III
L’idéologie des maîtres
Guy Debord écrit : « Pour la première fois les mêmes sont les maîtres de tout ce que l’on fait et de tout ce que l’on en ditl. »
Les maîtres règnent sur l’univers autant par leurs énoncés idéologiques que par la contrainte économique ou la domination militaire qu’ils exercent. La figure idéologique qui guide leur pratique porte un nom anodin : « Consensus de Washington. » Il s’agit d’un ensemble d’accords informels, de gentleman agreements, conclus tout au long des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix entre les principales sociétés transcontinentales, banques de Wall Street, Federal Reserve Bank américaine et organismes financiers internationaux (Banque mondiale, Fonds monétaire international, etc.).
En 1989, John Williamson, économiste en chef et vice-président de la Banque mondiale, formalisa le « consensus ». Ses principes fondateurs sont applicables à n’importe quelle période de l’histoire, à n’importe quelle économie, sur n’importe quel continent. Ils visent à obtenir, le plus rapidement possible, la liquidation de toute instance régulatrice, étatique ou non, la libéralisation la plus totale et la plus rapide possible de tous les marchés (des biens, des capitaux, des services, des brevets, etc.) et l’instauration à terme d’une stateless global governance, d’un marché mondial unifié et totalement auto-réguléli.
Le Consensus de Washington vise à la privatisation du mondelii. Voici les principes sur lesquels il repose.
1. Dans chaque pays débiteur, il est nécessaire d’engager une réforme de la fiscalité selon deux critères : abaissement de la charge fiscale des revenus les plus élevés afin d’inciter les riches à effectuer des investissements productifs, élargissement de la base des contribuables ; en clair : suppression des exceptions fiscales pour les plus pauvres afin d’accroître le volume de l’impôt.
2. Libéralisation aussi rapide et complète que possible des marchés financiers.
3. Garantie de l’égalité de traitement entre investissements autochtones et investissements étrangers afin d’accroître la sécurité et, donc, le volume de ces derniers.
4. Démantèlement, autant que faire se peut, du secteur public ; on privatisera notamment toutes les entreprises dont le propriétaire est l’État ou une entité para-étatique.
5. Dérégulation maximale de l’économie du pays afin de garantir le libre jeu de la concurrence entre les différentes forces économiques en présence.
6. Protection renforcée de la propriété privée.
7. Promotion de la libéralisation des échanges au rythme le plus soutenu possible, l’objectif étant la baisse des tarifs douaniers de 10 % par an.
8. Le libre commerce progressant par les exportations, il faut, en priorité, favoriser le développement de ceux des secteurs économiques qui sont capables d’exporter leurs biens.
9. Limitation du déficit budgétaire.
10. Création de la transparence du marché : les subsides d’État aux opérateurs privés doivent partout être supprimés. Les États du tiers-monde qui subventionnent, afin de les maintenir à bas niveau, les prix des aliments courants, doivent renoncer à cette politique. En ce qui concerne les dépenses de l’État, celles qui sont affectées au renforcement des infrastructures doivent avoir la priorité sur les autres.
La revue britannique The Economist n’est pas exactement un brûlot révolutionnaire. Pourtant son commentaire sur le Consensus de Washington est plein d’ironie : « Anti-globalists see the Washington Consensus as a conspiracy to enrich bankers. They are not entirely wrong » (« Les anti-mondialistes tiennent le Consensus de Washington pour une conspiration destinée à enrichir les banquiers. Ils n’ont pas tout à fait tort »)liii.
Figure singulière de la raison discursive aux racines historiques lointaines, le néo-libéralisme prétend traduire en termes symboliques les « lois naturelles » gouvernant l’événementialité économique. Pierre Bourdieu le définit ainsi : « Le néo-libéralisme est une arme de conquête. Il annonce un fatalisme économique contre lequel toute résistance paraît vaine. Le néo-libéralisme est pareil au sida : il détruit le système immunitaire de ses victimesliv. »
Encore Bourdieu : « Le fatalisme des lois économiques masque en réalité une politique, mais tout à fait paradoxale, puisqu’il s’agit d’une politique de dépolitisation ; une politique qui vise à conférer une emprise fatale aux forces économiques en les libérant de tout contrôle et de toute contrainte en même temps qu’à obtenir la soumission des gouvernements et des citoyens aux forces économiques et sociales ainsi libérées […]. De toutes les forces de persuasion clandestine, la plus implacable est celle qui est exercée tout simplement par l’ordre des choseslv. »
Dans l’histoire des idées, cette idéologie des maîtres constitue une formidable régression. La vie, décidément, relèverait de la fatalité ? Le mensonge est gros, mais utile : il permet aux nouveaux maîtres du monde de masquer leurs responsabilités dans ce qu’il advient aux peuples qu’ils oppriment.
Bourdieu précise : « Tout ce que l’on décrit sous le nom à la fois descriptif et normatif de "mondialisation" est l’effet non d’une fatalité économique, mais d’une politique consciente et délibérée, celle qui a conduit les gouvernements libéraux ou même sociaux-démocrates d’un ensemble de pays économiquement avancés à se déposséder du pouvoir de contrôler les forces économiques […]lvi. »
L’idéologie des maîtres est d’autant plus dangereuse qu’elle se réclame d’un rationalisme rigoureux. Elle procède d’un tour de passe-passe visant à faire croire à une équivalence entre rigueur scientifique et rigueur des « lois du marché ». « L’obscurantisme est de retour. Mais cette fois-ci nous avons affaire à des gens qui se recommandent de la raison », constate Bourdieulvii.
À cette pseudo-rationalité s’ajoute un autre danger : en se réfugiant derrière des « lois du marché » aveugles et anonymes, la dictature du capital impose la vision d’un monde clos et désormais immuable. Elle récuse toute initiative humaine, toute action historique issues de la tradition subversive du non encore existant, de l’inachevé, en bref : de l’utopie.
Elle exclut l’avenir.
À y regarder de plus près, l’idéologie néo-libérale s’abolit finalement elle-même en tant qu’idéologie, puisqu’elle se veut simple transcription des prétendues « lois » gouvernant – de tout temps et pour toujours – le devenir économique.
Genève est une petite république que j’aime. J’y vis depuis près de quarante ans. Mais certains de mes livres, de mes interventions publiques (au Parlement de la Confédération, à la télévision) ont profondément choqué les banquiers privés genevois. Malgré nos divergences, parfois, certains liens personnels persistent. Récemment, je suis monté dans le dernier train relayant Berne à Genève. Un train de nuit, peu fréquenté. Un banquier privé, calviniste, coincé comme dans une camisole de force dans son austère tradition familiale, m’aperçoit, s’assure que personne d’autre ne se trouve dans le wagon et me fait un signe discret. Je m’assieds en face de lui. Nous discutons de la situation en République démocratique du Congo après le décès de Laurent Kabila. Je viens de rencontrer, quelques jours auparavant, à l’hôtel Président de Genève, son successeur et fils, Joseph Kabila.
Le banquier : « Tu as vu le jeune Kabila ?
— Oui.
— Quelle est la situation au Congo ?
— Terrible. Les épidémies, la faim sont de retour à Kinshasa. Entre 1997 et 2000, plus de 2 millions de civils ont péri. De la misère, de la guerre. L’État n’a plus un sou en caisse.
— Je sais. Un de mes frères est missionnaire là-bas… Il me décrit la situation, elle est affreuse. »
J’attaque de front : « Mobutu a transféré plus de 4 milliards de dollars sur ses comptes en Suisse. On me dit qu’une partie du butin est dans ta banque.
— Tu sais bien que je ne peux pas te répondre. Secret bancaire… Mais entre toi et moi : Mobutu était un salaud. Mon frère dit que le pillage sous Mobutu est largement responsable de la misère actuelle. »
Le train a, depuis longtemps, dépassé Romont. Les lumières du Lavaux scintillent au-dessus du Léman. Je pousse mon avantage : « Mais alors, pourquoi tu ne rends pas purement et simplement au jeune Kabila cet argent volé ? Tu sais bien qu’il n’a pas les moyens de mener des procès en restitution devant les tribunaux suisses…»
Mon banquier reste songeur. Les lumières défilent devant les vitres mouillées. Puis, d’une voix ferme : « Impossible ! On ne peut intervenir dans les flux de capitaux. »
Les circuits de migration des capitaux ? La distribution planétaire des biens ? La succession dans le temps des révolutions technologiques et des modes de production ? On peut les observer, on ne saurait prétendre en changer le cours. Car tout cela tient de la « nature » de l’économie. Comme l’astronome qui observe, mesure, analyse les mouvements des astres, les dimensions changeantes des champs magnétiques ou la naissance et la destruction des galaxies, le banquier néo-libéral regarde, commente, soupèse les migrations compliquées des capitaux et des biens. Intervenir dans le champ économique, social ou politique ? Vous n’y pensez pas, monsieur ! L’intervention n’aboutirait au mieux qu’à la perversion du libre épanouissement des forces économiques, au pire à leur blocage.
La naturalisation de l’économie est l’ultime ruse de l’idéologie néo-libérale.
Et cette naturalisation induit de nombreux méfaits. Notamment, par réflexe d’autodéfense et de repli, la naissance ou le développement de mouvements « identitaires » dans de nombreuses collectivités. De quoi s’agit-il ? De tous les mouvements dont les acteurs ne se définissent que par certaines qualités objectives partagées, propres à leur servir de bouclier, de motif de distinction, de thème de résistance : l’ethnie, la tribu, le clan, la communauté d’origine, la religion, etc. Le SDS (Serpska Demokratska Stranka), parti des Serbes de Bosnie, l’Opus Dei d’origine espagnole, la Fraternité d’Écône (en Valais) de l’extrême droite catholique, le Hamas palestinien, le FIS algérien, le mouvement du défunt rabbin Meir Kahane en sont des exemples.
Le cumul des appartenances culturelles singulières dans une société, de même que les appartenances multiples de chacun en son sein, constitue la grande richesse des sociétés démocratiques : la terreur mono-identitaire détruit cette richesse et ces sociétéslviii. Or, soumis à l’implacable enseigne de la mondialisation, l’homme qui refuse d’être assimilé à une simple information sur un circuit quelconque se cabre, se dresse, se révolte. Avec les débris de ce qui lui reste d’histoire, de croyances anciennes, de mémoire, de désirs présents, il se bricole une identité où s’abriter, se protéger de la destruction totale. Une identité communautaire groupusculaire, d’origine parfois ethnique, parfois religieuse, mais presque toujours productrice de racisme. Ce bricolage, fruit du désarroi, donne prise aux manipulations politiques. Sous prétexte d’autodéfense, il légitime la violence. La mono-identité est l’exact contraire d’une nation, d’une société démocratique, d’un être social vivant, né de la capitalisation des appartenances et des héritages culturels divers, librement assumés. Sous l’effet de la privatisation du monde et de l’idéologie néolibérale qui la fonde, la société meurt peu à peu. Alain Touraine recourt à cette image saisissante : « Entre le marché planétaire et globalisé et les myriades de mouvements identitaires naissant sur ses marges, il existe un grand trou noir. Dans ce trou risquent de tomber la volonté générale, la nation, l’État, les valeurs, la morale publique, les relations intersubjectives, en bref : la sociétélix. »
Toute idéologie assume une double fonction : elle doit signifier le monde et permettre à chacun de dire sa place dans le monde. Elle est donc à la fois explication totalisante de la réalité et structure motivationnelle des acteurs singuliers.
La façon dont les seigneurs du capital mondialisé se représentent leur pratique ne constitue évidemment pas une théorie scientifique de cette pratique. Si c’était le cas, elle les priverait de tout moyen d’exercer cette pratique puisqu’elle dirait non seulement à quel marché celle-ci s’adresse, combien d’emplois elle implique, ce qu’elle rapporte et comment elle l’emporte en avantages sur celle de ses concurrents, mais encore comment elle fonctionne, à qui elle profite, qui elle exploite, qui elle tue, combien elle pollue, qui elle trompe éventuellement sur ses objectifs. Personne ne marcherait ! Au contraire, l’oligarchie produit des explications qui donnent de sa pratique des explications partielles ou carrément mensongères, destinées à lui permettre de continuer à l’exercer tout en la légitimant comme logique, innocente, naturelle, inévitable, au service de l’humanité tout entière. L’idéologie des dominants, si elle s’impose aux dominés ne ment donc pas seulement à ceux-ci : elle mystifie aussi ceux qui la propagent. Et il n’est pas rare que les principaux protagonistes de la mondialisation croient eux-mêmes à leur mission bienfaisante. Quoi qu’il en soit, la pratique réelle de l’oligarchie sous le règne de laquelle opère la mondialisation est jugée bonne à partir de paramètres fournis par des énoncés faux.
Idéologie noble ! Le néo-libéralisme opère en se servant du mot « liberté ». Foin des barrières, des séparations entre les peuples, les pays et les hommes ! Liberté totale pour chacun, égalité des chances et perspectives de bonheur pour tous. Qui n’y adhérerait ? Qui ne serait séduit par d’aussi heureuses perspectives ?
La justice sociale, la fraternité, la liberté, la complémentarité des êtres ? Le lien universel entre les peuples, le bien public, l’ordre librement accepté, la loi qui libère, les volontés impures transfigurées par la règle commune ? De vieilles lunes ! D’archaïques balbutiements qui font sourire les jeunes et efficaces managers des banques multinationales et autres entreprises globalisées !
Le gladiateur devient le héros du jour. Tous les efforts des civilisations passées avaient pourtant consisté à domestiquer, à pacifier les instincts guerriers, violents et destructeurs des hommes ; à tisser des liens de solidarité, de complémentarité et de réciprocité. Autrement dit, en promouvant le gladiateur comme modèle social et en glorifiant la concurrence à outrance entre les êtres, les pirates de Wall Street et leurs mercenaires de l’OMC et du FMI traitent comme quantité négligeable des millénaires de patients efforts civilisateurs.
« Le bonheur du faible est la gloire du fort », annonce Lamartine dans ses Méditations poétiques, en 1820. Balivernes que tout cela ! Pour les forts (mais aussi pour les faibles qui rêvent de les rejoindre), le bonheur réside désormais dans la solitaire jouissance d’une richesse gagnée par l’écrasement d’autrui, par la manipulation boursière, par la fusion d’entreprises toujours plus gigantesques et l’accumulation accélérée de plus-values d’origines les plus diverses. Dernière invention en date de la société de la cupidité : breveter le vivant. Il s’agit désormais de s’assurer l’exclusivité de l’utilisation et de la commercialisation de telle ou telle plante exotique, de telle ou telle substance vivante et de telle ou telle structure cellulaire. Le nouveau filon jusqu’ici ignoré est gage d’une chance d’enrichissement sans limite.
Pour les pays du Sud où vivent 81 % des 6,2 milliards d’êtres qui peuplent aujourd’hui la terre, mais aussi pour ceux du Nord, l’ère de la jungle a commencé.
Margaret Thatcher, premier ministre de Grande-Bretagne, aimait prêcher aux ecclésiastiques. Devant les évêques et diacres de la Church of Scotland, elle dit, le 21 mai 1998 : « If a man will not work, he shall not eat » (« Quiconque ne travaille pas n’a pas le droit de manger ».), citant une exhortation de l’apôtre Paul adressée aux chrétiens de Thessalonique.
Paul vivait au Ier siècle après Jésus-Christ. Au XXIe siècle, les oligarchies capitalistes règnent sur la planète. Elles organisent le chômage de masse. 900 millions d’adultes sont aujourd’hui en permanence privés de travaillx. Pour eux, le précepte avancé par la sinistre Margaret équivaut à une condamnation à mort.
Dans un autre de ses discours, Margaret Thatcher dit : « Il n’y a pas de société, il n’existe que des individuslxi. » Rarement la superbe néo-libérale ne fut exprimée avec une arrogance plus tranquille.
Pratiquement tous les théorèmes sur lesquels repose l’idéologie de la mondialisation sont contredits par la réalité.
En voici quelques exemples.
1. La mondialisation profite à tous. Selon les pharaons et leurs séides, les intellectuels du World Economic Forum, il suffirait de privatiser la planète, d’abolir toute norme sociale contraignante, et d’instaurer la stateless global governance pour que disparaissent à tout jamais les inégalités et la misère. En réalité, les maîtres du capital financier accumulent des fortunes personnelles comme aucun pape, aucun empereur, aucun roi ne l’ont jamais fait avant eux.
C’est ainsi que les 225 patrimoines privés les plus élevés du monde atteignent, pris ensemble, 1 000 milliards de dollars. Cette somme correspond au revenu annuel cumulé des 2,5 milliards de personnes les plus pauvres de la planète, soit 47 % de la population totale.
Les valeurs patrimoniales détenues par les 15 personnes les plus riches de la terre sont supérieures au produit intérieur brut (PIB) de tous les États au sud du Sahara, à l’exception de l’Afrique du Sud.
Le chiffre d’affaires de General Motors dépasse le PIB du Danemark, celui d’Exxon Mobil le PIB de l’Autriche.
Les ventes de chacune des 100 sociétés transnationales privées les plus puissantes du monde dépassent la totalité des exportations de l’ensemble des 120 pays les plus pauvres.
Les 200 plus puissantes sociétés multinationales contrôlent 23 % du commerce mondiallxii.
Où que l’on regarde, l’inégalité la plus criante est la règle. Dans mon pays, la Suisse, 3 % des contribuables disposent d’une fortune personnelle qui est égale à celle des 97 % restants. Les 300 personnes les plus riches cumulent ensemble un patrimoine de 374 milliards de francs. En 2001, les 100 habitants les plus riches ont connu un accroissement de leur fortune de 450 %lxiii.
Au Brésil, 2 % des propriétaires fonciers détiennent 43 % des terres arables. 4,5 millions de familles de paysans sans terre – humiliées et misérables – errent sur les routes de cet immense payslxiv.
En 2002, 20 % de la population du monde accapare plus de 80 % de ses richesses, possède plus de 80 % des voitures en circulation et consomme 60 % de l’énergie. Les autres, plus d’un milliard d’hommes, de femmes et d’enfants, doivent se partager 1 % du revenu mondial.
Entre 1992 et 2002, le revenu par tête d’habitant a chuté dans 81 pays. Dans certains pays – par exemple au Rwanda –, l’espérance de vie est de moins de 40 ans. En Afrique, elle est en moyenne (hommes et femmes confondus) de 47 ans. En France, de 74 ans. Dans le tiers-monde, la pauvreté fait des progrès foudroyants : en une seule décennie, le nombre des « extrêmement pauvres » a augmenté de près de 100 millionslxv.
L’inégalité croissante qui régit la planète est avant tout le fait d’une mauvaise répartition du pouvoir d’achat. Un de ses aspects les plus douloureux est l’inégalité devant la santé. Les pays du tiers-monde, qui abritent 85 % de la population de la planète, ne constituent que 25 % du marché pharmaceutique mondial.
Entre 1975 et 1996, les laboratoires pharmaceutiques ont développé 1 223 nouvelles molécules. Seules 11 d’entre elles concernaient le traitement des maladies tropicales. Or le paludisme, la tuberculose, la maladie du sommeil, le Kala-azar (fièvre noire) sont des maladies extrêmement destructrices et douloureuses. La plupart d’entre elles avaient pratiquement disparu durant les années 1970-1980 grâce, entre autres, aux grandes campagnes intercontinentales d’éradication et de prévention menées par exemple par l’OMS. Elles sont aujourd’hui de retour : la maladie du sommeil a tué plus de 300 000 personnes en 2001, la tuberculose 8 millions. En 2001, un enfant mourait toutes les 30 secondes du paludisme.
Les anciens médicaments n’agissent pratiquement plus contre le paludisme, les agents transmetteurs étant devenus résistants. Pour les populations les plus démunies d’Afrique et d’Asie, les nouveaux remèdes sont hors de prix. 40 % de la population du monde, habitant plus d’une centaine de pays, sont aujourd’hui menacés par le paludisme.
Plus de 25 millions d’Africains, dont des enfants en bas âge, sont infectés par le virus du sida. Alors que 2,5 millions d’entre eux ont un besoin immédiat de remèdes antirétroviraux, seuls 1 % y ont accès.
Au Brésil, en Inde, au Bangladesh et au Népal, le Kala-azar ou fièvre noire fait annuellement plus de 500 000 victimes. En Europe, la maladie a fait 1 000 victimes en 2001. Un traitement efficace existe depuis cinquante ans, mais la plupart des victimes de l’hémisphère sud n’y ont pas accès.
La même chose est vraie pour le parasite nommé Trypanosome, transmis par la mouche tsé-tsé. Il s’introduit dans le cerveau et cause la mort. Il est vaincu dans les pays à revenu élevé, mais il tue sans retenue dans les pays du tiers-mondelxvi.
2. La globalisation des marchés financiers unifie la planète. Sur une terre désormais sans frontières, les hommes voyageraient sans entraves. Les idées s’y échangeraient librement. Mais quelle est la réalité vécue quotidiennement par ces hommes ?
Je me souviens d’un bel après-midi d’automne, il y a dix ans, dans l’appartement tranquille, surplombant la place du Panthéon, à Paris, où habite et travaille Max Gallo. De l’autre côté de la baie vitrée où venaient se briser les derniers rayons du soleil, se dresse le mur oriental du temple où reposent les philosophes des Lumières et quelques-uns des acteurs de la Révolution française. Max Gallo est non seulement un écrivain prométhéen, mais également un historien érudit, fin et passionné. Nous nous affrontions depuis plus d’une heure déjà. Je lui reprochais son ethnocentrisme d’intellectuel européen blanc, bien nourri et maître de son destin. Lui ne supportait plus ce qu’il appelait mon arrogance de prédicateur luthérien, ma naïveté de tiers-mondiste obtus. Tout à coup, il me dit : « L’histoire du monde ? Tu veux savoir où elle se déroulera à l’avenir ? Dans un étroit triangle qui s’étendra entre Tokyo, New York et Stockholm. C’est là que se décidera le destin des hommes. Nulle part ailleurs. »
La prophétie de Gallo s’est aujourd’hui réalisée. La mondialisation n’a pas mondialisé le monde. Elle l’a fractionné.
Une frontière de miradors, de barbelés et de chicanes innombrables de 3 200 kilomètres séparent les États-Unis du Mexique. Selon les chiffres officiels publiés par les Boarder Guards américains, 491 personnes sont mortes sur cette frontière en 2000. Durant le premier trimestre 2001, 116 avaient déjà péri. La plupart des réfugiés de la faim se noient dans les eaux tourmentées du Rio Bravo, meurent de soif dans le désert de l’Arizona ou sont abattus par les gardes-frontières ou les policiers du Texas.
Par milliers, chaque mois, des familles de réfugiés birmans, chinois, cambodgiens se heurtent aux nids de mitrailleuses de la police des frontières de Singapour.
Des montagnes du Kurdistan irakien, turc ou iranien, des bidonvilles sordides de Minsk, Karachi ou Kiev, des mouroirs de Moldavie, des centaines de milliers de familles tentent chaque année de rejoindre les cités prospères d’Europe occidentale. Certains, parfois, par miracle, y parviennent.
Des terres d’Afrique noire, un flot presque ininterrompu de gueux se déverse dans le Sahara. Leur rêve ? Atteindre les rives de la Méditerranée, puis l’Europe. Beaucoup périssent dans le détroit de Gibraltarlxvii.
Environ 50 000 gueux tentent tous les ans la traversée du désert du Ténéré, afin de pénétrer clandestinement soit en Libye, soit en Algérie. Il y a là des hommes de tous âges, des femmes aussi, et des adolescents. Ils partent d’Agadez, l’antique capitale du nord du Niger, sur des camions branlants où s’entassent près de 100 personnes. On appelle ces véhicules les « camions-cathédrales », tant il faut d’art pour entasser en une pyramide fragile la centaine de passagers qui y prennent place. D’Agadez à Dirkou, dans l’extrême nord du Niger, le camion roule pendant quatre jours. Il avance sous une chaleur incandescente, à travers un paysage de rocs et de sables où ne pousse pas le moindre brin d’herbe.
De Dirkou jusqu’à Tummon, sur la frontière libyenne, la piste est pire encore. Le camion roule pendant trois ou quatre jours de plus, et à ce stade du voyage sa cargaison humaine est proche de l’agonie. L’autre piste, celle qui passe par la ville minière d’Arlit, puis bifurque en direction de l’ouest, vers Assamaka et la frontière algérienne, n’est guère plus praticable. Là aussi des fosses remplies de cadavres s’étendent des deux côtés de la piste.
La moindre panne est fatale. Les réserves d’eau – quelques gourdes suspendues au-dessous du pont du camion – sont rationnées au strict minimum. Afin de gagner le plus d’argent possible, le passeur réduit tant que faire se peut la charge d’eau, de pain, de bagages. Il préfère entasser des êtres humains dûment tarifés.
En mai 2001, une caravane de Touaregs a découvert, au nord du Ténéré, un charnier de 141 voyageurs. 60 étaient des Nigériens, les autres venaient du Ghana, du Nigeria, du Cameroun, de Côte-d’Ivoire. Leur camion-cathédrale s’était écroulé, vaincu par une termitière sur un plateau de sel. Pas âme qui vive à 300 kilomètres à la ronde. Combien de temps a duré l’agonie ? Plusieurs jours sûrement, puisque les corps ont été trouvés loin aux alentours.
Au début de l’hivernage 2001, j’ai débarqué à Niamey. Pendant mon séjour, la radio mentionnait chaque semaine un accident ou un drame dans le désert. Un des thèmes récurrents à ce sujet concernait les prix exorbitants prélevés par les passeurs : 50 000 francs CFA en moyenne, par personne (80 euros). La piste, surtout au sortir d’Agadez, est constellée de barrages. Soldats et policiers prélèvent leur dîme au passage des pauvres.
Les tragédies freinent-elles l’exode ? Pas le moins du monde. La faim et le désespoir sont des maîtres impitoyables. Ils fouettent les corps, excitent les rêves, jettent sur les pistes. Depuis 1999, le nombre des fuyards du Ténéré a triplé.
J’ai parlé du Ténéré, du désert de l’Arizona et des barbelés de Singapour. Je pourrais parler tout aussi bien des rues de ma ville. Plusieurs milliers de clandestins – des « sans papiers » – vivent à Genève. Ils viennent du Pérou, de Colombie, du Tchad, du Brésil, du Kosovo, du Kurdistan, d’Irak, de Palestine… Le gouvernement leur refuse tout statut. La police les traque. Leur crime ? Ils risquaient de crever de faim chez eux. Certains sont venus à Genève avec leur famille, leurs enfants. D’autres sont venus seuls. Travaillant au noir 14 ou 15 heures par jour, ils tentent de gagner un peu d’argent pour aider leurs parents, leurs enfants prisonniers des bidonvilles de Mossoul ou de Lima. La crainte de l’arrestation et de l’expulsion, l’angoisse de ne pouvoir aider leurs proches les tenaillent. Les Genevois, qui croient vivre dans une démocratie exemplaire, les croisent sans les voir.
La plupart des hommes du tiers-monde subissent aujourd’hui les affres de l’enfermement territorial. Leur pays devient leur prison. Comme les serfs du Moyen Âge, ils sont rivés à la glèbe. Ils ne peuvent plus quitter leur pays d’origine, quelles que soient la faim et la misère extrême qui y règnent.
Au Brésil du Nord, il existe une expression pour désigner les fuyards de la misère : « os flagelados », ceux qui sont anéantis par le fléau. Pour les flagelados du monde entier, la fuite vers des pays où la vie paraît possible est aujourd’hui interdite.
Le droit à la migration est pourtant inscrit dans la Déclaration universelle des droits de l’homme que pratiquement tous les pays ont proclamée. La privatisation de la planète est synonyme d’exclusion et d’enfermement territorial pour les pauvres.
3. La paix du monde est garantie par le commerce mondial. La liberté et la tranquillité des hommes seraient assurées par le commerce globalisé et libéré de toute entrave, si l’on en croit les maîtres du monde. Qu’en est-il en réalité ?
Il est vrai que le commerce mondial se développe à une vitesse impressionnante. En 2000, la valeur totale des exportations de marchandises a atteint 6 200 milliards de dollars, soit un accroissement de 12,4 % par rapport à l’année précédente. Ces exportations de marchandises ont progressé, pour la deuxième année consécutive, plus rapidement que les exportations de services – qui, de leur côté, ont augmenté de 5 % pour s’établir à 1 400 milliards de dollars. À côté des combustibles (10 % du commerce mondial, le prix réel du pétrole ayant atteint son plus haut niveau depuis 1985), le secteur de l’information et des télécommunications a été l’un des plus dynamiques, en dépit de la décélération de la « nouvelle économie » au dernier trimestre 2000 : accroissement de 37 % des ventes de semi-conducteurs, de 46 % des téléphones mobiles, de 15 % des ordinateurs personnels. L’OMC avait alors parlé d’une « explosion de la demandelxviii ».
Oui, le commerce se développe considérablement à l’échelle mondiale. Mais l’Europe occidentale, à elle seule, contrôle plus du 40 % des flux.
Les seigneurs prétendent qu’aucune dictature, aussi féroce et efficace soit-elle, ne résisterait au libre commerce. Une tyrannie ne pourrait survivre que dans l’autarcie économique et dans l’isolement. L’ouragan de la liberté abattrait la forteresse. De même pour les guerres : elles ne pourraient se poursuivre que si l’abîme de la haine entre les ennemis restait inextinguible, les échanges, le commerce instituant comme par nature une communauté d’intérêts. Les marchands seraient ainsi des princes de la paix.
Commissaire au commerce extérieur de l’Union européenne, Pascal Lamy écrit : « […] je répondrai ce qui, après mûre réflexion, est devenue une conviction : un pays commercialement plus ouvert devient nécessairement moins répressiflxix ».
Mais regardons autour de nous : l’économie globalisée, la liberté du commerce et l’instauration progressive d’un marché mondial unique font-elles donc tomber les despotes ? Empêchent-elles les guerres ? C’est le contraire qui se produit.
Regardons d’abord du côté des despotes.
Du fait de ses mines d’aluminium à Fria, la République de Guinée-Conakry est un des pays du tiers-monde les plus solidement intégrés dans le commerce mondialisélxx.
Un général falot tyrannise le pays. Son nom ? Lansana Conté. Il témoigne d’un sain mépris face aux exigences de l’État de droit. Il proclame : « Les droits de l’homme ? Je ne sais pas ce que c’estlxxi ! »
À N’Djamena, au Tchad, l’actuel président de la République fait torturer – généralement jusqu’à ce que mort s’ensuive – ses prisonnières et prisonniers politiques dans les sous-sols de son palais. Idriss Déby ne fait là que poursuivre une belle tradition initiée par son prédécesseur, le général et président déchu Hissène Habré. Inculpé pour crimes contre l’humanité par le juge d’instruction de Dakar, la procédure a été ultérieurement interrompue. Aujourd’hui, Habré et sa cour jouissent d’une retraite heureuse sur la Corniche.
Idriss Déby est un élève modèle des seigneurs. Il applique scrupuleusement les programmes d’ajustement structurel successifs du FMI et paie rubis sur l’ongle les intérêts et les amortissements de la dette. Il a totalement libéralisé le marché intérieur, adapté la fiscalité aux exigences des sociétés transnationales, privatisé le secteur public et promulgué un code de l’investissement qui fait soupirer d’aise les capitalistes étrangers.
La Banque mondiale le récompense royalement. Elle a engagé au Tchad son plus gros investissement de tout le continent, finançant notamment la mise en valeur des champs pétroliers de Doba et un oléoduc de 1 000 kilomètres à travers la forêt camerounaise, jusqu’à l’Atlantiquelxxii.
Au Togo, le général Gnassimbé Eyadéma, président honoré de l’Organisation de l’unité africaine (OUA), fait jeter des étudiants menottés vivants des hélicoptères dans la lagune de Bé, à Lomé. Grâce à son armée tribale, recrutée majoritairement dans sa propre ethnie, les Kabyies, Eyadéma se maintient au pouvoir absolu depuis 1967.
Le rapport de la Commission internationale d’enquête de l’ONU et de l’OUA sur la situation au Togo, publié le 22 février 2001, conclut à « l’existence d’une situation de violations systématiques des droits de l’homme ». Il dénonce des crimes de torture, de viol et d’exécutions extrajudiciaires. Il relève également de nombreux cas de disparitions, d’arrestations et de mises en détention arbitraires, ainsi que les conditions inhumaines réservées à certains détenus.
Au Cameroun, le président Paul Byha a créé, en février 2000, un « Commandement opérationnel des forces spéciales de sécurité ». Selon le cardinal Tumi, archevêque de Douala, ce « commandement » a assassiné, entre février 2000 et février 2001, plus de 500 jeunes gens soupçonnés de « menées oppositionnelles contre le régimelxxiii ».
Et que dire de la Chine ? Dans cet immense pays de plus de 1,2 milliard d’habitants, un parti unique corrompu et totalitaire tyrannise le peuple. En même temps, les bureaucrates au pouvoir ont libéralisé à outrance l’économie, bradé les richesses, créé des « zones de libre productionlxxiv », compressé les salaires et créé une fiscalité de rêve pour le capital étranger.
La spéculation immobilière la plus sauvage ravage Pékin, Canton, Shanghai. Dans les campagnes, des centaines de millions de familles souffrent de sous-nutrition, tandis que les nababs rouges accumulent d’immenses fortunes personnelles.
En Chine, le taux de croissance a été de 6 % en 2000. En novembre 2001, le pays a été admis à l’OMC.
La liste des régimes meurtriers qui ravagent notre planète, prétendument unifiée et réformée par la privatisation et le libre flux des capitaux et des marchandises, est fort longue. De l’Ouzbékistan à l’Irak, du Honduras au Tadjikistan, de la Géorgie à la Birmanie, du Burkina-Faso au Liberia, de la Chine à la Corée du Nord, les despotes prospèrent.
Qu’en est-il des carnages, des massacres et des boucheries fratricides sur les continents touchés par la grâce de la privatisation et de la libéralisation ? Le slogan World peace through world trade (« La paix mondiale par le commerce mondial ») prend ici l’allure d’une sinistre plaisanterie. Au lieu de calmer les ardeurs guerrières des hommes, la privatisation des fonctions de l’État et la libéralisation du commerce excitent ceux-ci et les poussent au crime.
Un exemple particulièrement frappant : le rôle joué par la libre circulation des diamants dans les guerres d’Angola, du Liberia, de Guinée et de Sierra Leone.
Fode Sankhoï, le patron du Revolutionary United Front (RUF) de Sierra Leone, fait couper les bras et les mains des ouvriers du diamant qui refusent de lui livrer leur production. Charles Taylor, Blaise Campaore, Gnassimbé Eyadéma et autres dictateurs au pouvoir dans les États d’Afrique de l’Ouest, où circulent les diamants du sang, favorisent activement la poursuite des guerres civiles, dont l’unique enjeu est la maîtrise de l’exploitation des champs diamantifères. De même en Angola : depuis une décennie, le mouvement insurrectionnel tribal des Ovimbundu, l’UNITA, n’a survécu que grâce aux filières illégales de commercialisation du diamant mises en place par Jonas Savimbilxxv.
Sans le pétrole vendu librement sur le spotmarket de Rotterdam et sans la dispute entre sociétés pétrolières autour du tracé des pipelines, les guerres qui, actuellement, déchirent l’Ouzbékistan, l’Afghanistan, la Tchétchénie n’auraient pas lieu.
En 2002, vingt-trois guerres internationales ou conflits meurtriers internes ravagent la planètelxxvi.
Conclusion : pratiquement tous les énoncés fondateurs de l’idéologie des seigneurs sont en contradiction flagrante avec la réalité.
Dans un discours délivré à la Convention en 1793, Jacques René Hébert attaqua les spéculateurs, les affameurs, les profiteurs de l’agiotage dans le Paris de la Révolution. Il dénonça à cette occasion la « Fraction des Endormeurslxxvii ». La situation n’a guère changé depuis lors. L’idéologie destinée à légitimer la mondialisation n’est qu’une vaste entreprise de mystification. La doxa des maîtres produit des mensonges à jet continu.
La mondialisation, la monopolisation du capital financier naissent, se développent et s’épanouissent pourtant dans des sociétés qui restent encore profondément marquées par leur héritage, qu’il soit chrétien, juif, théiste, ou simplement humaniste. Ces sociétés sont habitées par des valeurs de décence, de justice, de respect d’autrui, d’honnêteté, de sauvegarde de la vie. Elles ne tolèrent ni l’assassinat ni l’écrasement sans compensation du faible. Le péché leur fait horreur.
Ces héritages complexes se retrouvent, à des degrés divers, tapis au fond de la conscience ou de l’inconscient de certains banquiers, PDG d’entreprises transcontinentales ou spéculateurs boursiers. Ils freinent leurs actions et censurent constamment leurs rêveslxxviii.
De nombreux banquiers privés genevois sont ainsi des calvinistes convaincus. Ils vont au culte le dimanche, cotisent au Comité international de la Croix-Rouge et ont leurs œuvres de charité. Souvent, l’un de leurs frères, cousins ou neveux autrefois missionnaire en Afrique, est aujourd’hui membre d’une des nombreuses ONG ayant leur siège à Genève. En France, en Italie, en Espagne et en Allemagne, le grand patronat catholique reste puissant. Quant aux nababs de nombreuses entreprises transcontinentales américaines, ils sont volontiers membres de l’une ou l’autre des grandes associations de solidarité, loges maçonniques, Rotary Club, Lyon’s Club, etc.
N’oublions pas non plus que les maîtres du monde sont également les produits d’un processus de socialisation personnel. Chacun d’entre eux est né dans telle famille, tel pays et appartient à telle nation. Il y a été formé, et les écoles qu’il a fréquentées lui ont d’ordinaire transmis quelques notions élémentaires de décence et d’honnêteté. Il suffit d’ailleurs de lire les interviews paraissant régulièrement dans la presse économique internationale pour comprendre que les seigneurs se prennent presque toujours pour des êtres admirables, protestant de leur attachement au bien public, se regardant eux-mêmes comme des travailleurs honnêtes et aimant leur prochain. Bref, subjectivement, ils se considèrent comme des hommes bons.
En bref, à moins qu’ils ne soient totalement ravagés par la pathologie du pouvoir et de l’argent, la plupart des maîtres du monde sont des personnalités complexes, certaines habitées par des valeurs de résistance.
Et puis, nous savons bien que les oligarques ne sont pas tous des requins au sang froid : des années-lumière séparent ainsi les spéculateurs sans scrupules, les marchands d’armes ou les trafiquants d’êtres humains d’un grand patron catholique français ou d’un banquier calviniste genevois pas moins sensibles que d’autres aux corps décharnés des enfants soudanais entrevus à la télévision, eux qui connaissent d’expérience les mégapoles de Karachi, de Lima ou de Lagos, toutes ces villes cernées de sordides bidonvilles où courent les rats, où périssent les familles. Comme chacun de nous, ce grand patron ou ce banquier est bouleversé par les yeux des mourants. Et pourtant, l’un et l’autre parlent le langage de leur idéologie : « misère résiduelle », disent-ils. Comment expliquer cet aveuglement apparent ?
Pour conjurer les contradictions qui habitent leurs pratiques, ils recourent, le plus souvent sans le savoir, à une théorie ancienne, dite du trickle down effect, l’effet de ruissellement. Elle est due à deux philosophes anglais – l’un protestant, l’autre juif – de la fin du XVIIIe et du début du XIXe siècle : Adam Smith et David Ricardo.
L’Écossais Adam Smith a exercé pendant peu de temps la charge de professeur de logique à l’Université de Glasgow. Grâce à la protection du duc de Buccleuch, son ancien élève, il obtint ensuite la fabuleuse sinécure (dont avait déjà bénéficié son père) de receveur général des douanes pour l’Écosse. En 1776, parut son livre majeur, Inquiry in the Causes of the Wealth of Nations.
Quant à David Ricardo, fils d’un banquier séfarade d’origine portugaise installé à Londres, il rompit avec sa famille à l’âge de 21 ans et adhéra à la religion des Quakers. Courtier en bourse, il devint riche comme Crésus dès l’âge de 25 ans. En 1817, il publia son maître ouvrage, Principles of Political Economy and Taxation.
Ricardo et Smith sont les deux pères fondateurs du dogme ultra-libéral qui est au fondement du surmoi collectif des nouveaux maîtres du monde. Que dit ce dogme ? Abandonné à lui-même et débarrassé de toute limitation et de tout contrôle, le capital se dirige spontanément et à chaque instant vers le lieu où ses profits seront maximaux. C’est ainsi que le coût comparatif des frais de production détermine le lieu d’implantation de la production marchande. Et il faut constater que cette loi produit des merveilles. Entre 1960 et 2000, la richesse de la planète a ainsi été multipliée par six, les valeurs boursières cotées à New York ont augmenté de 1 000 %.
Reste à régler le problème de la distribution.
Ricardo et Smith étaient deux savants profondément croyants. Glasgow et Londres étaient deux villes peuplées de nombreux miséreux. Leur sort préoccupait profondément les deux savants. Leur recette ? Le trickle down effect, l’effet de ruissellement.
Pour Ricardo et Smith, il existe une limite objective à l’accumulation des richesses. Celle-ci est liée à la satisfaction des besoins. Le théorème s’applique aux individus comme aux entreprises.
Prenons l’exemple des individus. Voici ce que dit le théorème : lorsque la multiplication des pains atteint un certain niveau, la distribution aux pauvres se fait presque automatiquement. Les riches ne pouvant jouir concrètement d’une richesse dépassant par trop la satisfaction de leurs besoins (si coûteux et extravagants soient-ils), ils procéderont eux-mêmes à la redistribution.
Bref, à partir d’un certain niveau de richesses, les riches n’accumulent plus. Ils distribuent. Un milliardaire augmente le salaire de son chauffeur parce qu’il ne sait – au sens précis du terme – plus quoi faire de son argent.
Eh bien, je tiens cette idée pour erronée. Pourquoi ? Parce que Ricardo et Smith lient l’accumulation aux besoins et à l’usage. Or, pour un milliardaire, l’argent n’a rien – ou très peu – à voir avec la satisfaction des besoins, aussi luxueux qu’ils soient. Qu’un pharaon ne puisse voguer sur dix navires à la fois, habiter dix villas en une journée ou manger 50 kilos de caviar en un repas, reste finalement sans importance. L’usage n’a rien à y faire. L’argent produit de l’argent. L’argent est un moyen de domination et de pouvoir. La volonté de domination est inextinguible. Elle ne rencontre pas de limites objectives.
Richard Sennet est professeur à la London School of Economics. Lors d’une récente discussion à Vienne, il me dit : « Ce fantasme du trickle down effect ne pouvait naître que dans le cerveau d’économistes aux origines judéo-chrétiennes. Il est l’exacte reproduction de l’absurde chimère du paradis de la Bible. Crevez bonnes gens du tiers-monde et d’ailleurs ! Une vie meilleure vous est promise au paradis. L’ennui, c’est que personne ne vous dit quand ce fameux paradis se réalisera. En ce qui concerne le trickle down effect la réponse est claire : jamais. »
En attendant, la guerre mondiale contre les pauvres se poursuit.