V
La terre et la liberté
Ce qu’Attac signifie pour la conscience collective européenne, le Movimento dos Trabalhadores Rurais Sem Terra (MST) du Brésil le représente pour les paysans du tiers-monde : un formidable laboratoire d’idées, une force de mobilisation, un contre-pouvoir.
Le Brésil est de loin la plus grande puissance économique et politique du continent latino-américain. Il est l’enfant chéri, le disciple modèle des institutions de Bretton Woods. Le pays vit sous un régime semi-présidentiel. De 1995 à 2002, rappelons-le, il a été gouverné par Fernando Henrique Cardoso, un adepte de la doxa néo-libérale, qui a suivi à la lettre les commandements du Consensus de Washington.
Le Brésil est l’une des puissances agricoles les plus considérables de la planète. L’étendue de ses terres fertiles est impressionnante. Or, 90 millions d’hectares de terres sont aujourd’hui encore considérées comme « terres de colonisation ». Personne ne les travaille. Elles ne sont pas cadastrées. Et à l’intérieur des fazendas existantes, les réserves de terres fertiles non utilisées sont également considérables : 16,1 millions d’hectares.
Aujourd’hui, le Brésil produit 100 millions de tonnes de grains par an. En utilisant toutes ses terres arables, il pourrait tripler sa récolte. D’autant que 43 % de sa population est rurale. Selon les critères élaborés par l’OCDE, 411 seulement des 5 507 municipalités du pays peuvent être considérées comme étant des villescccvii.
Le modèle de développement agricole choisi par Cardoso est celui des États-Unis : de gigantesques entreprises agro-alimentaires, en nombre réduit, qui produisent, grâce à la rationalisation extrême de la production et à un intense investissement en capitaux, essentiellement pour l’exportationcccviii. L’agriculture familiale est négligée parce que considérée comme non rentable. Le gouvernement préfère acheter des aliments à bas prix sur le marché mondial. Il en a importé pour une valeur de 9 milliards de dollars en 2001cccix.
La logique des mercenaires du FMI est implacable : un pays endetté doit d’abord servir les banques créancières étrangères. Comment leur verser les intérêts et rembourser le principal ? En obtenant des devises sur le marché mondial. Comment gagne-t-on des devises ? En exportant.
Le MST s’oppose radicalement à cette politique. À la productivité à outrance, à la dollarisation de l’économie, à l’appropriation des terres par les sociétés multinationales, notamment nord-américaines, il oppose une politique qui vise en priorité à assurer la survie des 23 millions de familles paysannes.
Depuis le milieu de 2002, le MST se prépare à lancer une pétition populaire à travers tout le pays, contre l’entrée du Brésil dans l’ALCA. ALCA est l’abréviation de Aerea de Livre Comercio das Americascccx. Il s’agit d’un projet des sociétés transnationales nord-américaines et du gouvernement de Washington, visant à étendre la zone de libre-échange nord-américaine (États-Unis, Canada, Mexique), appelée NAFTA, au continent tout entier. Pour le MST, l’intégration du Brésil dans l’ALCA reviendrait à se résigner à la perte totale de toute forme d’indépendance et de souveraineté nationales.
João-Pedro Stedile, un des vingt et un dirigeants nationaux du MST, dit : « O nosso problema nao é capitalisme, o nosso debate é queremos garantir comida, trabalho e bem-estar para todo mundo » (« Notre problème n’est pas le capitalisme, notre but est de donner à manger, de garantir travail et bien-être pour tout le monde »)cccxi. Par la radicalité et la force de ses analyses, par sa capacité de mobilisation, par l’efficacité et l’intelligence de sa stratégie et de sa tactique de lutte, le MST est devenu exemplaire pour beaucoup d’autres mouvements populaires à travers le monde.
Au Brésil, 2 % des propriétaires possèdent 43 % de toutes les terres arablescccxii. Herbert de Souza, dit Bethino, dénonçait autrefois les capitanias eternais (les capitaineries éternelles)cccxiii. Que faut-il entendre par là ?
Le Brésil fut « découvert », c’est-à-dire soumis, occupé, ses populations autochtones spoliées, souvent détruites, par les envahisseurs portugais au début du XVIe siècle. Le roi du Portugal distribuait les terres volées aux Indiens selon une méthode simple : il découpait la côte en tranches. Chacun de ses généraux, amiraux, courtisans ou évêques recevait un bout de côte. Le nouveau propriétaire se mettait alors en route vers l’intérieur. Toute la terre qu’il pouvait parcourir en ligne droite vers l’intérieur du continent inconnu lui appartenait. Ces nouvelles et gigantesques propriétés furent appelées capitanias. En 1821, la vice-royauté fit place à l’empire indépendant du Brésil. Puis l’esclavage fut aboli en 1888, la République proclamée en 1889. Mais même sous la République, les capitanias ont perduré de fait. D’où l’actuel régime archaïque, meurtrier, de la propriété de la terre au Brésil.
Le MST lutte pour l’accès à la terre pour des millions de familles paysannes sans terre qui errent sur les routes ou peuplent les sordides favelas des mégapoles. Sa méthode ? L’occupation des terres improductives, c’est-à-dire non cultivées par les latifundiaires absentéistes.
Comment se déroulent les occupations ? Drapeaux brésiliens et du MST en tête, les familles envahissent un latifundium. Elles dressent leurs huttes faites de bambous et couvertes de plastique noir. Elles organisent un acampamento, un campement sauvage, « illégal », sur la terre d’autrui.
Deux cas de figure peuvent se présenter. Soit la classe latifundiaire – comme dans l’État du Pará ou dans d’autres États du Nord et du Nord-Est – jouit de rapports privilégiés avec les gouverneurs et les « préfets » (les maires). La police militaire agresse alors les occupants, les chasse par la violence, et ceux-ci s’installent le long d’une route nationale, une loi fédérale déclarant territoire d’État une bande de terre de 11 mètres de profondeur des deux côtés de la route. En 2002, 20 % des 500 acampamentos existants sont installés le long des routes.
Soit l’occupation a lieu dans un municipio et dans un État où le préfet et le gouverneur sont indépendants et non corrompus par les grands propriétaires. La police militaire, alors, laissera les occupants en paix.
Dans le Rio Grande do Sul, où le Parti des Travailleurs (PT) est au pouvoir, les services municipaux ou d’État vont jusqu’à approvisionner les occupants en riz et en fejao (haricots noirs), aident au creusement des latrines, apportent par camions-citernes l’eau potable et financent l’installation d’écoles rudimentaires pour les adultes et les enfants.
Un matin pluvieux du mois d’août 2001, j’arrive avec João Rodriguez da Silva, un camarade du MST, 39 ans, métayer chassé de sa terre de São Matteus, dans l’État d’Espírito Santo, devant le premier cabanon de l’« Acampamento Chico Mendez », dans le municipio de Jacareï, vallée du Paraïba, État de São Paulocccxiv. Le comité m’attend. Des anciens ouvriers licenciés des usines de métallurgie de São Bernardo, un libraire sans travail après la reprise de sa librairie par la FNAC au centre de São Paulo, des paysans sans terre migrants du nord du Pernambouc, deux femmes, dont l’une d’une grande beauté, en robe rouge, composent le comité.
Le ciel est lourd. Les nuages bas. Le latifundium de près de 2 000 hectares envahi au mois d’avril précédent est celui de Severo Gomez, le fils d’un sénateur, spéculateur immobilier et propriétaire de plusieurs fazendas. Expulsées violemment par les soldats de la police militaire, les 75 familles (581 personnes) se sont repliées sur la bande de terre qui longe la route de Jacareï. Elles y ont reconstruit leurs huttes, dont les morceaux de plastique claquent au vent, planté leurs drapeaux, rallumé à l’air libre leurs petits fours métalliques pour cuisiner le manioc et le maïs, aménagé de minuscules jardins potagers, construit des latrines et planté deux champs collectifs.
La Commission pastorale de la terre (CPT), relevant de la Conférence des évêques du Brésil, et le syndicat des métallurgistes fournissent des sacs de riz, remplacent les bâches de plastique déchirées par la tempête, versent quelques sous pour le camion-citerne appartenant à une entreprise privée qui, de la ville éloignée de 5 kilomètres, apporte trois fois par semaine l’eau potable.
Je suis profondément ému devant le spectacle de ces ouvriers de tous âges, au chômage, pratiquement tous fils de travailleurs ruraux ayant grandi à la campagne et qui, maintenant, de leurs mains blessées, plantent avec un amour infini, dans la terre poussiéreuse, les tiges fragiles de manioc.
Une boîte de conserve rouillée, remplie de l’eau pourrie des flaques laissées par la pluie, sert d’arrosoir.
Quelques chiens faméliques, des poules bruyantes courent entre les cabanons. Avec d’immenses yeux noirs étonnés et joyeux, des nuées de gosses suivent les pérégrinations du visiteur.
Je demande : « Combien de temps pouvez-vous tenir ? »
Comme dans tous les autres campements que j’ai connus, la même réponse fuse : « L’éternité, camarade. »
Éclats de rire !
En dépit de la présence au comité du jeune libraire passionné par l’œuvre de Darcy Ribeirocccxv, des syndicalistes de São Bernardo et de la belle jeune femme à la robe rouge, le campement de Jacareï semble peu politisé. Des cours d’alphabétisation y sont, certes, régulièrement donnés – selon la méthode de Paulo Freire, dite do opprimido (« de l’opprimé »). Des textes du MST, des traductions du Monde diplomatique, des extraits de livres de Milton Santos, Celso Furtado, Teotonio Santos, Caïo Prado sont lus et commentés. Des banderoles variées et colorées flottent dans la brise. Devant le cabanon du comité une affiche, en grandes lettres rouges : Fora FHC e FMI ! (« Dehors FHC et FMI ! »)cccxvi.
Gilson Gonçales, 56 ans, a travaillé pendant trente ans comme ouvrier du bâtiment sur les grands chantiers urbains de São Paulo. Il est originaire d’une petite cité rurale du Minas Gerais. Sans travail depuis trois ans, il a suivi les cours du soir du MST dans la favela des quartiers est. Il a un beau visage d’ouvrier, le regard chaleureux, un corps superbement musclé. On sent que sa force physique est quasiment intacte.
Jailson Ferreira se tient à côté de lui. Il vient d’Ilhéus, dans le sud de l’État de Bahia, où ses parents étaient travailleurs saisonniers sur les grandes fazendas de cacao. Il a 28 ans, quatre enfants, une épouse usée par la misère. Immigré à São Paulo, il a connu Gonçales sur les chantiers. Ensemble, avec leurs enfants et petits-enfants (Gonçales en a huit) et leurs femmes, ils ont participé à l’occupation du latifundium en avril.
Le soir descend sur le campement. Les premiers feux s’allument. Depuis la mince bande de terre où s’alignent les huttes couvertes de plastique noir, Ferreira et Gonçales regardent avec envie la vaste plaine traversée par le fleuve qui s’étend de l’autre côté de la route.
Comme des Don Quichotte rêvant d’une utopie inaccessible, le regard perdu dans le crépuscule, ils s’exclament presque d’une même voix : « Ah quelle plaine ! Là nous pourrions planter du riz ! »
Ce rêve d’une terre nourricière, clémente aux pauvres, est la force secrète du MST.
La réforme agraire est inscrite dans la loi. L’INCRA (Institut national de la colonisation et de la réforme agraire) doit, en théorie, la réaliser. Mais il ne fait rien ou très peu, nombre de ses directeurs régionaux étant de mèche avec les grands propriétaires absentéistes.
Certes, il existe un appareil judiciaire relativement indépendant selon les États et les régions du Brésil. Or, la loi prévoit qu’une terre non cultivée peut être expropriéecccxvii. Les avocats du MST plaident, argumentent, luttent devant les tribunaux. Un rapport de force se met en place, qui est à la fois juridique, social, politique, et qui prend – du moins dans les États peuplés du Sud – l’opinion publique à témoin.
Si les avocats du MST ont gain de cause, les terres occupées sont expropriées, moyennant le versement d’une indemnité par l’État, et leurs titres transférés à une coopérative, L’acampamento sauvage devient ainsi un assentamento, une coopérative légale.
Tous les assentamentos du MST sont organisés en une fédération. Celle-ci fournit une assistance technique, procède aux achats d’équipements en gros, aide à la commercialisation des produits, etc. Le siège de la fédération est installé à São Paulo.
Depuis la fondation du MST en 1984, plus de 250 000 familles ont été installées dans des assentamentos, quand 100 000 familles vivent actuellement dans des acampamentos. Ce chiffre appelle une explication : il comprend les occupants actuels des acampamentos, mais aussi ceux qui ont dû quitter tel acampamento parce qu’il n’avait jamais reçu ses titres de propriété. Lorsqu’une répression policière ou de chagunçascccxviii est particulièrement violente, les familles se dispersent, retournent à la favela, disparaissent sur les routes. Ces victimes aussi sont comprises dans le chiffre cité.
Le MST estime aujourd’hui à plus de 4 millions les familles qui attendent un bout de terre pour survivre dans la dignitécccxix.
Comment le MST prépare-t-il ses « invasions » ? Des militants – hommes, femmes, jeunes et vieux – sillonnent les bidonvilles des mégapoles et des quartiers à l’abandon. Ce sont de vrais mouroirs. Le tiers, par exemple, des 12 millions d’habitants de l’aire métropolitaine de São Paulo vivent dans des favelas. À Recife, la moitié.
Du nord au sud de l’immense Brésil, les favelas sont peuplées en grande partie de travailleurs ruraux sans emploi, dont l’errance s’est achevée dans un baraquement infesté de rats, d’ouvriers au chômage permanent, d’employés licenciés. Ils sont quotidiennement humiliés par l’exclusion sociale et la recherche inutile d’un travail rémunéré.
Le désespoir rôde dans les favelas.
Les émissaires du MST arrivent la nuit. Ils discutent avec les habitants du baraquement. Ils doivent faire preuve d’une infinie patience et d’un grand sens pédagogique. Peu à peu, l’espoir, la dignité, pourtant, reviennent. Se souvenant de leurs racines rurales, les exclus se mettent à rêver de ce bout de terre qui permettrait de nourrir la famille, de reconquérir une vie digne. Ils prennent la décision de se lancer dans la lutte.
Le jour J, les camions du MST (ou du syndicat ou de l’Église, etc.) viennent les chercher avant l’aube. Ils les déposent dans les environs du latifundium.
Si les terres visées se trouvent à plusieurs centaines de kilomètres des favelas, le transport s’effectue par étapes, toujours couvert par le secret le plus absolu. Parvenus devant la première clôture de la capitania, les envahisseurs déploient leurs drapeaux. Les hommes marchent devant. Souvent, ils chantent des cantiques religieux ou des chansons populaires du Nord-Est.
Environ la moitié seulement des « invasions », des acampamentos, se transforment en assentamentos, en coopératives légalisées. Les familles resteront parfois des années et des années sous les bâches de plastique noir, le long des routes nationales, avant, peut-être, de devoir renoncer.
Les avocats du MST font un travail magnifique. Mais ils ne peuvent faire des miracles. Contre la mauvaise foi de nombre d’administrateurs de l’INCRA, contre les alliances nouées entre grands propriétaires terriens absentéistes et politiciens, le droit, très souvent, est impuissant.
La corruption de la justice joue aussi son rôle : fréquemment les avocats du MST ne parviennent pas à arracher les titres de propriété alors que la loi est clairement en leur faveur, cette loi qui prévoit l’expropriation des terres arables non cultivées.
Et puis il y a les stratégies de terreur mises en œuvre par les gouverneurs et les préfets corrompus à la solde des latifundiaires, contre ceux d’entre les envahisseurs qu’ils considèrent comme des meneurs. En vingt ans, le MST a perdu plus de 1 800 cadres – hommes et femmes – de valeur, victimes d’assassinats commis par les escadrons de la mort et les pistoleroscccxx.
Durant les premiers six mois de 2001, 11 jeunes gens et jeunes filles, militants et organisateurs du MST, notamment issus de la région de São Paulo, ont ainsi été assassinés par des inconnus. Certains chez eux, dans leur sommeil.
Auprès des classes moyennes, le MST jouit d’une réputation épouvantable. La chaîne de télévision Globo, la plus puissante du pays, le ministre de la Réforme agraire, Jungmann, la revue Veja et d’autres organes de la grande presse conservatrice mènent contre le mouvement, depuis des années, une campagne de calomnie systématique. Les jeunes gens et jeunes filles du MST sont traités de bandits, de délinquants qui s’attaqueraient à la propriété des braves gens. Quant aux miséreux qu’ils tentent d’aider, TV Globo les montre comme des pouilleux abîmés par la cachaçacccxxi.
Ce contexte encourage bien sûr l’impunité des assassins.
Or, malgré la diffamation et les assassinats, la volonté de résistance, la détermination des « sans-terre » s’accroît d’année en année. Le mouvement se renforce, progresse, convainc toujours plus de démunis, arrache des titres de propriété, s’étend par tout le pays, rugit comme un torrent en crue et fait naître l’angoisse au cœur des prédateurs.
Au sens précis et authentique du terme, le MST brésilien incarne aujourd’hui, et pour des millions d’êtres humains à travers le monde, l’espérance concrète d’une révolution victorieuse.
Au sein des masses martyres du Brésil, le MST a contribué à faire renaître l’espérance et l’esprit de lutte. Et son rayonnement est tel qu’il a inspiré d’autres mouvements populaires nouveaux qui n’ont rien à voir ni avec les capitaineries ni avec la réforme agraire. Exemple : le Mouvement urbain des travailleurs sans toit (Movimento dos Trabalhadores Sem Teto). Dans les grandes villes, les sans-logis se comptent par centaines de milliers. Le mouvement des sans-toit puise son inspiration aux mêmes sources que le MST : la théologie de la libération, le syndicalisme et le socialisme démocratique. Le mouvement des sans-toit est puissant, surtout dans les États de Rio de Janeiro, de São Paulo, du Paraná et du Mato Grosso.
Sur une colline pelée, jaune, coiffée d’un bosquet d’eucalyptus, j’ai visité l’acampamento de Guarulhos, à 100 kilomètres de la limite métropolitaine de São Paulo. La colline est en bordure de ville. Elle descend doucement vers une vallée et une rivière. La vallée et la colline appartiennent à un spéculateur immobilier, allié politique du maire de Guarulhos.
Environ 8 000 familles, soit près de 45 000 personnes venues de l’immense zone du grand São Paulo, occupent les milliers de huttes couvertes de plastique noir et surmontées d’une forêt de drapeaux. Plus de 5 000 autres familles attendent de les rejoindre dans les favelas alentour.
Une clinique rudimentaire, des jardinets, des écoles aux bancs de bois brut, des latrines, une pharmacie, des citernes d’eau constellent la colline. Ceux des occupants qui ont un travail rémunéré en ville financent ces installations. L’Église, les syndicats apportent leur aide. Il est difficile de s’orienter dans le dédale du camp. L’océan de plastique noir croît sans cesse. Une foule immense y circule.
« Qu’est-ce que tu écris ? » me demande Jotta, le président du comité de l’acampamento de Guarulhos, en jetant un regard méfiant sur mon cahier rouge. Jotta est un jeune homme blême, aux cheveux noirs, à la démarche féline, son autorité est reconnue. Rescapé du massacre d’Eldorado de Carajas, en Amazonie, il a établi avec ses camarades un système de sécurité et de vigilance strictes dans le camp. Au-dessus de nous, tourne un hélicoptère noir de la police fédérale. Je peux voir le cameraman, une jambe dans le vide. Il filme consciencieusement ma visite.
Comme dans des dizaines d’autres occupations urbaines à travers le Brésil, la colline pelée de Guarulhos, organisée par le Movimento dos Trabalhadores Sem Teto, le Mouvement des travailleurs sans toit, contrecarre un projet de spéculation foncière. La colline de Guarulhos était, en effet, destinée à accueillir un projet de construction de villas de luxe lancé par le maire et ses amis spéculateurs. Mais l’occupation par le Mouvement des travailleurs sans toit, le matin du 19 mai 2001, les a pris de court.
On appelle grillhero l’escroc qui réussit, grâce à des titres habilement falsifiés, à transformer des terres appartenant à la collectivité (à la municipalité, à l’État, à l’Union) en propriétés privées. La colline de Guarulhos est un exemple type de grillagem. À la prefeitura (mairie) de la ville, les seigneurs mafieux sont influents. Certains fonctionnaires « authentifient », contre monnaie sonnante, tous les titres de propriété falsifiés présentés par les mafieux…
L’adjoint de Jotta est un petit métis maigrichon portant sur la tête un bonnet de laine. Il s’appelle Gilson Oliveira Walter, dit « Chocolate ». Fils de paysan ruiné, il est tout de même parvenu à faire un apprentissage d’électricien au Paraná, au sud. Licencié il y a cinq ans – il en a maintenant 24 – il n’a jamais retrouvé de travail. Nulle part. La police fédérale fait bien son travail. Les listes noires des militants du MST, qu’elle établit, tient à jour et diffuse dans tout le Brésil, empêchent toute embauche, où que ce soit, de l’ouvrier ou de l’ouvrière indocile.
La colline est régie par des règles démocratiques rigoureuses. Chaque « quartier » du camp dispose de sa propre brigade de travail, qui assure toutes les tâches d’utilité publique (latrines, évacuation des ordures, distribution d’eau, de nourriture, collecte de fonds, sécurité, formation politique, infirmerie, jardins potagers, etc.). Les noms des six brigades sont révélateurs de l’esprit qui souffle sur la colline : « Terra e libertad » (Terre et liberté) ; « Nossa terra » (Notre terre) ; « Zumbi das Palmarès » (du nom du chef des esclaves insurgés de Palmares, État d’Espírito Santo, au XVIIIe siècle) ; « Paulo Freire » (pédagogue antifasciste brésilien) ; « Chico Mendez » (dirigeant paysan assassiné) ; « Antonio Conselhero » (prêtre insurgé contre les latifundiaires de l’État de Bahia, au XIXe siècle).
Patricia Baretto est une belle étudiante brune, responsable des écoles Bertolt Brecht et Rosa Luxemburg. Grâce à l’appui de plusieurs groupes d’étudiants et de professeurs des Universités de Campinas et de São Paulo, les cours d’alphabétisation y sont pratiquement donnés 24 heures sur 24.
L’école Bertolt Brecht est un hangar ouvert, couvert de tuiles posées sur des poutres. Une foule bigarrée s’y presse. Des vieilles paysannes ridées aux yeux rieurs, des hommes graves aux cheveux gris, des adolescents, des jolies filles et des invalides, des enfants. Ils sont caboclos, africains, métis, fils ou filles de Japonais, de Calabrais, de Piémontais, de Portugais, de Tyroliens, d’Espagnols, de Libanais…
L’atmosphère y est studieuse.
Lors de ma visite, trois phrases sont inscrites au tableau noir :
Cabeça vacia é officina do diabo (Une tête vide attire le diable) ; Quem tem fome tem pressa (Celui qui a faim est pressé) ; Puniçao aos assassinos de Carajas ! (Punition pour les assassins de Carajas).
Cette dernière exhortation tient du vœu pieux. Bien évidemment, aucune des victimes des massacres de Carajas n’a été vengée. Ni le gouverneur ni les latifundiaires n’ont été inquiétés. Quant au colonel Pantoja, qui a donné l’ordre d’abattre les femmes et les enfants, il pérore à la télévision et dans la pressecccxxii.
Quelle est, en 2002, la situation dans l’acampamento de Guarulhos ?
Les seigneurs mafieux ont requis la police militaire (PM) de l’État de São Paulo afin de faire expulser les milliers de familles réfugiées sur la colline. Mais le commandement de la PM hésite : le gouverneur de l’État est un social-démocrate.
Devant les tribunaux, les avocats du mouvement des travailleurs sans toit contestent les titres de propriété des spéculateurs.
Sur le terrain, la situation est bloquée. São Paulo n’est pas l’Amazonie. L’organisation d’une provocation suivie d’un massacre comme à Eldorado de Carajas ne semble guère possible. L’État de São Paulo compte une opinion publique éclairée, une presse puissante et indépendante, des syndicats et une Église catholique attachée à la défense des sans-logis.
Des assassinats sélectifs ? Les seigneurs mafieux s’y sont essayé. Mais le service de sécurité du campement, organisé par Jotta, a réussi à déjouer ces tentatives.
En 2002, l’issue de la bataille de Guarulhos reste indécise.