IV

Les armes de la lutte

Noam Chomsky, qui aime les systématisations historiques, évoque les trois formes qu’a successivement connues le pouvoir totalitaire aux XXe et XXIe siècles : le bolchevisme, le nazisme et le TINA.

TINA est l’abréviation anglaise pour There is no alternative (« il n’y a pas d’alternative »). Le pouvoir du TINA est au fondement de l’empire des prédateurs. Pour Chomsky, l’énoncé fondateur du TINA est le suivant : « Il n’y a pas d’alternative au système émergeant du mercantilisme mis en place par les entreprises s’appuyant sur l’État et décliné à l’aide de différents mantra tels mondialisation et libre-échangeccxc. »

À l’opposé du TINA, il y a la revendication de l’impératif moral qui sommeille en chacun de nous. L’homme est le seul sujet de l’histoire. De son histoire propre comme de l’Histoire du monde.

Chomsky appelle « gigantesques personnes immortelles » les sociétés transcontinentales de la finance, de l’industrie, des services et du commerce qui, aujourd’hui, gouvernent la planète. Il les oppose aux « personnes en chair et en osccxci ».

Contrairement aux agents des autres systèmes d’oppression qui les ont précédés dans l’Histoire, les personnes immortelles ne mènent aucun combat d’idées. Elles n’affrontent pas des intellectuels dans des débats, des députés dans l’arène du Parlement, des éditorialistes et des polémistes en colère dans les colonnes des journaux. Silence. Discrétion absolue. Refus de répliquer. Travail dans l’ombre. Les « gigantesques personnes immortelles » ne se consacrent qu’à une seule activité : la recherche du profit maximal dans un minimum de temps. Elles ne cherchent pas à convaincre.

Pourquoi le feraient-elles d’ailleurs ? La maîtrise des marchés et des appareils médiatiques, indispensables à la conduite de l’opinion publique, est fermement entre leurs mains. Pourquoi se fatiguer à convaincre les récalcitrants ? Pourquoi expliquer sa propre praxis puisqu’elle va de soi et relève de la nature des choses ? À leurs yeux, le silence minéral dont elles s’entourent va de soi.

Pour les combattants de l’espoir, bien entendu, ce silence pose problème. Comment le briser ?

Un deuxième problème se pose. L’empire du capital mondialisé est quasiment invisible. Les fameuses personnes immortelles sont des sociétés anonymes. Or, le crime implique des criminels. On ne peut dénoncer que des personnes en chair et en os. Le code pénal comme la conscience morale ne connaissent que la responsabilité individuelle. Les assassins peuvent s’associer en bandes, en partis politiques, en organisations de toutes sortes, ils peuvent s’agréger en hordes SS, police spéciale serbe, en commandos terroristes ou en Interhamwe rwandais, il n’en reste pas moins que chacun d’entre eux possède un visage.

Mais les gigantesques personnes immortelles ? Aucun banc d’accusé d’aucun Tribunal international de La Haye ou de Nuremberg ne saurait les contenir.

Gilles Perrault résume le problème : « Le crime implique au demeurant des criminels. Pour le communisme, les fiches anthropométriques sont faciles à établir : deux barbus, un barbichu, un binoclard, un moustachu, un qui traverse le Yangzi Jiang à la nage, un amateur de cigares, etc. On peut haïr ces visages-là. Ils incarnent. S’agissant du capitalisme, il n’existe que des indices : Dow Jones, CAC 40, Nikkei, etc. Essayez, pour voir, de détester un indice. L’empire du Mal a toujours une aire géographique, des capitales. Il est repérable. Le capitalisme est partout et nulle part. À qui adresser les citations à comparaître devant un éventuel tribunal de Nurembergccxcii ? »

Pour briser l’invisibilité et le silence de l’adversaire – et si possible inverser le rapport de force –, les fronts de résistance développent une multitude de méthodes novatrices.

Une première méthode – qui s’est révélée fort efficace – est la suivante : dès que les maîtres du monde ou leurs mercenaires annoncent la tenue d’un de leurs sommets mondiaux (réunion du G-8, Conférence mondiale du commerce, assemblée annuelle du FMI, etc.), les combattants de l’espoir organisent dans la même ville et aux mêmes dates un forum alternatif. Profitant de la présence dans la ville des chaînes de télévision et de journalistes venus du monde entier, ils y exposent leurs revendications, leurs critiques, leurs propositions. Le forum alternatif se concentre généralement sur la thématique choisie par le sommet des maîtres. Ceux-ci débattent dans le secret, cachés dans des bunkers, protégés par des barbelés, des murs de béton et des régiments de policiers armés. Le forum alternatif, lui, sera toujours une fête publique, joyeuse où les discussions analytiques alternent avec des représentations théâtrales, des cortèges et des concerts de musique.

Ces forums alternatifs, ces débats et ces défilés organisés lors des sommets des seigneurs ou de leurs séides constituent une des armes principales de la nouvelle société civile. Ils lui confèrent sa visibilité. Au cours de ces manifestations, des orateurs parlent, expliquent, revendiquent. Les caméras de télévision, les radios sont présentes et diffusent leurs messages dans le monde entier.

Lors de chacune des grandes manifestations – à Seattle, Davos, Gênes, Genève, Göteborg, Nice, Barcelone, Séville –, une forêt de pancartes, de drapeaux, de photos agrandies, de banderoles dominent les cortèges. Chacun d’eux porte une information, une revendication. Elles aussi sont filmées, transportées par les télévisions, les radios, la presse écrite aux quatre coins de la terre.

Les grandes manifestations publiques modifient le rapport de force entre les seigneurs et les manifestants.

Par ailleurs, toute manifestation de masse contribue à créer un surmoi collectif spontané.

Le forum alternatif réalise enfin ce que beaucoup de mouvements, d’ONG, d’associations peinent à réaliser : la communauté générationnelle.

Les hommes et les femmes de la nouvelle société civile planétaire proviennent des fronts du refus les plus divers. Leurs lieux de lutte sont séparés par des milliers de kilomètres. Ils sont issus de mémoires collectives, d’héritages culturels différents. Ils parlent des langues diverses, rêvent à des victoires locales et affrontent les mercenaires aux multiples visages des mêmes seigneurs.

Internet les mobilise. Le forum alternatif les unit, pendant quelques jours, dans la liberté. Comparant les barrages, barbelés et contrôles électroniques érigés par la police new-yorkaise tout autour de l’hôtel Waldorf-Astoria où siégeait en janvier 2002 le Forum économique mondial, et la totale liberté de circulation régnant à la même date à Porto Alegre, la revue Neue Wege écrit : « À Porto Alegre, un sourire suffisait pour obtenir l’accès au Forum social mondialccxciii. »

Bien sûr, derrière chaque forum alternatif il y a un travail stratégique et tactique minutieux, une planification de plusieurs mois, parfois de plusieurs années. Car il faut à tout prix éviter les infiltrations, les débordements, les provocations.

Une organisation, appelée Action mondiale des peuples, dirigée, entre autres, par un homme exceptionnel, le Genevois Olivier de Marcellus, enseigne aux manifestants du monde entier comment exprimer pacifiquement leurs revendications, comment se prémunir contre les provocations, comment organiser le cortège le plus audible et le plus visible possible. D’autres groupes encore servent d’avant-gardes, de conseillers techniques, parfois de service d’ordre aux manifestants. Exemple : les Tute Blanche (les Tuniques Blanches), qui recrutent surtout dans les centres d’action sociale en Italie du Nord.

« Nos corps sont des armes » disent les Tuniques blanches. Le mouvement pratique la désobéissance civile non violente. Ses premières actions avaient été la prise et l’occupation de la prison pour demandeurs d’asile en voie d’expulsion à Milan, en janvier 2000. Les Tuniques blanches que revêtent les militants sont en fait des débardeurs blancs, faits d’un tissu spécial qui protège du feu, des balles en caoutchouc et de la pénétration des gaz lacrymogènes. L’équipement est complété par un casque de chantier, des gants, un rembourrage aux épaules et aux genoux (à l’image des hockeyeurs), et un masque à gaz.

Le porte-parole des Tuniques Blanches est un jeune ingénieur de 35 ans, Luca Casarini, natif de Padoue. Doué d’une vive intelligence tactique, il utilise en maître les technologies contemporaines de la communication. Le site web des Tuniques Blanches communique en huit langues différentes.

Du 29 novembre au 4 décembre 1999, sur la côte pacifique des États-Unis, à Seattle, s’est tenue la Conférence ministérielle de l’OMC. Son titre officiel : Conférence mondiale du commerce. 135 délégations gouvernementales y ont participé. Cette conférence a été perturbée par la mobilisation de syndicats et de nombreux mouvements populaires et d’organisations non gouvernementales d’origines totalement différentes. Intitulée « Millenium Round », elle aurait dû aboutir à l’ouverture d’un cycle de négociations portant sur la libéralisation complète des marchés. Or, elle a été un échec total. Les délégations se sont séparées sans rien décider. La société civile a contribué d’une façon essentielle à cet échec.

Depuis Seattle et jusqu’à ce jour, la morosité règne au 154, rue de Lausanne à Genève. Après Seattle, l’OMC n’a plus osé organiser de conférence dans un pays démocratique. La dernière en date (novembre 2001) a eu lieu à Doha, dans l’émirat de Qatar…

Depuis le premier Forum social mondial tenu à Porto Alegre, au Brésil, du 25 au 31 janvier 2001, la nouvelle société civile planétaire se structure et s’organise. À chaque fois que les maîtres ou leurs mercenaires se réunissent quelque part dans le monde, les femmes et les hommes de la nouvelle société civile sont présents. Leur mobilisation est désormais quasi permanente. Ils se recrutent dans les syndicats, les mouvements populaires, les Églises, les organisations internationales non gouvernementales, rarement dans les partis politiques.

À Davos, à Washington, à Montréal, à Prague, à Nice, à Gênes, partout où les seigneurs convergent – pour une conférence du World Economic Forum, du G-8, de l’OMC, du Conseil ministériel de l’Union européenne, du Conseil de la Banque mondiale ou du FMI –, une forêt de pancartes critiques se lève. Les flots mouvants des manifestants encerclent les lieux de réunion.

Cette méthode de la contre-manifestation a le don d’exaspérer les séides des maîtres. Écoutons Mike Moore : « Ces gens se cachent derrière des cagoules ! Et ils traitent l’OMC d’organisation opaque ! Je dénonce en particulier une mentalité hypocrite et impérialiste chez les activistes des pays industrialisés qui prétendent comprendre les aspirations et les besoins des pays du Sud. J’en ai marre de ceux-làccxciv. »

Encore Moore : « Je ne supporte pas que certains s’arrogent le droit de dire : "Nous venons pour empêcher les ministres de parler, pour les empêcher même de se rencontrer." Surtout quand il s’agit de ministres de pays démocratiques. Cela est inadmissible. Quelle est la légitimité de ces groupes ? Nous devons être très fermes avec euxccxcv. »

À quelque continent, peuple ou organisation qu’ils appartiennent, les combattants de l’espoir sont généralement des gens pacifiques. C’est contre leur volonté que, parfois, des groupuscules de casseurs (manipulés ou non par la police) se mêlent à leurs cortèges. En revanche, la violence répressive mise en œuvre par les forces militaires ou policières des États abritant les sommets ne cesse de s’accroître.

Prenons l’exemple de la réunion du G-8 à Gênes, en juillet 2001. Ce sommet a siégé du vendredi 20 au dimanche 22 juillet. Dans l’antique palais ducal, situé tout près des quais, les dirigeants des huit États les plus riches du monde étaient appelés à débattre de l’avenir des peuples. Sur les boulevards, plus de 200 000 hommes, femmes et adolescents, venus du monde entier, appartenant à plus de 800 mouvements populaires, syndicats, Églises, associations et ONG ont alors organisé des débats publics, du théâtre de rue, des concerts et des expositions de peinture en plein air. Toutes ces activités se développant sous le label « Genoa Social Forum », rassemblement autorisé par le gouvernement.

Un grand défilé devait parcourir les boulevards extérieurs le samedi après-midi 21 juillet. Le soleil était éclatant ce jour-là. À 17 h 30, sur la petite place Gaetano Alimonda, un carabinier abattit d’un tir de revolver dans la tête le jeune manifestant Carlo Giuliani, un étudiant en histoire de 20 ans de l’Université de Gênes. Il mourut dans la soirée.

La nuit même, sur ordre du ministre de l’Intérieur de Silvio Berlusconi, Carlo Scajola, les commandos de la police spéciale attaquèrent l’École Diaz, le siège du Genoa Social Forum et lieu d’hébergement de beaucoup de manifestants et de manifestantes. Les locaux furent dévastés, de nombreux manifestants arrêtés. La plupart d’entre eux furent sévèrement battus, insultés. Beaucoup furent amenés à la caserne des carabiniers de Bolzaneto.

Là, des prisonniers furent jetés à terre, piétinés par les carabiniers. D’autres, à genoux, devaient chanter cette chanson sous peine d’un redoublement de coups :

Une, due, tre

Viva Pinochet !

Quatro, cinque, sei

A morte gli Ebreï !

Sette, otto, nove

Il Negretto non comuoveccxcvi !

Les détenus français étaient nombreux, principalement des jeunes filles et des jeunes gens appartenant aux mouvements Attac, Greenpeace, Terre des Hommes, Action Contre la Faim, Amnesty International. Dans une cellule de Bolzaneto, un jeune homme fut fouetté, entravé par des menottes qui bloquaient sa circulation sanguine. Il a rapporté les paroles de son tortionnaire : « Tu es une merde française. Tu as frappé Gênes. Je veux que tu souffresccxcvii. »

D’autres jeunes gens appartenant au mouvement non violent des « Pinks » ont témoigné. Plusieurs filles du groupe, étudiantes à l’Université de Paris-Jussieu, avaient été matraquées une première fois sur les boulevards. Blessées, elles furent évacuées en ambulance vers l’hôpital Galiera. Là, elles furent interrogées par des policiers. Souffrant de douleurs intenses, l’une des jeunes filles demanda des médicaments. Le médecin répondit (à l’adresse de l’infirmière) : « Elle [la jeune fille] ne recevra pas de soins tant qu’elle ne verra pas double, ne vomira pas et ne se traînera pas sur le solccxcviii. »

Un garçon du même groupe raconte : « Ils ont relevé mon identité, confisqué mes effets personnels. Ils m’ont conduit dans un bâtiment contenant quatre cellules, où des jeunes étaient alignés contre les murs. Dans la dernière, une quinzaine de personnes, le front et les mains sur le mur à hauteur de tempe, les pieds reculés, en équilibre, avec interdiction de bouger. Je suis resté dans cette position pendant quatre ou cinq heures. Nous nous faisions frapper régulièrement sur les plaies, de façon à ne pas ajouter de traces à celles constatées à l’hôpital. Ils nous cognaient la tête contre le mur, je voyais mon sang dégouliner, j’ai demandé un avocat, je n’ai reçu que davantage de coupsccxcix. »

Les manifestants italiens ne furent pas mieux traités. En parlant de Bolzaneto, Dario Rossi, un avocat constitué par plusieurs familles plaignantes, dit : « C’était l’enfer… Certains d’entre eux [des détenus] seraient restés plus de huit heures debout, la tête contre le mur et insultés… J’ai lu plusieurs témoignages parlant de menaces de tortures et de violsccc. »

Sous couvert d’anonymat, un policier écœuré, ayant assisté aux sévices, confiera : « Je sens encore l’odeur des excréments des personnes arrêtées auxquelles on interdisait d’aller aux toilettesccci. »

Une deuxième méthode de combat à laquelle recourent volontiers les combattants de l’espoir est l’organisation de grandes marches. Il peut s’agir de traverser toute une ville ou tout un pays ou même plusieurs pays.

La marche des peuples est inscrite dans une belle et longue tradition. João-Pedro Stedile, du MST, le rappelle : « O povo em movimento e uma expresão colletiva de força… desde Moïse » (« Le peuple en marche est une expression collective de force… depuis Moïse »)cccii.

Plus près de nous, il y eut la marche sur Washington des antiracistes américains de 1963, The March on Washington for Jobs and Freedom. Cette marche est la référence pour les organisateurs des marches contemporaines. Voici son histoire.

Le 19 juin 1963, le président John F. Kennedy présentait au Congrès sa proposition visant à interdire toute forme de discrimination raciale à l’embauche dans les services publics de l’Union, des États et des municipalités. Au Congrès et dans certains secteurs de l’opinion, l’opposition à la proposition Kennedy fut vive. C’est pourquoi le 28 août, les six principales organisations antiracistes du pays organisèrent une marche publique de soutien à la loi Kennedy. Elle contribua à infléchir l’histoire des États-Unis.

Plus de 500 000 personnes de tous âges, de toutes origines, de toutes les classes marchèrent du Washington Monument au Lincoln Mémorial. À la cérémonie finale, Martin Luther King prit la parole : « I have a dream…»

Son discours fit le tour du mondeccciii.

John F. Kennedy fut assassiné en novembre 1963. Le Civil Rights Act fut adopté par la Chambre des représentants et le Sénat le 2 juillet 1964.

Quant à Martin Luther King, il fut abattu par un tireur d’élite sur le balcon d’un motel, à Memphis, Tennessee, en 1968. La majorité des analystes pensent qu’il s’agit d’un acte de vengeance tardive.

Plusieurs marches récentes ont eu, elles aussi, des conséquences politiques et sociales considérables. En voici des exemples.

L’idée d’une marche mondiale des femmes avait été avancée en 1995 par la Fédération des femmes du Québec. Plusieurs marches régionales la précédèrent. En 2000, enfin, se déroula la Marche mondiale des femmes contre les violences et la pauvreté. Elle convergea vers le quartier général des Nations unies à New York le 17 octobre, Journée internationale de la lutte contre la misère. Au même moment, dans le monde entier, des dizaines de milliers d’autres femmes exprimèrent leurs revendications à travers une multitude de marches de soutien.

Il faut également mentionner ici les grandes marches contre le chômage et les exclusions organisées par des associations de chômeurs et des syndicats durant la deuxième moitié des années quatre-vingt-dix. Partis de Tanger, de Bosnie, de Laponie et d’Irlande, les dizaines de milliers de marcheurs d’une première marche aboutirent à Amsterdam en 1997, où siégeaient alors les ministres de l’Union européenne. Une deuxième marche, tout aussi impressionnante, arriva à Cologne en juin 1999, date de la réunion en cette ville du G-8.

Le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) du Brésil utilise, lui aussi, les marches comme arme privilégiée pour former ses militants, informer l’opinion publique, et lutter contre ses adversaires. Sa première grande initiative nationale remonte à 1997. Cette année-là, plus de 200 000 personnes, parties deux mois auparavant de différentes cités de l’immense Brésil, se retrouvèrent le 17 avril sur la vaste esplanade de Brasilia. Leurs revendications : « Marcha national – Por reforma agraria, emprego e justiça » (« Marche nationale pour la réforme agraire, l’emploi et la justice »).

Certaines des marches populaires précédentes du MST avaient fini tragiquement. Ainsi à Eldorado dos Carajas. En septembre 1995, plus de 2 000 familles sans terre, dont certaines erraient depuis des années sur les routes du Nord, vivant des quelques reales gagnés sur l’une ou l’autre des immenses fazendas de la région, créèrent un acampamento le long de la route nationale PA-225, sur le territoire de la municipalité de Curionopolis, dans l’État du Pará. Un camps de bâches de plastique noir, de cahutes fragiles, de fosses septiques, de petits jardins potagers s’étala bientôt des deux côtés de la route. Ces gueux visaient la Fazenda Macaxeira, un latifundium de 42 400 hectares, avec prairies et bois dont l’essentiel était depuis des dizaines d’années laissé à l’abandon. Conseillés par les avocats du MST de la région amazonienne, les miséreux demandèrent bientôt – comme les y autorisait la loi – l’expropriation des terres non cultivées et l’attribution des titres de propriété aux familles sans terre.

Les négociations avec l’INCRA (Institut national de la colonisation et de la réforme agraire, l’instance compétente du gouvernement fédéral) traînèrent en longueur. En février 1996, à bout de patience, mais aussi de vivres, d’eau et de bois de cuisson, ces hommes et ces femmes décidèrent de quitter leur campement et d’envahir la Fazenda Macaxeira.

Deux fois et demie plus grand que la France, l’État du Pará s’étend dans la partie méridionale du bassin amazonien. Pour les deux tiers, il est couvert d’une forêt dense. L’exploitation des bois précieux, l’élevage extensif, le cacao, le caoutchouc et l’or sont ses richesses.

L’esclavage a été aboli au Brésil en 1888. Il se pratique pourtant couramment dans l’État du Pará (mais aussi au Maranhão, au Piauí, etc.). Des recruteurs guettent les familles faméliques de migrants le long des routes, dans les gargotes des hameaux, dans les petits ports du fleuve et de ses affluents. Analphabètes à 90 %, les pères de famille sont prêts à signer n’importe quoi. Surtout s’ils reçoivent sur l’heure une petite « avance sur salaire »…

Une fois installés dans les cabanes, à l’intérieur de la clôture de la propriété, des gardes armés les empêchent de s’en aller. Quiconque réclame un salaire risque la torture, plus fréquemment la « disparition ». L’argument du propriétaire : avant de recouvrir sa liberté, le caboclo et sa famille doivent payer leur dette contractée pour survivre auprès de lui, à qui tout appartient (eau, gaz, outils, magasins d’alimentation, pharmacie, etc.). Ce qui évidemment est impossibleccciv.

Au palais du gouverneur à Belém, la capitale du Pará, l’invasion de la ferme Macaxeira provoqua la panique. Grâce aux militants du MST, l’invasion avait bénéficié d’une large publicité dans tout l’État. D’autres pauvres risquaient d’imiter les familles faméliques de Macaxeira.

Le gouverneur Almir Gabriel réunit son état-major et les principaux propriétaires de l’État. Habilement conseillé par des « experts en communication » venus de São Paulo, le gouverneur prit l’offensive médiatique. Sur les ondes de la radio, il promit aux occupants de transformer leur campement en assentamento, en coopérative, en bref : de leur accorder les titres de propriété sur la terre occupée. En même temps, les autorités du Pará annoncèrent aux familles l’envoi de camions chargés de vivres. Promesses évidemment mensongères.

Les semaines passèrent. Dans le campement, la faim fit les premières victimes. Des enfants moururent. Les gueux décidèrent alors de se mettre en marche. Avec leurs femmes et leurs enfants survivants, ils projetèrent d’atteindre la capitale Belém, distante de 800 kilomètres, afin de rappeler ses promesses au gouverneur. Sur les pistes poussiéreuses, plombées par le soleil, ils se mirent en route. À pied. Chargés de leurs hardes et munis du reste de leur pain et de quelques gourdes d’eau de la rivière.

Le 16 avril au soir, ils dormirent à la lisière d’un petit bourg amazonien, portant le beau nom trompeur d’Eldorado de Carajas. Ils reprirent la route le lendemain matin à l’aube. Mais la route cette fois était coupée.

L’embuscade était dressée par 155 policiers militaires munis de fusils d’assaut, de poignards et de mitraillettescccv. Il était 11 heures du matin. Les tueurs envoyés par les autorités ouvrirent le feu presque immédiatement. Ils abattirent 19 travailleurs et blessèrent, la plupart gravement, 69 personnes, dont une majorité d’enfants et de femmes. 13 personnes furent exécutées d’une balle dans la tête après leur capture. 7 personnes disparurent. Fuyant la mitraille, les survivants se dispersèrent dans les plantations alentour.

Malgré leur dénouement parfois tragique, les marches restent pour les combattants de l’espoir du monde entier et de tous les fronts de résistance, une méthode de lutte privilégiée. Surtout lorsqu’elle dure plusieurs jours. La marche soude les marcheurs, favorise la circulation des informations, permet d’échanger les expériences accumulées par chacun. Des amitiés, des solidarités se nouent.

Dans le vaste arsenal des méthodes nouvelles (ou réactualisées) auxquelles recourent les combattants de l’espoir pour briser le silence des maîtres et rendre manifeste leur pratique, citons-en une dernière : celle de la réappropriation de l’espace public, utilisée par certains mouvements anglo-saxons.

Dans l’aire culturelle anglo-saxonne, trois revendications dominent : les droits civils et politiques, le droit au travail et le droit à l’espace public. Beaucoup plus que dans les pays latins, l’espace public fait problème dans ces payscccvi.

En Angleterre, un mouvement d’une vitalité et d’une force de création magnifiques, Reclaim the Streets, organise périodiquement des actions spectaculaires qui, pour quelques dizaines d’heures, modifient de fond en comble le rapport de force entre les autorités et les usagers.

La nuit précédant l’action, des équipes de spécialistes des travaux publics appartenant à Reclaim the Streets se rendent en un lieu donné avec leurs marteaux-piqueurs, leurs barrières métalliques, leurs cadenas et autres outils. Ils coupent par exemple telle avenue ou tel boulevard sur un ou deux kilomètres en y creusant un fossé transversal en amont et un autre fossé en aval. Lorsque le jour se lève, les familles voisines envahissent le tronçon de route libéré. Ils y installent des tréteaux de théâtre, des kiosques à musique, des tentes pour dormir, des gargotes, des places de jeux, des podiums de débats. Aucune voiture, bien sûr, n’est admise. Seuls les bicyclettes, les chars à fleurs, les poussettes circulent. Tous les panneaux de publicité sont abattus.

En plein Londres, dans le silence et l’air pur soudainement rétablis, se déroulent alors de gargantuesques fêtes champêtres. La police, généralement, éprouve bien de la peine à « reprendre » la route. Ses négociations avec Reclaim the Streets peuvent durer des jours.

Une conviction habite cette organisation : l’espace public – les rues, les places, les parcs d’une ville – appartient à la population. Or, les prédateurs du capital financier détournent sans cesse l’espace public de son usage premier : par des panneaux publicitaires agressifs, le bruit, la puanteur, la pollution induite par la circulation des automobiles, des motos et des taxis. Il s’agit donc de reprendre à l’adversaire les espaces qu’il a volés au peuple.

Vivre une de ces fêtes organisées et planifiées avec précision par Reclaim the Streets est pour tout visiteur de Londres un événement inoubliable.