III
Les pyromanes du
FMI
Une démocratie d’un type particulier règne au sein du Fonds monétaire international (FMI). Les 183 États-membres votent chacun selon leur pouvoir financier respectif, « One dollar – One vote ». Ce qui fait que les États-Unis détiennent 17 % des droits de vote. Leur puissance financière et le fait que le dollar joue le rôle de monnaie de réserve internationale leur confèrent un poids déterminant au sein de l’organisation.
Les mercenaires du FMI sont un peu les sapeurs-pompiers du système financier international. Mais, à l’occasion, ils n’hésitent pas à se faire pyromanes…
En temps de crise aiguë, intervenant sur des places financières exotiques, ils veillent ainsi avant tout à ce qu’aucun spéculateur international ne perde sa mise initiale. Un commentaire britannique résume la situation : «… So when sceptics accuse rich country governements of being mainly concerned with bailing out western banks when financial crisis strikes in the world, they have a point » (« Quand certains sceptiques accusent les gouvernements des pays riches d’être avant tout désireux d’éviter des pertes aux banques occidentales lors des crises, ils ont raisonccviii »).
Je suis parfaitement conscient de l’importance des questions que le FMI tente de résoudre. Il est absolument nécessaire de rechercher la stabilité monétaire et des changes. Par ailleurs, un grand nombre de pays, et notamment les 49 plus pauvres, ne sont pas en mesure de financer un minimum d’infrastructures, ce qui fait obstacle au développement. Il est donc parfaitement normal que le FMI réfléchisse au problème, de même qu’il faut trouver des solutions à l’inefficacité d’un service public souvent hypertrophié, à la corruption, etc. Mais si le FMI s’attaque parfois à de vrais problèmes, il applique des méthodes erronées.
Un mouvement social transnational, issu des milieux chrétiens britanniques, « Jubilé 2000 », a, par une mobilisation populaire exemplaire, obtenu du G-8 une réduction de la dette extérieure des pays les plus pauvres. Un mécanisme compliqué a été mis en place : afin de pouvoir participer au programme, les gouvernements débiteurs doivent élaborer un debt reduction strategy paper, un plan de développement indiquant de quelle façon ils entendent utiliser l’argent rendu disponible. Ce sont les institutions de Bretton Woods qui examineront la validité de ces plans. Leur verdict conditionne la réduction de la dette (plus précisément : le volume de la réduction concédée).
Je suis personnellement favorable aux debts reduction strategy papers. Le régime du président Arap-Moï du Kenya est pourri jusqu’à l’os. Sans conditionnalité et sans plan de réinvestissement, la réduction de la dette kenyane ne servirait qu’à grossir les montants déposés par Arap-Moï et ses compères sur leurs comptes privés à Zurich et à Londres. Mais je suis radicalement opposé à ce que ce soient le FMI et la Banque mondiale qui examinent les plans évoqués. Cette tâche, logiquement, devrait revenir au PNUD ou à la CNUSED qui, au sein du système des Nations unies, sont préposés aux questions de développement.
Les séides du Consensus de Washington pratiquent, en fait, une remise de dette d’un genre bien particulier : s’ils annulent partiellement la dette des pays pauvres, c’est afin que ceux-ci puissent rembourser plus sûrement les tranches et le service de la dette restante…
Jeffrey Sachs n’est pas un révolutionnaire. C’est un homme qui provient de la droite conservatrice. Il enseigne l’économie à l’Université Harvard. Or, Sachs est révolté par l’hypocrisie de l’opération « remise partielle de la dette ». Écoutons-le : « Au lieu de réfléchir à l’ampleur de l’allégement de la dette, qui permettrait réellement aux pays concernés de combattre les maladies et de donner une éducation de base à leurs enfants, les dirigeants du G-8 réunis à Cologne en 1999 ont arbitrairement défini un niveau "supportable" de la dette égal à 150 % des exportations. Ce seuil, toujours applicable, est d’une absurdité totale. » Et, plus loin : « Des dizaines de pays ont besoin, non seulement de voir leurs dettes effacées dans leur totalité, mais aussi de recevoir une aide massive. […] Les sommes nécessaires sont importantes en termes absolus, mais infimes au regard des énormes revenus des pays riches. Une aide supplémentaire de 20 milliards de dollars par an, qui permettrait de réaliser beaucoup de choses, ne représente que 20 dollars par personne pour le milliard d’habitants des pays riches. Soit le G-8 dépense plus d’argent – et à bon escient – pour lutter contre la pauvreté, soit ses dirigeants continueront à se murer dans leurs forteresses, à l’abri d’une large partie de l’humanité toujours plus désespéréeccix. »
Les méthodes utilisées par le FMI ne sont pas bonnes… quand elles ne sont pas carrément désastreuses. Regardons du côté de l’Amérique latine.
Durant les années soixante-dix, la dette extérieure cumulée des États d’Amérique latine s’élevait à environ 60 milliards de dollars. En 1980, elle se chiffrait à 204 milliards. Dix ans plus tard, cette somme avait plus que doublé : 443 milliards de dollars. Aujourd’hui, la dette extérieure de l’Amérique latine oscille autour de 750 milliards de dollarsccx. Cette dette est à l’origine d’un transfert vers les créanciers d’une moyenne de 25 milliards de dollars chaque année, depuis trente ans. Bref, pendant trois décennies, le continent a dû consacrer chaque année au remboursement de la dette entre 30 et 35 % des revenus tirés de l’exportation de ses biens et services. Et en 2001, chaque habitant d’Amérique latine (vieillards et bébés compris) doit, en moyenne, 2 550 dollars US aux créanciers du Nordccxi.
Parmi les nombreuses catastrophes provoquées par les pompiers pyromanes du FMI en Amérique latine, évoquons d’abord la plus spectaculaire, celle de l’Argentine :
Accablée d’une dette extérieure démesurée et pratiquant une stratégie effrénée de privatisation du secteur public et de dérégulation des marchés financiers, l’Argentine – autrefois prospère – a longtemps subi la férule du FMI. Celui-ci lui a dicté une politique économique et financière servant en priorité les intérêts des grandes sociétés transcontinentales étrangères, notamment américaines. C’est ainsi que le peso a vécu sous le régime de la parité avec le dollar.
En 2001, la croissance économique s’établissait à moins de 1,9 % et le produit intérieur brut à 7 544 dollars par tête d’habitant. L’Argentine se rapprochait ainsi dangereusement des 49 pays les moins avancés de la planète. La crise éclata finalement début décembre 2001. La dette extérieure avait atteint 146 milliards de dollars. Afin de stopper l’hémorragie des capitaux s’enfuyant vers les places offshore et les banques étrangères (notamment nord-américaines et suisses), le président De La Rua ordonna le blocage des comptes bancaires privés. Ce gel prit le nom de corralitoccxii. Une panique s’ensuivit. L’économie s’effondra. Le taux de chômage grimpa à 18 %. Les faillites d’entreprises se succédèrent à un rythme accéléré. Le FMI refusa alors tout nouveau crédit. La révolte populaire balaya De La Rua et trois de ses successeurs.
En février 2002, la Cour suprême a déclaré le corralito inconstitutionnel. Mais le mal était fait, la catastrophe accomplie. L’économie argentine est exsangue et la plus grande partie de la classe moyenne est ruinée.
En 2002, en Argentine, deux habitants sur cinq vivent dans la misère extrêmeccxiii.
Pendant des décennies, les pays d’Amérique latine ont dû appliquer d’innombrables plans d’ajustement structurel concoctés par les corbeaux noirs de Washington. Le FMI a également dicté des réformes fiscales nombreuses (toujours en faveur du capital étranger et des classes dominantes autochtones). Il a imposé des réductions massives aux budgets sociaux, éducatif et de la santé, la libéralisation des importations, l’extension des terres de plantation, la réduction des terres consacrées aux productions vivrières et la mise en place de politiques d’austérité en tous genres. Deux générations de Latino-Américains ont ainsi payé de leur sang, de leur sueur, de leur humiliation, de l’éclatement de leurs familles, les diktats du FMI.
Tournons-nous maintenant vers le Brésil, un des pays les plus complexes et fascinants du monde. Lui aussi est soumis depuis des décennies à la férule du FMI. Cependant, le pays présente une particularité : si en Argentine, depuis des décennies, des gouvernants plus incompétents et corrompus les uns que les autres se sont succédé à la Casa Rosada, siège du pouvoir exécutif, au centre de Buenos Aires, au Brésil, en revanche, l’avènement en 1995 du gouvernement du président Fernando Henrique Cardoso avait soulevé un immense espoir dans la population (et sur le reste du continent). Espoir aujourd’hui fracassé.
Jeudi 14 mars 2002, dans la grande salle de l’archevêché de São Paulo. L’été austral tire à sa fin, mais l’air est encore lourd, la chaleur accablante. Autour de la grande table blanche de conférence ont pris place plusieurs dizaines de femmes et d’hommes, parmi les plus courageux et les plus lucides du Brésil : des avocats, des médecins, des journalistes, des paysans, des prêtres, des pasteurs, des syndicalistes, représentant les principaux secteurs d’activité de la société civile. Francisco Whitacker, de la Commission Justice et Paix de l’épiscopat brésilien, résume la situation : « Quel effroyable gâchis ! Quelle chance perdue ! » Autour de la table, tout le monde partage son opinion.
Rarement dans l’histoire des grandes nations modernes un pays aura été dirigé par autant de gens capables et brillants que le Brésil entre 1995 et 2002. À commencer par le président de la République lui-même, Fernando Henrique Cardoso, qui est l’un des sociologues contemporains les plus célèbres. Son œuvre rayonne dans le monde entier. Esclavage et capitalisme est même devenu un classiqueccxiv. Fuyant la dictature militaire, il avait été un professeur influent et apprécié à l’Université de Nanterre dans les années soixante-dix.
Son ministre des Affaires étrangères, Carlos Lafer, est philosophe. À l’Université Cornell, il avait été l’un des plus brillants élèves de Hannah Arendt. Il a publié un livre remarquable sur la philosophie des droits de l’homme.
Aloysio Nunez, ministre de la Justice, avait été, durant les années de plomb, le représentant personnel de Carlos Marighella à Paris. Communiste convaincu, il avait noué en France des solidarités utiles pour l’organisation de la résistance armée au Brésil. Quant au ministre de l’Éducation, Paulo Renato de Souza, il avait été le recteur novateur de l’Université de Campiñas. Sans oublier le secrétaire d’État aux droits de l’homme, Paulo-Sergio Pinheiro, lui aussi résistant courageux à la dictature, qui avait soutenu à Paris une thèse de doctorat remarquée (sur la répression ouvrière) sous la direction de Georges Poulantzas… Et je pourrais multiplier les exemples.
Tous ces ministres avaient donc été naguère des intellectuels radicalement critiques, des hommes de gauche. Or, à l’exception de Paulo-Sergio Pinheiro, beaucoup semblent avoir joyeusement tourné leur veste. Adeptes convaincus, ou contraints à l’être, de la doxa néo-libérale, ils ont livré le pays aux prédateurs. Alors qu’ils ne ménageaient pas leurs critiques au Consensus de Washington, résistant à l’arrogance des institutions de Bretton Woods, ils sont devenus des serviteurs serviles – pour ne pas dire des laudateurs – du Département du Trésor nord-américain et de ses mercenaires de la 19e Rue à Washington.
Les conséquences sont dramatiques. Combien d’entre les 173 millions de Brésiliens et de Brésiliennes souffrent actuellement de sous-alimentation chronique et grave, celle qui entraîne l’invalidité et parfois la mort ? La réponse officielle du gouvernement est (en mars 2002) : 22 millionsccxv. L’opposition parlementaire indique 44 millions de victimesccxvi, la Conférence nationale des évêques : 55 millionsccxvii.
En juin 2001, je discutais à Genève avec la nouvelle maire de São Paulo, la psychanalyste Marta Suplicy. C’est une femme cultivée et élégante, issue de la haute bourgeoisie pauliste, mais habitée par une idée de justice ardente. Elle est membre du PT (Parti des Travailleurs). Courageuse, déterminée et vive, elle occupe la mairie de cette mégapole de 8 millions d’habitants depuis le 1er janvier 2001. Face à la bourgeoisie locale, pétrie d’égoïsme, elle est bien décidée à changer sa ville.
Nous évoquons la question de la sous-alimentation, qui fait tant de ravages dans les banlieues. Elle me dit dans un sourire triste : « Vous savez, au Brésil, nous avons un dicton. Nous disons : la faim est au nord, parce qu’au sud, il y a les poubelles. »
Deux mois plus tard, je me trouvai sur la Praça da Sé, au centre de São Paulo. Autour des fontaines, sur l’escalier de la cathédrale, le long des murs gris se pressaient les miséreux. Chômeurs permanents au regard vide, aux sandales élimées ; enfants sales, hirsutes, mais joyeux ; femmes sans âge traînant des sacs en plastique. Tous examinaient avec attention les poubelles entreposées dans l’avenue toute proche et en bordure du jardin public. Ils y plongeaient la tête, la main, retiraient un bout de pain gris, des légumes pourris, un os, un morceau avarié de viande.
La bourgeoisie est opulente à São Paulo. Les poubelles sont pleines.
Aujourd’hui, la dette extérieure du riche et puissant Brésil atteint 52 % du produit intérieur brut. Les intérêts à payer représentent 9,5 % du PIB.
En août 2001, le gouvernement Cardoso s’est de nouveau mis à genoux. Il a supplié le FMI de lui accorder un nouveau crédit de 15 milliards de dollars. Supplique accordée ! Au taux de 7,5 % par an.
Le même mois, le ministre des Finances, Pedro Malan se présente devant la presse internationale et nationale à Brasilia pour se réjouir de l’« heureuse conclusion » des négociations de Washington. Mais au peuple, il annonce de « nouveaux et douloureux sacrifices ». Ceux-ci sont « indispensablesccxviii », dit-il. Avant d’accorder son crédit d’urgence, le FMI avait en effet exigé de Malan de nouvelles et sévères restrictions budgétaires. Malan avait obéi. Il s’était engagé à réduire les dépenses. Dans quels domaines ? Formation, éducation, santé publique, évidemment ! On ne touche pas aux privilèges fiscaux ni aux prébendes de la bourgeoisie brésilienne.
Comme tous les autres ministres de l’Économie et des Finances du monde obsédés par la doxa néo-libérale, Pedro Malan croit, lui aussi, dur comme fer à l’effet de ruissellement promis par Ricardo et Smithccxix. Induite par la libéralisation totale des marchés, la croissance apportera nécessairement un jour le bonheur aux peuples. En attendant, la misère est terrifiante.
Une véritable guerre des classes ravage d’ailleurs les mégapoles du Sud-Est et du Centre. En 2001, on notait plus de 40 000 assassinats ou de morts violentes au Brésilccxx. La criminalité organisée transcontinentale existe au Brésil comme dans de nombreux autres pays. Mais 90 % de la violence qui déchire les mégapoles est due à l’extrême misère dans laquelle végètent la majeure partie des Brésiliens.
À São Paulo, les très riches ne se déplacent plus qu’en hélicoptère, les riches en voiture blindée. Des milices privées, des murs hauts de quatre mètres protègent les demeures des nababs. Se rendre à l’invitation d’un ami appartenant à la moyenne bourgeoisie ressemble au parcours du combattant. Pour pénétrer dans les immeubles, prendre un ascenseur, accéder à l’étage, la connaissance d’une multitude de codes se révèle indispensable. Toutes les portes sont blindées. Même la moyenne bourgeoisie vit dans des appartements qui ressemblent à des coffres-forts.
À la misère, le gouvernement répond par la répression. La justice de l’État de São Paulo est particulièrement inhumaine et répressive. « Pegar e stockar » (« Arrêter et enfermer ») est sa devise. La réhabilitation sociale des délinquants n’est pas prévue ici. Actuellement, l’État de São Paulo compte un peu plus de 100 000 détenusccxxi. Leur âge moyen est de 24 ans. La peine maximale au Brésil est de trente-cinq ans de réclusion. Le taux de récidive approche des 72 %. Environ 80 % des détenus sont noirs ou métis.
L’après-midi du vendredi 15 mars 2002, j’ai visité à Guaianases, dans la banlieue orientale de São Paulo, le commissariat no 44. Ce que j’y ai découvert dépasse en horreur tout ce qu’on peut imaginer. Six cellules de béton sont disposées des deux côtés d’un minuscule patio, lui-même couvert d’un toit de tôle ondulée. Construites il y a dix ans pour accueillir trente détenus, elles en abritent actuellement 173. Munies chacune d’un unique trou d’aisance et d’un tube où parfois coule de l’eau, ces cellules sont dépourvues de tout équipement.
Les détenus s’organisent en trois équipes afin que chacun d’eux puisse dormir quelques heures, à tour de rôle, étendus à même le sol bétonné. Les hommes ont la peau grise, par manque de lumière. Sous la peau, les os saillent.
Des adolescents de 18 ans se mêlent aux hommes de 65 ans. Leur situation au regard de la loi n’est pas la même : les uns ont déjà été condamnés, les autres sont en préventive, d’autres encore ont été pris dans l’une des nombreuses rafles effectuées périodiquement par la police militaire dans les bidonvilles environnants. J’ai découvert deux détenus qui, ayant purgé leur peine depuis plusieurs mois déjà, avaient purement et simplement été oubliés par le délégué titulaire (commissaire principal), le Dr Luiz.
On ne trouve évidemment ni livres ni radio dans le bloc cellulaire. Les visites sont rares. La plupart des prisonniers portent un short marron ou gris, un maillot de corps souvent troué, des nus-pieds.
Tous les jours – sauf les samedis et dimanches et durant les fêtes – les grilles des cellules s’ouvrent afin que les détenus puissent faire quelques pas dans le minuscule patio. Munis de barres de fer, les gardiens veillent au-delà de la porte blindée qui ferme le patio côté commissariat. Entre eux et les détenus, le contact est réduit aux opérations de surveillance et de contrôle.
Des impacts de balles à hauteur d’un mètre sur le mur latéral du patio témoignent d’une habitude bien connue des policiers militaires, dont la petite caserne se situe immédiatement en face du commissariat : lors des promenades, fréquemment, ils terrorisent les détenus en tirant à la mitraillette, les forçant à se jeter à terre.
La puanteur, partout, est insupportable.
En mission pour les Nations unies, j’avais choisi le commissariat no 44 au hasard parmi les quatre-vingt-treize que comprend l’État. Après ma visite surprise, j’avais peur que les prisonniers avec lesquels mes collaborateurs et moi-même nous étions entretenus subissent des représailles. Des émissaires de la Commission des droits de l’homme de l’Ordre des avocats s’étaient donc rendus le lundi 18 mars, à ma demande, au commissariat. Voici quelques extraits du rapport que m’adressa par la suite Me Alexandre Trevizzano Marim :
« Nous nous sommes rendus à la prison du commissariat de Guaianases qui – comme les quatre-vingt-douze autres prisons du même type dans cet État – ressemble à un véritable camp de concentration, comparable aux pires camps qui ont marqué l’histoire de l’humanité, notamment ceux construits par les nazis durant la Seconde Guerre mondiale. Des malades mentaux sont mêlés aux gens souffrant de maladies contagieuses, notamment de la tuberculose, du sida, mais aussi à des gens en bonne santé. Quatre personnes sont entassées dans le même espace au même moment, ce qui est contraire à la dignité humaine. Les hommes prennent leur tour pour pouvoir s’étendre quelques heures sur le sol. Beaucoup hurlent de désespoirccxxii ».
Les séides du FMI n’entendent pas ces cris.
Les privatisations sont au cœur du dogme des maîtres et de leurs mercenaires. Chaque fois qu’un ministre quémandeur se rend à Washington pour obtenir une rallonge de crédit, les charognards du FMI lui arrachent un nouveau lambeau de l’industrie ou du secteur public de son pays.
La méthode est toujours la même. Le FMI exige – et obtient – la vente aux sociétés transnationales, généralement américaines ou européennes, des industries, entreprises de services (assurances, transport, etc.) relevant d’un secteur rentable. Les secteurs non rentables de l’économie restent, bien entendu, entre les mains du gouvernement local.
Sur ce point encore, le Brésil « progresse » en flèche. En huit ans de règne, le président Fernando Henrique Cardoso aura ainsi bradé le puissant et profitable secteur public presque tout entier. Seule exception pour l’instant : la société nationale Petrobras, défendue bec et ongles par ses employés et leurs syndicats.
En août 2001, la crise énergétique étrangle le Brésil. Les entreprises, les institutions publiques, tous les ménages doivent impérativement – sous peine d’amende – réduire de 20 % leur consommation quotidienne d’électricité. Cette crise est une conséquence directe de la privatisation chaotique de la société publique Electrobras, ainsi que d’une sécheresse persistante asséchant les réserves hydrauliques du pays.
Pedro Parente, ministre de la « Casa civil » de la présidence de la République (directeur du cabinet du président), justifie ainsi les privatisations : « Nos sociétés publiques sont saines et très convoitées. Nous allons utiliser les sommes tirées de leur vente pour faire sortir le peuple brésilien de sa misèreccxxiii. » Résultat ? Les ventes ont été excellentes, mais les dizaines de milliards de dollars se sont évaporés. Où ? Les spécialistes émettent des hypothèses : le budget courant comportant traditionnellement des trous nombreux en a englouti une partie. Mais une autre partie a été transférée sur des comptes privés à l’étranger. Elle a disparu dans les profondeurs abyssales des poches des ministres, généraux, juges, hauts fonctionnaires et banquiers d’État…
À Brasilia, les scandales de corruption se multiplient. En août 2001, c’est le troisième personnage de l’État, le président du Sénat fédéral, Jader Barbalho, qui a été démis de ses fonctions à la suite des accusations portées contre lui par le procureur général Brindeiro pour prévarication, détournement de fonds et corruption passive.
Pendant ce temps, la misère du peuple s’accroît, tirant vers l’abîme de nouveaux millions de familles brésiliennesccxxiv.
Au milieu de l’année 2000, Joseph Stiglitz (qui avait alors démissionné de son poste de vice-président et économiste en chef de la Banque mondiale), se lança dans la dénonciation publique des pratiques du FMI. Il ouvrit un site Web spécial sur Internet, accorda de nombreuses interviews et publia divers articles dans la presseccxxv.
Prix Nobel d’économie en 2001, Stiglitz porte à travers ses lunettes cerclées de métal un regard impitoyable sur les activités des institutions de Bretton Woods, en particulier du FMI. Il reproche à leurs fonctionnaires de contribuer puissamment à la misère des peuples du tiers-monde, de répéter sans cesse les mêmes erreurs et de se couper de la réalité. Il accuse les pompiers-pyromanes du FMI d’autisme. Il écrit : « Smart people are more likely to do stupid things when they close themselves off from outside criticism and advice » (« Des gens intelligents font plus facilement des choses stupides lorsqu’ils se coupent de toute critique et de tout conseil extérieursccxxvi »).
Stiglitz accuse notamment le FMI d’avoir aggravé, par son intervention, la crise financière qui a englouti, dans la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix, plusieurs économies asiatiques et d’être directement responsable de la fermeture de milliers d’usines, de sociétés commerciales et, ce faisant, de l’état de misère dans lequel ont sombré des millions de travailleurs et leurs familles.
Ce qu’il dénonce précisément ? Ceci par exemple. Au début du mois de juillet 1997, une crise financière éclate en Thaïlande. Le bath, la monnaie nationale, perd rapidement de sa valeur et les capitaux spéculatifs quittent massivement le pays. Pour faire face à la situation, la banque centrale de Bangkok prélève des centaines de millions de dollars sur ses réserves pour racheter des baths et soutenir ainsi la monnaie nationale. En pure perte.
Après trois semaines de cette saignée, la Thaïlande se trouve virtuellement en cessation de paiement.
Très rapidement, la crise thaïlandaise entraîne dans sa chute les économies de l’Indonésie, de Taïwan, de Corée du Sud et d’autres pays de la région. Les émissaires du FMI appliquent alors partout dans la région les méthodes qu’ils avaient expérimentées, avec un certain succès il faut le dire, au milieu des années quatre-vingt en Amérique latine. Le gouvernement mexicain, en particulier, avait, pendant ces années-là, pratiqué une politique budgétaire et monétaire laxiste, assistant sans bouger à la fuite des capitaux, à la fraude massive au détriment du fisc, à la corruption des dirigeants et à l’endettement sans fin de l’État. Conséquence ? Une hyper-inflation qui menaçait de détruire, à courte échéance, tout le tissu social. Ayant un besoin urgent d’argent frais, le gouvernement du Mexique avait alors fait appel au FMI. Celui-ci exigea une stricte réduction des dépenses publiques et des mesures radicales de lutte contre l’hyper-inflation – dont le blocage des salaires. Le FMI avait fait de l’adoption de ces mesures la condition préalable à la délivrance d’un nouveau crédit.
Stiglitz écrit : « Au Mexique, le FMI a appliqué une politique raisonnableccxxvii. »
Mais appliquer la même politique, dix ans plus tard, en Asie du Sud-Est relevait de la folie. Stiglitz : « Un étudiant en économie qui aurait proposé, à l’occasion d’un exercice théorique, des mesures du type de celles qui ont été imposées à la Thaïlande aurait été recalé à ses examens pour erreur grossière de raisonnementccxxviii. »
Pourquoi ? Parce que la crise asiatique de 1997 a des racines différentes de celles du Mexique ou de l’Argentine des années quatre-vingt.
Stiglitz situe l’origine de la crise thaïlandaise (indonésienne, taïwanaise, sud coréenne, etc.) au début des années quatre-vingt-dix. Sous la forte pression des États-Unis, soutenue par les institutions de Bretton Woods, la Thaïlande, la Corée du Sud, Taïwan, l’Indonésie, etc. avaient dû supprimer toute entrave à l’entrée et à la sortie des capitaux. Leurs marchés financiers respectifs avaient été en quelque sorte totalement libéralisés.
Conséquence ? Un afflux massif de capitaux s’investissant à court terme, en quête de gains rapides et élevés. Ces capitaux pervertirent rapidement l’économie des pays d’accueil : au lieu de financer des investissements à long terme et d’accepter des rendements modestes, ils se mirent en quête de gains spéculatifs, élevés, rapides – en bref d’affaires juteuses. C’est ainsi qu’à Bangkok, à Djakarta, à Séoul, la spéculation sur les terrains prit un tour insensé : des gratte-ciel de bureaux poussèrent comme des champignons, des tours gigantesques abritant des casinos ou des clubs de loisirs constellèrent bientôt les mégapoles. Des quartiers entiers d’appartements de luxe, de villas pompeuses défigurèrent le paysage urbain.
Mais l’offre de mètres carrés construits dépassa bientôt la demande. La bulle immobilière creva. Les capitaux spéculatifs étrangers quittèrent le pays aussi facilement et aussi rapidement qu’ils étaient arrivés. Et l’économie s’effondra.
Les gouvernements appelèrent à l’aide les pompiers du FMI, afin que ceux-ci leur procurent des capitaux neufs. Et ceux-ci répondirent positivement dans un premier temps : il s’agissait d’éviter la faillite des banques, des fonds de pension, des fonds d’investissement, des spéculateurs particuliers – surtout américains – qui avaient investi des sommes colossales dans la spéculation immobilière en Asie. Ces premiers crédits, bien entendu, et comme convenu avec le FMI, furent utilisés par les gouvernements thaïlandais, indonésien, sud-coréen, etc. pour honorer les créances des spéculateurs étrangers.
Puis vint le remède de cheval appliqué aux populations locales : l’austérité budgétaire et monétaire, ordonnée avec le FMI, la réduction drastique des dépenses sociales et des crédits aux entreprises.
De la Corée du Sud à l’Indonésie, en l’espace de quelques semaines, des centaines de milliers de travailleurs perdirent leur emploi. Les États durent suspendre toute assistance publique aux nécessiteux. Les repas scolaires furent supprimés. Dans les hôpitaux, rapidement, les médicaments vinrent à manquer. La sous-alimentation et la faim s’aggravèrent dans les bidonvilles. Tout un secteur des classes moyennes, bénéficiaire de la relative croissance des années quatre-vingt, fut ainsi balayé. Comme toujours les couches les plus humbles de la population furent les plus durement touchées : toutes les subventions publiques des biens de première nécessité furent supprimées sous le diktat du FMI.
Pourquoi une réaction aussi aberrante de la part des pompiers-pyromanes du FMI ?
Stiglitz n’y va pas avec le dos de la cuillère. Selon lui, le dogmatisme obtus, l’arrogance et l’indolence bureaucratiques règnent en maître aux étages directoriaux du FMI. Le remède avait marché en Amérique latine ? Il allait fonctionner en Asie. D’ailleurs, les modules et les schémas modélisés se trouvaient déjà dans les ordinateurs. Il n’y avait plus qu’à changer le nom des États « traités » et à alimenter les modules avec les données statistiques fournies par les banques centrales respectives des pays concernés.
J’aime lire et écouter Stiglitz. Rien de plus beau qu’un déserteur qui s’attaque à son ancien patron ! Sur son site Web, par exemple, je lis un passage où il explique comment une équipe d’émissaires du FMI voyageant vers un pays africain surendetté qui avait appelé à l’aide, s’était trompé d’équipement électronique au départ de Washington. Pour analyser la situation dans le pays X, ils avaient embarqué le disque dur concernant le pays Y. Pendant toute la durée de leur séjour au pays X, ils avaient donc travaillé sur la base de données du pays Y… sans s’en rendre compte !
Les mercenaires du FMI se disent apolitiques. C’est un grossier mensonge. Dans la pratique, le FMI est en effet au service direct et constant de la politique extérieure des États-Unis.
Cette évidence a été particulièrement aveuglante à l’automne 2001, lorsque Washington déclara la guerre au « terrorisme ». Un commentateur britannique écrit : « Le Fonds monétaire international et la Banque mondiale font partie de l’arsenal antiterroriste américain […]. Les États-Unis n’ont pas perdu de temps pour récompenser leurs alliés dans leur guerre contre le terrorismeccxxix. »
Ainsi, sur ordre du Département du Trésor, le FMI a débloqué, fin septembre 2001, 135 millions de dollars en faveur du Pakistan. Au plan bilatéral, il a obtenu des États-Unis la levée de l’embargo décrété contre le Pakistan lors des essais nucléaires de 1998. Conny Lotze était chargé du dossier pakistanais au FMI. Il avait déclaré quelques jours auparavant : « Une ligne de crédit de 596 millions de dollars en faveur du Pakistan a expiré dimanche [le 23 septembre 2001] […]. Nous sommes satisfaits des réformes mises en place par le gouvernement. On discute maintenant d’un [éventuel] allongement du programme. Une décision est imminenteccxxx. »
Les cadeaux actuellement à l’étude à l’intention de la dictature militaire pakistanaise comprennent un crédit de 2,5 milliards de dollars et l’annulation pure et simple d’une importante partie de la dette. Celle-ci s’élève à un total de 37 milliards de dollars.
Même chose en ce qui concerne l’Ouzbékistan. Depuis 1995, le FMI avait rompu toute relation avec le régime ouzbek pour cause de gestion désastreuse des crédits. En septembre 2001, le président Bush décida d’aligner sur l’aéroport de Tachkent, en vue d’une intervention en Afghanistan, des avions de combat F-16 et F-18, ainsi que des appareils d’observation AWACS. Miracle ! Le FMI retourna lui aussi en Ouzbékistan. Pourquoi ? Conny Lotze répond : « Le gouvernement ouzbek vient de nous faire part de son intention de reprendre un programme de stabilisation économiqueccxxxi. » Des centaines de millions de dollars de prêts vont pleuvoir sur Tachkent.
L’hypocrisie de la haute nomenklatura du FMI se révèle avec une particulière évidence en Asie centrale et méridionale dès l’automne 2001. Les institutions de Bretton Woods prétendent faire de la « bonne gouvernance », et notamment de l’absence de corruption, une condition sine qua non pour l’attribution de crédits ou le rééchelonnement de la dette. Or, les présidents Islam Karimov, d’Ouzbékistan, et Pervez Musharraf, du Pakistan, comptent parmi les satrapes les plus détestables du tiers-monde. Pourtant, l’argent de la Banque mondiale et du FMI ne leur fait pas défaut. Leur soumission à la politique américaine explique leur bonne fortune.