté, l’identité des bailleurs de fonds qui allaient débourser cette somme. Johnson m’a écouté avec bienveillance. Puis il m’a dit : « Don’t worry. Nobody has this kind of money ! » (« Ne vous inquiétez pas. Personne au monde ne va débourser une somme aussi énorme ! »).
Dans les pages précédentes, j’ai insisté sur les bouleversements climatiques (et leurs conséquences sociales) provoqués par la destruction des forêts tropicales, elle-même due principalement aux sociétés transcontinentales du bois et de l’élevage. Mais il existe une myriade d’autres cas témoignant des dommages irréparables infligés par les prédateurs à la nature. J’en prendrai un exemple : la dévastation du delta du fleuve Niger par la société pétrolière Shell.
Peuplé de plus de 100 millions d’habitants, quatrième producteur de pétrole au monde, le Nigeria est un pays puissant. Depuis deux décennies, il est gouverné par des dictateurs militaires, généralement issus du Nord musulman, plus corrompus et cruels les uns que les autres. Le régime peut compter sur la solidarité financière des grandes compagnies pétrolières, notamment la société Shell. Parfois, les dictateurs font mine de reculer d’un pas, sous la pression de l’opinion mondiale. Ces embellies, chaque fois, sont de courte duréecxxxviii.
Un peuple courageux de pêcheurs et de paysans, à la culture millénaire, vit dans le delta : les Ogoni. Leurs terres, la faune et la flore ont été ruinées par la pollution provoquée par les forages de Shell. Conduits par l’écrivain de réputation internationale Ken Saro-Wivwa, lui-même d’origine ogoni, les habitants du delta ont commencé, au début des années quatre-vingt-dix, à s’organiser pour protester contre le trust pétrolier. Ce mouvement a rencontré un vaste écho et a notamment été appuyé par des organisations écologistes aux États-Unis et en Grande-Bretagne.
Mais la répression impulsée par les généraux nigérians fut féroce : le vendredi 10 novembre 1995, le général Sani Abacha, chef de l’État, fit ainsi pendre dans la cour de la prison d’Harcourt Ken Saro-Wivwa et huit autres militants écologistes.
Concluons. Au sens littéral du terme, les prédateurs sont aujourd’hui en train de détruire la planète.