II
L’Empire
Août 1991 est une date charnière. Ce mois-là, l’URSS implosa.
Jusqu’à cette date, sur la terre, un homme sur trois vivait sous un régime dit « communiste ». Les deux impérialismes s’affrontaient dans ce qu’on appelait la « guerre froide ». Comment expliquer la chute inattendue et brutale de l’URSS et de ses satellites ? Les raisons en sont nombreuses. Les principales sont d’ordre économique. Le caractère totalitaire de l’appareil politique et la corruption tuant toute initiative privée, la productivité de l’économie soviétique ne cessait de se détériorer. De plus, dès le début des années quatre-vingt, l’administration de Ronald Reagan entraîna l’Union soviétique dans une course extrêmement coûteuse aux armements, portant essentiellement sur la construction de boucliers antimissiles dans la stratosphère. L’URSS n’y résista pas.
La fin de la bipolarité du monde fit se lever un immense espoir. Des millions d’hommes et de femmes à travers la planète crurent sincèrement que la liberté triomphait, que l’aube d’un monde civilisé, démocratique, ordonné selon le droit et la raison, s’annonçait. Avec un demi-siècle de retard.
Le monstre fasciste avait été vaincu en Extrême-Orient et en Europe au printemps et en été 1945. Les nations victorieuses avaient, ensemble, proclamé la Charte des Nations unies et adopté, trois ans plus tard, la Déclaration universelle des droits de l’homme. Écoutons :
« Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.
[…]
Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personnexxvi. »
Les droits de l’homme, les droits à l’autodétermination et à la démocratie, tels qu’ils sont formulés dans la Déclaration universelle de 1948 – et dans quinze pactes successifs qui les précisent et les concrétisent –, constituent une conquête majeure de la civilisation. Ils définissent l’horizon des peuples : une société planétaire plus digne, plus juste, plus libre.
Boutros Boutros-Ghali, secrétaire général des Nations unies jusqu’en 1995, écrit : « En tant qu’instruments de référence, les droits de l’homme constituent le langage commun de l’humanité grâce auquel tous les peuples peuvent, dans le même temps, comprendre les autres et écrire leur propre histoire. Les droits de l’homme sont, par définition, la norme ultime de toute politique […]. Ils sont par essence des droits en mouvement. Je veux dire par là qu’ils ont à la fois pour objet d’exprimer des commandements immuables et d’énoncer un moment de la conscience historique. Ils sont donc, tous ensemble, absolus et situésxxvii. »
Encore Boutros-Ghali : « Les droits de l’homme ne sont pas le plus petit dénominateur commun de toutes les nations, mais, au contraire, ce que je voudrais appeler l’irréductible humain, la quintessence des valeurs par lesquelles nous affirmons, ensemble, que nous sommes une seule communauté humainexxviii. »
Paraphrasant Friedrich Wilhelm Hegel, j’ajoute que les droits de l’homme – les droits civils et politiques, comme les droits économiques, sociaux et culturels – constituent l’Absolu en relation, l’Universel concret. Ils sont bien à présent l’horizon de notre histoire.
Quant à l’égalité entre les États et les peuples, Régis Debray livre ce commentaire : « La souveraineté des États, c’est une façon de mettre un trait d’égalité entre des pays inégaux. Le Burundi a la même souveraineté que les États-Unis. C’est loufoque ? Oui, c’est loufoque. C’est contre nature ? Oui, c’est contre nature. C’est ce qu’on appelle la civilisationxxix. »
Pendant cinquante ans, la réalisation, même partielle, timide, hésitante, des principes contenus dans la Charte des Nations unies et dans la Déclaration universelle des droits de l’homme a été rendue impossible par la désunion entre les nations, par l’hostilité mortelle entre les deux superpuissances. L’URSS et ses alliés prétendaient réaliser les droits de l’homme à travers le communisme et la dictature du prolétariat, les Américains et leurs alliés à travers le capitalisme et la démocratie. En fait, la guerre froide a figé pendant plus d’un demi-siècle tout projet collectif de l’humanité.
L’espoir né en 1991 a donc été immense. Or, les oligarchies du capital financier désormais triomphantes ont pris à cette époque une décision aux conséquences encore incalculables aujourd’hui : pour organiser la nouvelle société mondiale, elles ont refusé de s’en remettre aux organisations multilatérales existantes, telles que l’ONU, à ses vingt-deux organisations spécialisées ou aux organisations intergouvernementales plus anciennes (Cour d’arbitrage de La Haye, Union interparlementaire, etc.).
En lieu et place de l’organisation multilatérale de la sécurité collective, les seigneurs du capital ont misé sur la force de frappe militaire de la superpuissance américaine. Contre l’arbitrage international des conflits entre les nations, ils ont choisi le diktat de l’empire américain. Et loin de confier la production et la distribution des biens de la planète à une économie normative qui tiendrait compte des besoins élémentaires des habitants, ils s’en sont remis à la « main invisible » du marché mondial intégré, qu’ils contrôlent parfaitement. En quelques mois, ils ont ainsi ruiné les espérances enracinées au fondement de la conscience collective depuis la paix de Westphalie en 1648 : celle d’un contrat social universel entre États et peuples de tailles différentes, mais égaux en droits ; celle de la règle de droit se substituant à la violence du plus fort ; celle, enfin, de l’arbitrage international et de la sécurité collective conjurant la guerre.
En choisissant l’empire américain contre la démocratie planétaire, les maîtres du monde ont fait reculer l’humanité de plusieurs siècles.
Entre toutes les oligarchies singulières qui constituent, ensemble, le cartel des maîtres du monde, l’oligarchie nord-américaine est de loin la plus puissante, la plus créative, la plus vivante. Bien avant 1991, elle s’était déjà soumis l’État, le transformant en auxiliaire précieux et efficace de la réalisation de ses intérêts privés.
Considérer les États-Unis comme un simple État « national » n’a aucun sens. Les États-Unis sont bien un empire, dont les forces armées – terrestres, navales, aériennes et spatiales –, les systèmes d’écoute internationaux, les gigantesques appareils d’espionnage et de renseignements garantissent l’expansion constante de l’ordre oligarchique de la planète. Sans cet empire et sa force de frappe militaire et policière, le cartel des maîtres universels ne pourrait pas survivre.
La puissance militaire naguère construite pour affronter l’Union soviétique sert à présent à mettre en œuvre et à protéger l’ordre du capital financier mondialisé. Cet appareil impérialiste colossal se développe d’une façon quasiment autonome. Il a ses propres lois, sa dynamique singulière. Hérité de la guerre froide, revitalisé, il ajoute sa violence propre à la violence du capital.
Il y a 2 000 ans déjà, Marc Aurèle lançait cet avertissement : Imperium superat regnum (l’empire est supérieur au royaume, c’est-à-dire à tous les autres pouvoirs). La leçon fut administrée par les empereurs romains à de nombreux peuples d’Occident et d’Orient. Les oligarchies capitalistes contemporaines procèdent de la même manière. Leur empire prime sur toutes les autres puissances. L’ordre impérialiste détruit nécessairement les États nationaux et toute autre souveraineté qui lui résisteraitxxx.
L’arrogance de l’empire américain est sans limite. Écoutons sa proclamation : « Nous sommes au centre et nous entendons y rester […]. Les États-Unis doivent diriger le monde en portant le flambeau moral, politique et militaire du droit et de la force, et servir d’exemple à tous les autres peuplesxxxi. »
Qui dit cela ? Un obscur fanatique d’une de ces innombrables sectes xénophobes et racistes qui pullulent aux États-Unis ? Un membre proto-fasciste de la John Birch Society ou du Ku Klux Klan ? Vous n’y êtes pas ! L’auteur s’appelle Jesse Helms. De 1995 à 2001, il a présidé la commission des Affaires étrangères du Sénat américain. À ce titre, il a été un acteur essentiel de la politique étrangère de Washington.
L’éditorialiste Charles Krauthammer lui fait écho : « L’Amérique enjambe le monde comme un colosse […]. Depuis que Rome a détruit Carthage, aucune autre grande puissance n’a atteint les sommets où nous sommes parvenusxxxii. »
Ancien conseiller spécial de la secrétaire d’État Madeleine Albright sous l’administration Clinton, Thomas Friedman est plus explicite encore : « Pour que la mondialisation fonctionne, l’Amérique ne doit pas craindre d’agir comme la superpuissance invincible qu’elle est en réalité […]. La main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans un poing visible. McDonald’s ne peut s’étendre sans McDonnel Douglas, le fabriquant du F-15. Et le poing invisible qui assure la sécurité mondiale de la technologie de la Silicon Valley s’appelle l’armée, l’aviation, la force navale et le corps des marines des États-Unisxxxiii. »
Le dogme ultra-libéral prôné par les dirigeants de Washington et de Wall Street est inspiré par un formidable égoïsme, un refus presque total de toute idée de solidarité internationale et une volonté absolue d’imposer leurs propres vues aux peuples de la planète.
Les États-Unis ont ainsi choqué le monde en refusant de ratifier la convention internationale interdisant la production, la diffusion et la vente de mines antipersonnel.
Ils se sont également opposés au principe même d’une justice internationale. Pas de signature américaine sous la Convention de Rome de 1998 prévoyant la sanction judiciaire des génocides, crimes contre l’humanité et crimes de guerre ! La Cour pénale internationale ? Les États-Unis sont contre !
La Cour pénale internationale est un tribunal permanent doté d’une compétence globale pour juger les individus inculpés de violation massive des droits de l’homme. À la différence de la Cour internationale de justice, dont la juridiction est réservée aux États, elle aura la capacité d’inculper des individus. Et à la différence des tribunaux internationaux ad hoc du Rwanda ou de l’ex-Yougoslavie, sa compétence ne sera limitée ni géographiquement ni temporellement. Ainsi, pour la première fois dans l’histoire, tout responsable politique ou militaire est susceptible de se voir demander des comptes sur la violation des règles de droit.
Le refus américain de signer la Convention de 1998 a deux motifs distincts. Le premier : l’empire considère que ses généraux, soldats et agents secrets sont au-dessus de toute loi internationale. Ils sont conduits par les circonstances à intervenir un peu partout sur la planète. Mais ils n’ont de comptes à rendre qu’aux instances américaines qui les contrôlent. La raison de l’empire prime ainsi sur le droit international. Le deuxième : dans le vaste monde, l’empire seul a le droit de décider qui doit être puni et qui mérite la clémence. L’empire seul doit avoir le droit de bombarder, d’ordonner un blocus économique, bref, de frapper, tuer, ou promouvoir qui bon lui semble.
Une autre caractéristique de la politique extérieure de l’empire est celle du double langage.
En Palestine, le gouvernement Sharon pratique l’assassinat sélectif de dirigeants politiques arabes, la destruction massive de vergers, de puits et de maisons d’habitation, les arrestations arbitraires et les « disparitions », la torture systématique des détenus. Périodiquement, ce gouvernement fait attaquer et occuper par son armée des villes et des villages palestiniens situés dans les zones autonomes, pourtant protégées par les accords d’Oslo. Sous les maisons et les masures bombardées par les hélicoptères Apache ou écrasées par les canons des chars, des femmes, des hommes et des enfants blessés agonisent parfois pendant des jours. Or, la répression aveugle de Sharon – qui n’a rien à voir avec les principes d’humanité et de tolérance des fondateurs de l’État d’Israël – bénéficie du consentement muet de Washington.
D’un autre côté, pour obtenir le vote de la résolution condamnant les crimes des ayatollahs de Téhéran à la cinquante-septième session de la Commission des droits de l’homme en avril 2001, les États-Unis se sont mobilisés. Et ils ont eu évidemment raison. Leur consentement aux crimes de Sharon ôte néanmoins toute crédibilité à leur condamnation de ceux commis par les ayatollahs.
En janvier 2000, le président russe Vladimir Poutine installait sur tout le territoire de la Tchétchénie, soumise à des bombardements indiscriminés, ses terrifiantes « fosses aux ours ». Un large trou creusé dans la terre, profond d’environ cinq mètres, dans lequel étaient précipités des otages civils, des personnes arrêtées au hasard, hommes, femmes et enfants confondus. Les prisonniers devaient se tenir debout, sous la neige et la pluie. Des OMO masqués, ces gardes spéciaux relevant du ministère de l’Intérieur, leur jetaient à intervalles réguliers un peu de nourriture, une gourde d’eau. Tout à côté des fosses étaient installés des camps dits de « filtrage ». Là, les tueurs de Poutine battaient à mort les suspects, torturaient à l’électricité des gens arrêtés aux barrages et mutilaient au couteau les récalcitrants. Poutine refusa à cette époque l’accès de la République martyre à tous les organismes de l’ONU, au Comité international de la Croix-Rouge et à toutes les organisations non gouvernementales. C’est pourtant ce moment-là que choisirent les maîtres de Washington et de Wall Street pour annuler le tiers de la dette extérieure russe.
Deux autres décisions témoignent de la formidable arrogance de l’empire américain. La première est ce refus catégorique qu’il oppose à la libéralisation des prix pharmaceutiques ou, plus concrètement, son refus d’accorder aux pays pauvres le libre accès aux médicaments contre le sida. La deuxième concerne son opposition à la reconnaissance, parmi les droits de l’homme, des droits économiques, sociaux et culturels.
La Conférence de Vienne sur les droits de l’homme de 1993 a clairement réévalué, par déclaration unanime des États (à l’exception des États-Unis), le concept de droits économiques, sociaux et culturels. Un homme qui a faim ne se soucie pas de ses droits démocratiques. On ne saurait manger son bulletin de vote. Pour un analphabète, la liberté de presse n’a aucun sens. C’est pourquoi il existe, entre les droits civils et politiques et les droits économiques, sociaux et culturels – comme le dit la Déclaration de Vienne de 1993 –, des rapports de « non-sélectivité », d’« interdépendance » et de « réversibilité ».
Dans le même esprit, à la Commission des droits de l’homme des Nations unies, les États-Unis votent avec constance contre toutes les mesures destinées à concrétiser les droits économiques, sociaux et culturels, notamment contre le droit à l’alimentation, contre le droit à l’habitat, contre le droit à l’éducation, contre le droit à la santé, contre le droit à l’eau potable et, bien entendu, contre le droit au développement.
Leurs arguments témoignent d’un égoïsme à toute épreuve : il ne saurait, disent-ils, exister de « biens publics ». Le marché seul décide de l’attribution, du prix, des aliments, des logements, de la formation scolaire, des médicaments, etc. Plus de 2 milliards d’êtres humains vivent dans la misère extrême ? Seule la croissance économique – elle-même induite par la libéralisation maximale du commerce et des marchés – pourra résorber cette calamité. En attendant, que les pauvres se débrouillent…
Depuis son élection à la présidence des États-Unis en novembre 2000, et son entrée en fonction en janvier 2001, George W. Bush montre une ardeur et un dévouement admirables dans la défense, en toutes circonstances, des intérêts planétaires des oligarques qui l’ont fait élire.
L’après-midi du vendredi 9 novembre 2001, je présentais devant l’Assemblée générale des Nations unies à New York mon premier rapport en tant que rapporteur spécial des Nations unies sur le droit à l’alimentation. La veille, j’avais été convié par l’editorial board du New York Times à une réunion informelle. L’échange de vues avait eu lieu au cinquième étage du vénérable immeuble du numéro 229 West de la 43e Rue.
Autour de la table, il y avait quelques-uns des commentateurs les plus perspicaces et les plus influents de la politique américaine. Il y avait là aussi Roger Normand, directeur du Center for Economic and Social Rights. Après mon exposé et la discussion qui s’ensuivit, je saisis à mon tour l’occasion de poser quelques questions. Et notamment celle-ci : « Comment faut-il comprendre l’administration Bush ? » Sans hésiter une seconde, Normand me répondit : « It’s oil and the military » (« C’est le pouvoir du pétrole et celui des industries d’armement »). Tout le monde autour de la grande table en bois approuva.
Les principaux dirigeants et les éminences grises de l’administration Bush, multimilliardaires pour la plupart, sont directement issus des milieux pétroliers texans. Nombre d’entre eux ont conservé des relations étroites avec leurs anciens patrons des grandes sociétés transcontinentales pétrolières de forage, de transport et de production. La guerre qu’ils mènent en Afghanistan, leurs alliances dans le monde arabe, leur politique moyen-orientale s’expliquent presque exclusivement par ces liens.
L’actuel président George W. Bush, son frère Jeff, gouverneur de Floride, et leur père ont tous trois accumulé leur colossale fortune grâce aux sociétés pétrolières. Le vice-président Dick Cheney, le ministre de la Défense Donald Rumsfeld, ainsi que la responsable du Conseil national de sécurité, Condoleezza Rice, sont tous d’anciens directeurs généraux de sociétés pétrolières texanes. Le 31 décembre 2001, le président Bush nomma un Chargé de mission spécial pour l’Afghanistan, Zalmay Khalizad. Celui-ci porte le titre d’ambassadeur et est le musulman de rang le plus élevé de toute l’administration. Khalizad est un ancien employé de la société pétrolière Unocal. Mais la discrétion est aujourd’hui de règle : ainsi, lorsque la société pétrolière Chevron voulut baptiser l’un de ses nouveaux tankers géants du nom de Condoleezza Rice, son ancienne directrice, la Maison Blanche opposa son vetoxxxiv.
La politique du président George W. Bush, dont toutes les campagnes électorales ont été jusqu’ici massivement financées par les milliardaires du pétrole américains et étrangers, incarne d’une façon presque parfaite la privatisation de l’État par des intérêts sectorielsxxxv.
Depuis son installation à la Maison Blanche, il faut également remarquer que la politique de l’empire est marquée par une formidable hypocrisie. Ainsi, par exemple, pendant des années, les États industriels réunis dans l’OCDExxxvi ont travaillé à l’élaboration d’une convention permettant le contrôle, puis la suppression graduelle, des paradis fiscaux. Ces paradis, aussi appelés centres offshore, servent essentiellement à l’évasion fiscale et au lavage de capitaux d’origine criminellexxxvii. Ils permettent aussi aux maîtres du monde d’y installer leurs holdings financières, dans l’opacité la plus totale et à l’abri de tout contrôle étatique. Or, en 2001, l’administration Bush refusa de signer la convention, rendant pratiquement caduque la lutte contre les paradis fiscaux.
Il en va également ainsi de la Convention sur l’interdiction des armes biologiques (CIAB). Cet accord international, signé et ratifié par 143 pays à ce jour, engage les États signataires à ne pas mettre au point, à ne pas fabriquer et à ne pas stocker d’armes bactériologiques (biologiques) ou à toxines, et à détruire les stocks existants. Mais la CIAB, entrée en vigueur en 1975, ne prévoit pas, à l’inverse de la Convention sur l’interdiction des armes chimiques (CIAC), de moyens de vérification. C’est pourquoi une conférence internationale s’est tenue le 19 novembre et le 8 décembre 2001 au Palais des nations à Genève, afin d’élaborer un Protocole additionnel à la Convention, prévoyant l’instauration d’un régime d’inspection – sur le territoire des 143 États signataires – des installations susceptibles de produire des armes biologiques. Eh bien, rejetant toute idée de contrôle, les États-Unis ont refusé de signer le Protocole et ont fait échouer la conférence.
Une enquête du New York Times a révélé il y a peu que la CIA et le Pentagone avaient repris des recherches en vue de développer de nouvelles armes bactériologiquesxxxviii.
Et, comme s’il ne suffisait pas que l’administration américaine viole la Convention sur l’interdiction des armes biologiques qu’elle a elle-même signée et refuse le Protocole additionnel visant à instaurer le contrôle de son application, elle se fait encore le champion international de la lutte contre le développement, la fabrication et la diffusion d’armes biologiques, accusant un grand nombre d’autres États de la violer. Le journal Le Monde résume la situation : « Selon Washington, les recherches américaines ne portent que sur les moyens de se défendre des armes biologiques, ce qui est autorisé par la Convention. À Genève, la délégation américaine a refusé de répondre aux questions des journalistes sur ce sujet. Mais la grande majorité des experts, y compris aux États-Unis, estiment que ces recherches enfreignent la Convention. « Quand on est le pays le plus puissant du monde, analyse un diplomate européen, on a des devoirs : dont celui de ne pas mener des recherches secrètes à la limite de ce que permet le traité. Comment ensuite pourrait-on empêcher l’Iran, par exemple, de faire la même chose ? » Le refus d’un régime d’inspection et la poursuite de recherches sur les armes facilitent en effet le travail en ce sens que pourraient poursuivre les États « voyous », mais aussi la Russie et la Chine. L’attitude américaine surprend d’autant plus que les États dont Washington dénonce publiquement l’effort supposé de recherche d’armes biologiques – Irak, Corée du Nord, Iran, Syrie et Soudan, nommément désignés par le chef de la délégation américaine, John Bolton, dans son discours du 19 novembre – sont à un niveau technologique faiblexxxix. »
Autre illustration de l’arrogance américaine : à peine arrivé au pouvoir en janvier 2001, le président George W. Bush a annulé unilatéralement le Protocole de Kyoto. Celui-ci prévoit la réduction graduelle et le contrôle international des émissions de CO2 dans l’atmosphère. On sait que l’air pollué est, chaque année, à l’origine de cancers, de maladies pulmonaires, etc., qui frappent des millions de personnes. 24 % des gaz polluants sont émis à partir du territoire des États-Unis. Une réduction impérative, contrôlée par une instance internationale, induit évidemment des frais pour les sociétés transnationales de l’automobile et de l’industrie pétrolière. D’où la décision de Bush.
Le Protocole de Kyoto a été adopté au Japon le 11 décembre 1997. Jusqu’au 31 décembre 2001, 84 États l’ont signé et 46 l’ont ratifié. Malgré le nombre élevé de signataires – parmi lesquels les principaux États européens –, le retrait unilatéral américain met en péril la lutte contre l’empoisonnement de l’air par les gaz émis par les industries et les automobiles.
Et qui a oublié qu’en décembre 2001, George W. Bush a unilatéralement annulé le traité de contrôle et de limitation des missiles balistiques intercontinentaux (traité ABM) conclu entre les États-Unis et l’URSS le 26 mai 1972 ? En fidèle serviteur du complexe militaro-industriel américain, il ne tolérait pas les limitations imposées par le traité. Il est vrai que le traité ABM limitait fortement la possibilité de construction d’armements sophistiqués. Il prévoyait que chacun des pays signataires ne pouvait déployer : 1) pas plus de cent missiles intercepteurs, pas plus de cent lanceurs et pas plus de six complexes de radars ayant pour but de protéger sa capitale ; 2) pas plus de cent missiles intercepteurs, pas plus de cent lanceurs et pas plus d’une vingtaine de radars, avec pour objectif de protéger une zone d’implantation de missiles offensifs jugés stratégiques (les missiles intercontinentaux sol-sol) par pays. Or, toutes ces limitations sont insupportables pour les fabricants d’armement américains.
Le matin du 11 septembre 2001, deux avions de ligne américains, pilotés par des terroristes et remplis de passagers et de centaines de tonnes de kérosène, se sont écrasés en moins d’une heure d’intervalle, contre les deux tours du World Trade Center à New York. L’incendie et l’effondrement des tours ont coûté la vie à près de 3 000 personnes issues de 62 nationalités différentes. Au cours de la même matinée, un troisième avion-suicide s’est écrasé sur la partie orientale du Pentagone à Washington, faisant plus d’une centaine de morts. Un quatrième avion détourné s’est abîmé dans un champ de Pennsylvanie, tuant terroristes et passagers.
Ces crimes horribles contre une population innocente doivent être condamnés avec la plus grande énergie. Ils ne sauraient trouver ni excuses ni circonstances atténuantes.
Des fondamentalistes musulmans, des fanatiques du djihad contre les Infidèles sont tenus pour responsables de ces massacres. Or, chacun sait bien que le fanatisme religieux, l’intégrisme quel qu’il soit – chrétien, juif, islamique, hindou, etc. – se nourrissent de l’exclusion et de la misère. La lutte contre le terrorisme est donc nécessairement aussi une lutte contre l’extrême pauvreté, le déni de justice, la faim. Quelle est la réponse du président George W. Bush ? Contre le terrorisme, fruit de la misère, il appelle à la guerre, à la restriction des libertés publiques, mais aussi à l’intensification de la privatisation, à l’extension de la libéralisation des marchés, à une réduction encore plus drastique des politiques de redistribution des richesses par les instances publiques.
Le 9 novembre 2001, à Doha, capitale de l’émirat du Qatar, s’est ouverte, devant 2 500 délégués représentant 142 États, la Conférence mondiale du commerce. Dix jours auparavant, le président Georges W. Bush avait tenté de persuader le Congrès américain de voter la loi dite de la Trade Promotion Authorityxl. Son argument-choc était le suivant : « Les terroristes ont attaqué le World Trade Center. Nous les vaincrons en élargissant et en encourageant le commerce mondialxli. » Robert Zoellick, représentant de Bush à l’OMC (Organisation mondiale du commerce), appuya son président : « Le libre-échange n’est pas simplement une question d’efficacité économique. Il promeut également les valeurs de la libertéxlii. »
Depuis le déclenchement de la « guerre antiterroriste mondiale », les déclarations de Bush rappellent de bien sinistres souvenirs : soit vous êtes avec nous et donc partisans de la privatisation du monde, soit vous êtes contre nous et nous vous bombarderons.
L’empire américain choisit donc l’affirmation de la suprématie militaire en guise de diplomatie. Conclusion : les dépenses militaires, et donc les profits des sociétés multinationales d’armements explosent. En 2002, les États-Unis, eux, ont dépensé plus de 40 % du montant global des dépenses militaires effectuées dans le monde par l’ensemble des États. En 2003, le budget ordinaire du Pentagone s’élèvera à 379 milliards de dollars. L’augmentation demandée et obtenue par le président Bush en 2002 (pour le budget de 2003) s’élève à 48 milliards de dollars, la plus forte augmentation des dépenses militaires intervenue durant les deux dernières décenniesxliii.
Un aspect particulier du budget militaire pharaonique proposé par George W. Bush a retenu l’attention des commentateurs : l’une des firmes qui profitera le plus immédiatement et le plus massivement des nouveaux crédits est en effet Carlyle Group, une société particulièrement active dans les secteurs de l’armement lourd, de l’aviation de combat et de la communication militaire. Fonctionnant comme un fonds d’investissement, Carlyle Group détient des parts importantes dans de puissants conglomérats militaro-industriels, comme par exemple Lookheed Martin ou General Dynamics. Ses trois principaux « lobbyistes » (agents d’affaires auprès du Congrès) sont le père du président, George Bush, l’ancien secrétaire d’État, James Baker, et l’ancien secrétaire à la Défense Frank Carlucci. Grâce à Bush junior, tous ces intermédiaires gagneront donc prochainement des dizaines de millions de dollars. Paul Krugman, professeur à Harvard, commente : « Toute cette affaire est légale… mais elle puexliv. »
Parmi les grands actionnaires de Carlyle Group, figurent des princes de la famille royale saoudienne, mais aussi la famille Ben Laden. En avril 2002, un incident cocasse s’est produit dans un grand hôtel de Genève. Carlyle Group organisait un de ses habituels dîners à l’intention des banquiers privés genevois et de certains de leurs clients triés sur le volet. George Bush père y assistait. Yeslam ben Laden, demi-frère d’Oussama, se présenta à la porte, arguant de sa qualité d’actionnaire et d’une invitation. Paniqués, les gardes lui refusèrent l’entréexlv.
La presse écrite, les chaînes de télévision, les radios et les journaux électroniques américains acceptent sans trop rechigner, et souvent dans l’enthousiasme, la censure imposée par le commandement militaire.
Quant aux victimes, elles périssent dans l’anonymat. Comme ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants des villes et des villages d’Afghanistan morts écrasés sous les bombes américaines entre le 7 octobre et le 31 décembre 2001.
À Khost, 150 musulmans en prière ont été tués, ou enterrés vivants, sous les bombes américaines lancées sur la mosquée. Début octobre, et par deux fois consécutives, le gigantesque dépôt central du Comité international de la Croix-Rouge de Kaboul, marqué de la croix rouge sur fond blanc, a été bombardé par l’US Force. 12 millions de rations alimentaires individuelles ont été incendiées. Des responsables du CICR sont persuadés que cette destruction a été intentionnelle. Il s’agissait de priver la population de nourriture afin de l’inciter à se soulever contre le gouvernement des Talibans. Seul le fait que 25 % des contributions au CICR proviennent du gouvernement de Washington empêcha l’organisation d’élever une protestation plus explicite.
Même après l’effondrement du régime des Talibans et l’intronisation à Kaboul du nouveau gouvernement de Hamid Karzaï, à la mi-décembre 2001, les bombardements américains se sont poursuivis. Il s’agissait cette fois-ci de détruire les dépôts d’armes abandonnés par les Talibans. Or, comme plusieurs de ces dépôts se trouvaient dans des bourgs et des villages, ce sont de nouveau les populations civiles qui ont été frappées. Dans la seule première semaine de l’année 2002, les bombardiers B-52 à guidage satellitaire ont ainsi massacré 32 civils dans un village de l’est du pays. Peu auparavant, les mêmes bombardiers avaient incendié un autre bourg, tuant 52 personnes – dont 25 enfants, 10 femmes et 17 paysansxlvi.
Dans la grande presse américaine, aucun article critique n’a paru sur aucun de ces massacres ou bombardements de terreur.
La « coalition antiterroriste mondiale » imposée par l’empire à plus de soixante États génère de gros dividendes. Ainsi, par exemple, l’empire a exigé et obtenu des services de renseignements de ces États de lui livrer toutes les informations dont ils disposent, y compris l’identité des sources.
Par ailleurs, la brutalité la plus extrême trouve sa légitimité dans la « guerre antiterroriste mondiale ». En Turquie, les généraux incendient les villages kurdes par dizaines. En Palestine, le gouvernement Sharon use du terrorisme d’État pour assassiner les résistants arabes et imposer des punitions collectives à la population civile. En Tchétchénie, l’armée russe massacre, torture, viole et pille impunément les habitants de la petite république martyre.
Durant sa campagne d’Afghanistan notamment, l’empire a pratiquement suspendu l’application des Conventions de Genève (dont il est pourtant signataire). Lors de la bataille de Kunduz, en novembre 2001, le ministre de la Défense, Donald Rumsfeld, a refusé par deux fois l’offre de reddition des combattants talibans aux commandants tadjiks, alliés des États-Unis. Rumsfeld demanda qu’ils fussent tués.
Quelle est la définition que l’empire donne des terroristes et du terrorisme ? Elle est d’une touchante simplicité : est considéré comme terroriste tout homme, toute organisation, toute entreprise que nous désignons comme tels. Un éditorialiste suisse, pourtant traditionnellement fermement acquis aux stratégies de l’empire, donne de la situation actuelle ce commentaire inquiet : « La chute du mur de Berlin nous avait privés de nos repères. Le 11 septembre, douze ans plus tard, nous les rend. Mais l’objectif des États-Unis n’est pas vraiment de réduire le terrorisme (c’est impossible, il existera toujours quelque part, songez aujourd’hui aux terrorismes corse, basque, irlandais, américain – les attaques à l’anthrax sont vraisemblablement d’origine yankee –, sans oublier une cinquantaine d’autres tout autour de la terre). D’évidence, l’objectif des États-Unis est plutôt d’utiliser désormais le terrorisme comme un argument moralement et politiquement imparable pour organiser le monde de la manière qui leur convient. Ils l’invoquent pour se démettre unilatéralement des traités qui leur déplaisent, pour imposer leur justice sommaire sur la terre, ou pour écarter des concurrents commerciaux gênants. Un exemple : le Département américain de la défense faisant pression sur les Européens pour qu’ils renoncent à mettre en orbite leur système de navigation par satellites Galileo, sous le prétexte que « l’ennemi terroriste » risquerait de s’en servir, mais, plus vraisemblablement, pour contraindre les Européens à utiliser indéfiniment le GPS (Global Positioning System) américain. Le terrorisme a profondément meurtri les États-Unis. Mais cette blessure, habilement exploitée, est en train de leur servir à simplifier le monde, à le réordonner, à ménager leurs intérêtsxlvii. »
Lors du débat budgétaire au Congrès en 2002 (portant sur le budget militaire de 2003), Donald Rumsfeld énonça une doctrine militaire nouvelle : désormais les forces armées des États-Unis seront capables de mener au moins deux grandes guerres (full wars) simultanément sur n’importe quel continent, de contrôler plusieurs guerres mineures (low intensity wars) et d’assurer la défense militaire sans faille du territoire national.
Paul Kennedy, professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Yale, a analysé cette nouvelle doctrine, les investissements financiers gigantesques qu’elle implique et le savoir technologique dont elle se nourrit. Sa conclusion : « The eagle has landed » (« L’aigle a atterri »). En d’autres termes : désormais les États-Unis tiennent fermement la planète dans leurs griffes.
D’autres empires ont tenu entre leurs griffes le monde de leur époque. Tel fut le cas notamment de Rome et de l’empire d’Alexandre. Mais l’empire américain est le premier qui soit parvenu à faire payer ses guerres d’agression par ses alliés et ses victimes. Un exemple parmi d’autres : la guerre du Golfe de 1991.
Plein d’admiration, Paul Kennedy écrit : « Being the number one at great cost is one thing : being the world’s single superpower on the cheap is astonishing » (« Être le numéro un à grands frais est une chose ; être la seule superpuissance du monde à peu de frais est étonnant »)xlviii. Cette performance, ni Rome, ni Sparte, ni Alexandre n’avait réussi à l’accomplir.
Post-scriptum sur l’Europe
Pierre Moscovici a été pendant près de cinq ans un excellent ministre chargé des Affaires européennes dans le gouvernement de Lionel Jospin. Dans son livre L’Europe, une puissance dans la mondialisationxlix, il conclut : « L’Europe peut devenir une puissance démocratique, pacifique, capable d’organiser la mondialisation. Elle peut aussi régresser vers une zone de libre-échange, sans règles ni légitimité, soumise à la domination du modèle américain. »
Ce livre a paru en 2001. Entre-temps, la « guerre antiterroriste mondiale » aidant, la deuxième éventualité évoquée par Moscovici est devenue réalité. À dire vrai, elle l’était déjà depuis un certain temps. Aujourd’hui, l’Europe assiste ainsi passivement au martyre des peuples tchétchène, kurde, palestinien et irakien. Hier, elle a volontairement ignoré les appels des nations bosniaque, kosovare et afghane.
Pourtant, grâce aux sociétés transcontinentales privées opérant depuis son territoire, l’Union européenne constitue une puissance économique et commerciale considérable. Mais elle n’a ni politique étrangère cohérente, ni défense crédible. Et certains de ses principaux leaders politiques, comme le premier ministre anglais Tony Blair ou le chancelier allemand Gerhard Schröder, se complaisent dans la servilité à l’égard de l’empire.