II
Un pianiste à la Banque mondiale
Les mercenaires de l’OMC s’occupent de la circulation des flux commerciaux, ceux de la Banque mondiale et du FMI, des flux financiers. FMI et Banque mondiale forment les plus importantes des institutions dites de « Bretton Woodsclxxxvii ».
Le terme « Banque mondiale » est imprécis. Officiellement, l’institution s’appelle « The World Bank Group ». Elle comprend la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, l’Association internationale pour le développement, la Compagnie financière internationale, l’Agence multilatérale pour la garantie des investissements et le Centre international pour la gestion des conflits relatifs aux investissements.
Dans ses propres publications, le groupe utilise le terme « Banque mondiale » pour désigner la Banque internationale pour la reconstruction et le développement et l’Association internationale pour le développement. Nous procéderons de même ici. Quant aux trois autres instituts faisant partie du groupe, ils assument des fonctions limitées, qui sont marginales par rapport au sujet traité dans ce livre. La Compagnie financière internationale appuie et conseille les investisseurs privés dans les pays du tiers-monde. L’Agence multilatérale de garantie est une sorte d’agence de cautionnement pour les risques non commerciaux encourus par les investisseurs privés. Enfin, le Centre international pour la gestion des conflits met à la disposition des investisseurs privés étrangers des mécanismes de conciliation ou d’arbitrage lorsqu’ils se trouvent en conflit avec le gouvernement d’un pays hôte.
Le « World Bank Group » emploie un peu plus de 10 000 fonctionnaires. Et la Banque mondiale est probablement l’organisation inter-étatique qui renseigne le plus complètement l’opinion publique sur ses propres stratégies, intentions et activités. Un flot quasi continu de statistiques, de brochures explicatives, d’analyses théoriques s’écoule depuis la forteresse de verre et de béton du numéro 1818 H Street Northwest, à Washington.
La Banque mondiale exerce sur la planète un pouvoir immense. Elle déploie une activité prométhéenne et multiforme. Elle seule, aujourd’hui, alloue des crédits aux pays les plus démunis. Durant la décennie passée, elle a ainsi accordé aux pays du tiers-monde des crédits à long terme pour une somme supérieure à 225 milliards de dollars.
La Banque assure la création d’infrastructures par des crédits d’investissement. Dans certains cas – au Niger, par exemple – elle couvre aussi (en deuxième position, derrière des donateurs bilatéraux) le déficit budgétaire d’un État particulièrement démuni. Elle finance également chaque année des centaines de projets de développement.
En termes de technique bancaire, la Banque mondiale est aujourd’hui partout le « prêteur de dernière instance », « the lender of last resort », celui qui est en situation d’imposer au débiteur les conditions de son choix. Et qui d’autre que la Banque mondiale serait prêt à accorder le moindre crédit au Tchad, au Honduras, au Malawi, à la Corée du Nord ou à l’Afghanistan ?
Entre la Banque mondiale et Wall Street, l’alliance est bien entendu stratégique. La Banque mondiale a d’ailleurs sauvé à maintes reprises certains instituts financiers de Wall Street qui s’étaient imprudemment engagés dans des opérations de spéculation ici ou là sur d’autres continents.
Dans sa pratique quotidienne, la Banque mondiale fonctionne bien sûr selon des critères strictement bancaires. Sa charte exclut expressément toute conditionnalité politique ou autre. Sa pratique est néanmoins surdéterminée par un concept totalisant d’origine non bancaire, et idéologique celui-là : le consensus de Washingtonclxxxviii.
La Banque a connu son âge d’or de la fin des années soixante au début des années quatre-vingtclxxxix. C’est l’ancien ministre de la Défense des présidents Kennedy et Johnson, Robert McNamara, qui dirigea la Banque de 1968 à 1981. Sous sa présidence, le volume annuel des prêts est passé de 1 à 13 milliards de dollars. Le personnel a été multiplié par quatre, et le budget administratif par 3,5.
Avec l’aide de son trésorier, Eugène Rotberg, McNamara sera parvenu à lever sur les différents marchés nationaux de capitaux près de 100 milliards de dollars d’emprunts. Ironie de l’histoire : une grande partie de cette somme aura été obtenue auprès des banquiers suisses, ceux-là mêmes qui abritent l’essentiel des capitaux en fuite provenant des nababs, des dictateurs et des classes parasitaires d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine.
Selon Jerry Mander, McNamara a tué plus d’êtres humains à la tête de la Banque mondiale que lorsqu’il était, en tant que ministre de la Défense des États-Unis, préposé aux massacres du Viêt Nam.
Jerry Mander dessine ainsi le portrait de McNamara : « Honteux du rôle qu’il avait joué pendant la guerre du Viêt Nam, il voulut se racheter en volant au secours des pauvres du tiers-monde. Il se mit à l’ouvrage en bon technocrate, avec l’arrogance d’un authentique croyant : "Je vois dans la quantification un langage qui ajoute de la précision au raisonnement. J’ai toujours pensé que plus une question est importante, moins nombreux doivent être ceux qui prennent les décisions", écrit-il dans Avec le recul : la tragédie du Viêt Nam et ses leçons. Faisant confiance aux chiffres, McNamara a poussé les pays du tiers-monde à accepter les conditions attachées aux prêts de la Banque mondiale et à transformer leur économie traditionnelle afin de maximaliser la spécialisation économique et le commerce mondial. Ceux qui s’y refusaient étaient abandonnés à leur sortcxc. » Et, plus loin : « Sur ses instances, de nombreux pays n’eurent d’autre choix que de passer sous les fourches caudines de la Banque. McNamara ne détruisait plus les villages pour les sauver, mais des économies entières. Le tiers-monde se retrouve maintenant avec des grands barrages envasés, des routes qui tombent en ruine et ne mènent nulle part, des immeubles de bureaux vides, des forêts et des campagnes ravagées, des dettes monstrueuses qu’il ne pourra jamais rembourser. Tels sont les fruits empoisonnés de la politique menée par la Banque mondiale, de l’époque de McNamara à nos jours. Aussi grande soit la destruction semée par cet homme au Viêt Nam, il s’est surpassé pendant son mandat à la Banquecxci. »
L’actuel président de la Banque est un Australien de 68 ans, à la crinière blanche, au beau regard triste, du nom de James Wolfensohn. L’homme est exceptionnel par son destin et ses dons. Ancien banquier de Wall Street, multimilliardaire, idéologue et impérialiste dans l’âme, il est aussi un artiste accompli. D’abord pianiste, il s’adonne actuellement à la pratique du violoncelle. Il déploie une intense activité d’auteur.
Chaque année, la Banque publie une sorte de catéchisme : The World Development Report. Cette publication fait autorité dans les milieux universitaires et onusiens. Elle tente de fixer les grands thèmes qui, pendant un certain temps, occuperont les agences spécialisées de l’ONU, les universités et, au-delà, l’opinion publique. Le World Development Report porte la marque personnelle de Wolfensohn. Son édition 2001 s’ouvre sur cette profession de foi : « Poverty amid plenty is the world’s greatest challenge » (« La pauvreté dans un monde riche constitue pour l’humanité le plus grand déficxcii »).
Traditionnellement, les idéologues de la Banque mondiale témoignent d’une admirable souplesse théorique. Malgré les évidents échecs de leur institution, ils n’ont cessé, au cours des cinq décennies passées, de multiplier les théories justificatrices. Ils ont réponse à tout. Ils sont infatigables. Ils accomplissent un travail de Sisyphe.
Regardons-y de plus près.
Du temps de McNamara, la théorie préférée de la Banque était celle de la « croissance ». Croissance = progrès = développement = bonheur pour tous.
Vint une première vague de contestations, portée notamment en 1972 par les savants du Club de Rome, sur le thème : « La croissance illimitée détruit la planète. » Les théoriciens de la Banque réagirent au quart de tour : comme vous avez raison, estimés érudits de Rome ! La Banque mondiale vous approuve. Désormais, elle mettra en œuvre le « développement intégré ». Autrement dit, elle ne prendra plus seulement en compte la croissance du produit intérieur brut d’un pays, elle examinera aussi les conséquences produites par cette croissance sur d’autres secteurs de la société. Voici les questions que la Banque entreprit alors de se poser : est-ce que la croissance est équilibrée ? Quelle conséquence produit-elle sur la distribution intérieure des revenus ? Une trop rapide croissance de la consommation énergétique d’un pays ne risque-t-elle pas d’affecter les réserves énergétiques de la planète ? Etc.
D’autres rapports critiques contre le capitalisme débridé vinrent alors à être publiés, notamment ceux établis par des groupes de chercheurs présidés respectivement par Gro Hare Brundtland et par Willy Brandt. Ces critiques s’adressaient à l’« économisme » de la Banque. Elles revendiquaient d’autres paramètres, non économiques, du développement, ceux notamment de l’éducation, de la santé, du respect des droits de l’homme, et reprochaient à la Banque de ne pas les prendre en considération. Celle-ci réagit illico. Elle produisit une superbe théorie sur la nécessité du « développement humain ».
Nouvelle étape de la contestation : le mouvement écologiste prit de l’ampleur et gagna de l’influence partout en Europe, en Amérique du Nord. Pour développer les forces de production d’une société, disaient les écologistes, il ne suffit pas d’avoir l’œil fixé sur les indicateurs classiques, ni même sur les fameux paramètres du développement humain. Il faut aussi prévoir sur le long terme les effets des interventions dites de développement, notamment sur l’environnement. Les idéologues de la Banque sentirent immédiatement le vent tourner. Désormais, ils seraient les partisans farouches du sustainable development, du « développement durable ».
En 1993, se tint à Vienne la Conférence mondiale sur les droits de l’homme. Contre les Américains et certains Européens, les nations du tiers-monde imposèrent la reconnaissance des « droits économiques, sociaux et culturels ». Une conviction présidait à cette révolution : un analphabète se soucie comme d’une guigne de la liberté de la presse. Avant de se préoccuper des droits civils et politiques, donc des droits démocratiques classiques, il est indispensable de satisfaire les droits sociaux, économiques, culturels. James Wolfensohn publia alors rapport sur rapport, déclaration sur déclaration. La Banque mondiale, comme de bien entendu, serait à l’avant-garde du combat pour la réalisation des droits économiques, sociaux et culturels. À Prague, en septembre 2000, le Pianiste fit même un discours émouvant sur le sujet.
Une des dernières en date des pirouettes des intellectuels organiques de la Banque mondiale concerne l’empowered development, l’exigence d’un développement économique et social contrôlé par les victimes du sous-développement elles-mêmes.
Pourtant, je l’ai dit, aucune des déclarations d’intention successives de la Banque n’est parvenue à masquer durablement cette évidence : l’échec éclatant des différentes stratégies de « développement » mises en œuvre par ses soins. Que faire ? La Banque n’est jamais à court d’idées. Désormais, elle plaidera les circonstances atténuantes. Elle invoquera la fatalité.
La conférence prononcée le 8 avril 2002 dans la salle XI du Palais des Nations de Genève, devant les cadres de l’ONU et de l’OMC, par le vice-président chargé des relations extérieures de la Banque, était intitulée : « Will development assistance ever reach the poor ? » (« L’aide au développement parviendra-t-elle jamais aux pauvres ? »). Réponse de l’éminent vice-président : « Personne n’en sait rien. »
Pour porter la bonne parole au monde, James Wolfensohn s’assure les services d’un certain nombre de messagers triés sur le volet. Ce que les jésuites sont à l’Église catholique, les missi domini du Pianiste le sont à la Banque mondiale : ces « envoyés du maître » exécutent les missions les plus diverses. Exemples.
À Lagos, capitale du Nigeria, grande puissance pétrolière et l’une des sociétés les plus corrompues du monde, James Wolfensohn a installé un bureau de la good governance (contrôle de la corruption). Son préposé recueille des informations, venues de particuliers, de mouvements sociaux, d’organisations non gouvernementales, d’Églises, de syndicats ou de fonctionnaires d’État révoltés, concernant des affaires de corruption. Il observe les mises aux enchères truquées des grands chantiers de la région, les dessous-de-table payés à des ministres par des directeurs locaux de sociétés multinationales, l’abus de pouvoir pratiqué par tel ou tel chef d’État contre rémunération sonnante et trébuchante. En bref, il enregistre, se documente, essaie de comprendre les multiples voies empruntées par les corrompus et les corrupteurs. Mais que devient ensuite ce savoir ? Mystère.
Wolfensohn a également désigné un vice-président exécutif, tout spécialement chargé de la lutte contre l’extrême pauvreté. Lui aussi se documente et s’informe… Jusqu’à récemment, ce poste était occupé par Kemal Dervis.
Il s’agit d’un économiste d’une cinquantaine d’années, de nationalité turque, chaleureux et fin, qui a grandi en Suisse. Musulman, il a passé son baccalauréat dans un établissement privé catholique, le collège Florimont, au Petit-Lancy, près de Genève. (Au début 2001, il a quitté la Banque. Il est aujourd’hui ministre de l’Économie et des Finances de Turquie.)
Autre personnage totalement atypique travaillant au service de Wolfensohn : Alfredo Sfeir-Younis. Depuis novembre 1999, ce dernier dirige à Genève le World Bank Office, la représentation de la Banque auprès du quartier général européen de l’ONU et auprès de l’OMC. L’homme n’est pas banal. Voici comment le journaliste André Allemand décrit le messager du Pianiste : « Avec le charisme un peu retenu d’un Richard Gere barbu, le tout nouveau représentant de la Banque mondiale dépeint une organisation en pleine mutation philosophique, à l’écoute des plus démunis et cherchant activement à éliminer la pauvreté dans le monde. » Allemand surnomme Sfeir-Younis l’« Enjoliveurcxciii ».
Sfeir-Younis est un Chilien d’origine libanaise. C’est un cosmopolite et un diplomate-né. Fils d’une grande famille maronite libanaise dont une branche s’est fixée au Chili, il est le neveu de Nasrallah Sfeir, le patriarche de l’Église maronite. Dès 1967, son père ayant été nommé ambassadeur du Chili à Damas et à Beyrouth, le jeune Alfredo a assisté à toutes les convulsions, guerres et turbulences du Croissant fertile.
L’« Enjoliveur » est un pionnier. Il a été le premier environmental economist (économiste de l’environnement) à entrer dans la Banque. Aujourd’hui, elle en compte 174. Il a par ailleurs travaillé pendant sept ans, dans des conditions souvent difficiles, en Afrique sahélienne. Témoignant de convictions antifascistes solides, il s’est autrefois opposé à la dictature de Pinochet.
Bouddhiste, il pratique la méditation.
Mais Don Alfredo est surtout un maître du langage ambigu.
Écoutons-le : « Les difficultés économiques actuelles relèvent d’abord de la distribution des richesses et non pas tant de problèmes relatifs à la production ou à la consommation… Le monde souffre du manque de gouvernance globalecxciv. »
Tout pasteur calviniste genevois lisant ces lignes sera saisi d’enthousiasme. Voici un frère ! Enfin un responsable bancaire qui n’a pas la croissance, la productivité et la maximalisation des profits à la bouche ! Mais ce que le naïf lecteur de ces propos ne sait pas, c’est que le messager du Pianiste à Genève est un partisan farouche de la stateless global governance, du gouvernement mondial sans État et du Consensus de Washington.
Don Alfredo est un dur. Un agent d’influence de haut vol : à certains moments, et sur ordre du Pianiste, il joue aussi les agents secrets comme lors de la Conférence mondiale du commerce à Seattle en 1999. « En décembre dernier, j’étais dans les rues de Seattle, chargé de rapporter à mon organisation les points soulevés par les manifestantscxcv. »
Un autre missus totalement atypique du Pianiste s’appelle Mats Karlsson. Collaborateur étroit et disciple de Pierre Schori – le principal héritier intellectuel et spirituel d’Olof Palme –, Karlsson a été économiste en chef du ministère suédois des Affaires étrangères et secrétaire d’État à la Coopération. C’est un socialiste convaincu. Outre Pierre Schori, il a pour ami Gunnar Sternäve, la tête pensante des syndicats suédois. Or, Karlsson est aujourd’hui vice-président en charge des affaires étrangères et des rapports avec l’ONU de la Banque mondiale.
Je le dis sans ironie : certains des idéologues de la Banque mondiale me séduisent. Leur brio intellectuel, leur culture sont attachants. Certains sont même de bonne foi. Alfredo Sfeir-Younis et Mats Karlsson, pour m’en tenir à eux, sont des hommes profondément sympathiques. Le problème est que si leurs théories changent et s’adaptent, la pratique, elle, est constante : elle découle de la pure rationalité bancaire, impliquant l’exploitation systématique des populations concernées et l’ouverture forcée des pays aux prédateurs du capital mondialisé.
Car à l’instar de l’OMC et du FMI, la Banque mondiale est, elle aussi, un bastion du dogme néolibéral. En toute circonstance et à tous les pays débiteurs, elle impose le Consensus de Washington. Elle promeut la privatisation des biens publics et des États. Elle impose l’empire des nouveaux maîtres du monde.
En janvier 2000, tremblement de terre ! Le messager le plus important, le plus proche de Wolfensohn, Joseph Stiglitz, économiste en chef et premier vice-président de la Banque mondiale, démissionne en dénonçant publiquement la stratégie de privatisation à outrance et l’inefficacité des institutions de Bretton Woodscxcvi.
Wolfensohn, tout à coup, éprouve des doutes. Il en vient même à se poser des questions : les capitaux rentrent, les crédits sortent, les barrages se construisent, donnent de l’électricité… et partout autour les hommes meurent de faim. Partout dans le tiers-monde la malaria revient au galop et tue un million de personnes par an, les écoles ferment, l’analphabétisme progresse, les hôpitaux tombent en ruine, les patients décèdent faute de médicaments. Le sida fait des ravages.
Quelque chose ne va pas. Alors, Wolfensohn interroge, voyage, invite à sa table des militants des mouvements sociaux, les écoute, réfléchit, et tente de comprendre l’échec gigantesque de sa Banquecxcvii.
Des doutes du Pianiste, un nouvel organigramme est nécxcviii. Le Social Board, le Département social dont il a renforcé le personnel, doit désormais être consulté impérativement par tout chef de projet. Ce département a pour tâche d’examiner et d’évaluer les conséquences humaines provoquées dans la société d’accueil par l’intervention de la Banque : construction d’une autoroute, d’un barrage, d’une correction de fleuve, d’un port, d’un conglomérat d’usines, etc. Il s’agit d’évaluer les conséquences sociales et familiales de chaque investissement.
De quelle façon la nouvelle autoroute affectera-t-elle la vie dans les villages qu’elle traversera ? Comment un conglomérat industriel pèsera-t-il sur le marché du travail dans la région ? Que deviendront les paysans chassés par l’expropriation des terres qui précède la construction d’un barrage ? Des plantations extensives de cultures destinées à l’exportation exigent la destruction de milliers d’hectares de forêts : dans quelle mesure le climat de la région en sera-t-il affecté ? Les questions examinées par le Département social sont innombrables. Mais il n’a aucun pouvoir. Même si ses conclusions sont entièrement négatives, même s’il prévoit désastre sur désastre, il ne pourra empêcher la construction du conglomérat industriel, l’arrachage des arbres ou le détournement du fleuve.
La décision des banquiers est toujours souveraine.
Qui, d’ailleurs, collabore avec le Département social ? Des membres d’organisations internationales non gouvernementales réputées « crédibles ». Foin des extrémistes ! La Banque veut des critiques « compétents » et « raisonnables ».
Les organisations non gouvernementales (ONG) posent des problèmes nombreux. Nous y viendrons dans la quatrième partie de ce livre.
Amnesty International, Terre des Hommes, Greenpeace, Human Rights Watch, Oxfam, Médecins du Monde, Médecins sans frontières, le Mouvement des travailleurs sans terre, Via Campesina, Action Contre la Faim, etc., sont des ONG. Elles font un travail magnifique. Leurs militants et militantes sont le sel de la terre. Mais beaucoup d’autres ONG sont d’origine et de composition ambiguës, douteuses, et elles se conduisent parfois de façon franchement crapuleuse. C’est ainsi que nombre d’entre elles procèdent des plus grandes sociétés capitalistes transcontinentales, qui financent chacune une, deux, voire plusieurs ONG qu’elles ont créées de toutes pièces.
Les dirigeants de ces ONG ne sont élus par aucune assemblée publique. Leurs sources de financement sont couvertes par le secret des affaires. Les versements se font par l’intermédiaire de fondations domiciliées au Liechtenstein ou d’une IBC des Bahamascxcix.
Comment les choses se passent-elles avec la Banque mondiale ?
Celle-ci met sur pied des programmes d’accompagnement social pour adoucir les conséquences humaines de ses investissements industriels, d’infrastructures, etc. Elle confie la gestion de ces programmes à des organisations non gouvernementales dites « crédibles ». C’est évidemment le Pianiste qui fixe le degré de « crédibilité » d’une ONG. Ces organisations prélèvent au passage une commission qui s’élève, au minimum, à 5 % des crédits alloués au programme qu’elles gèrent.
Nombre d’ONG collaborant avec le Pianiste s’assurent ainsi un précieux financement.
Conséquence : les discours tenus lors des grandes conférences internationales et les critiques adressées à la direction de la Banque s’adoucissent soudain. Ces ONG se conduisent finalement en courtisanes.
Voici un autre effet de la manipulation de certaines ONG par l’habile Wolfensohn. Nombre de dirigeants et de cadres d’ONG, consultés comme « experts » par le Département social, sont ensuite discrètement intégrés dans les étages supérieurs de la Banque. Ils s’achètent une belle carrière à la Banque par des critiques « raisonnables », « mesurées », « compétentes », à l’encontre des projets d’investissements et de la politique de privatisation à outrance menés par elle. Au quartier général de la Banque, une division spéciale s’occupe de la sélection, du traitement et de la surveillance des ONG. C’est la Civil Society Unit, placée sous la direction de William Reuben.
Pour prendre la mesure du double jeu du Pianiste, suivons l’élaboration et la réalisation d’un projet concret, celui de l’oléoduc Tchad-Cameroun dont les études de faisabilité ont été achevées depuis le milieu des années quatre-vingt-dix. Il s’agit du projet industriel impliquant l’investissement financier privé le plus élevé de tout le continent africain. Au milieu de l’année 2001, l’investissement nécessaire au démarrage du projet était estimé à 3,7 milliards de dollars. Mais celui-ci sort des cartons de sociétés pétrolières multinationales : la participation de la Banque mondiale est donc essentielle, car elle seule peut faire admettre aux peuples concernés le tracé de l’oléoduc. La Banque mondiale apportera, au cours de la première phase de réalisation, près de 200 millions de dollars : il s’agit d’assurer le forage et la mise en valeur des champs pétroliers récemment découverts dans le bassin de Doba, au sud du Tchad. Mais il faudra ensuite construire un oléoduc de 1 000 kilomètres à travers la forêt vierge afin d’évacuer le pétrole jusqu’à la côte atlantique du Cameroun, à Kribi. Pour cette deuxième phase, 300 millions de dollars seront mobilisés par la Banque.
Depuis plus de vingt ans, le Tchad souffre d’une série de dictatures militaires féroces. Des clans fratricides de Toubous du Nord ou d’autres tribus du Tibesti se sont succédé au pouvoir à N’Djamena. Les exécutions extrajudiciaires, la torture, les disparitions forcées sont la règle au Tchad. Aucune société civile digne de ce nom ne saurait se développer dans ces conditions.
Le Cameroun est doté d’un régime politique tout aussi corrompu que celui du Tchad. Sur la liste 2001 de Transparency International, annuaire des régimes les plus corrompus du monde, le Cameroun figure en quatrième positioncc. Mais contrairement à ce qui se passe au Tchad, au Cameroun l’emprise de l’État sur la société est faible. Entre le général président Idriss Déby et le falot Paul Byha, il n’y a guère de comparaison possible. Déby règne par la terreur et fait assassiner ses opposants. Le président camerounais en revanche – qui passe le plus clair de son temps à l’Hôtel Intercontinental de Genève – ne dirige pas grand-chose : il préside un régime en pleine déliquescence. Le tissu social se défait. L’État camerounais n’est plus qu’une fiction.
La déréliction du pouvoir au Cameroun favorise l’éclosion dans le pays d’ONG, de mouvements sociaux, de groupes écologiques critiques. C’est ainsi que différentes composantes de la société civile camerounaise entretiennent des liens solides avec le parti des Verts et avec Greenpeace en France. Et lors du sommet des chefs d’État franco-africains tenu à Yaoundé en 2000, la société civile camerounaise a procédé à une mobilisation impressionnante : elle a organisé un contre-sommet qui a éclipsé, dans l’opinion publique, le sommet présidé par Jacques Chirac. Bref, bien vite, James Wolfensohn et ses amis pétroliers se sont heurtés à la résistance vive et obstinée des mouvements camerounais alliés à Greenpeace France et à des députés Verts au Palais-Bourbon (notamment à Marie-Hélène Aubert). Cette opposition revendiquait le partage équitable des futures rentes du pétrole, des garanties contre la corruption et la modification du tracé de l’oléoduc, afin que soit épargnée la forêt où habitent les Pygmées.
En juin 1997, la Banque mondiale dut reculer. Wolfensohn récusa la première étude qu’il avait lui-même commandée à propos de « l’impact sur l’environnement écologique et sociologique » du projet. Mais les sociétés pétrolières ne désarmèrent pas. Elles mobilisèrent leurs complices à Wall Street et à Washingtoncci. Résultat ? Dix-huit mois après le refus de la première étude d’impact, Wolfensohn céda aux pétroliers.
Son argument : nous avons tenu compte des « objections raisonnables ». C’est ainsi que le tracé du pipeline sera légèrement modifié. En outre, l’État tchadien a dû abandonner une partie de sa « souveraineté gestionnaireccii ».
Que s’est-il passé ? Les pétroliers ont travaillé le général-président au corps. Quoi qu’il en soit, le gouvernement de N’Djamena a fait voter une loi stipulant que 80 % des futures recettes pétrolières seront affectées au développement économique, à l’éducation et à la santé, et que 10 % seront bloqués dans un « Fonds spécial pour les générations futures ». Idriss Déby signant une loi contre la corruption ? La chose est à peu près aussi crédible que si Pinochet s’était engagé en 1973 à lutter en faveur du socialisme, des droits de l’homme et contre la torture. Comble du ridicule : le despote a annoncé la constitution d’un « Comité de contrôle public » pour surveiller l’application de la nouvelle loi.
Le Pianiste, de son côté, a pris prétexte de l’annonce du despote pour balayer les dernières oppositions à la réalisation de l’oléoduc. Observateur de longue date des agissements de la Banque, Bruno Rebelle, président de Greenpeace France, a alors eu ce commentaire lapidaire : « Les discours s’habillent, les pratiques restent. Voilà un exemple emblématique d’investissement non éthique que la Banque mondiale ne devrait pas fairecciii. »
En mai 2000, le journal britannique The Guardian publia un mémorandum secret provenant de la Banque mondiale elle-même. Plusieurs de ses économistes se désolidarisaient de Wolfensohn et de ses amis pétroliers. Selon eux, l’oléoduc comporterait des risques de dérapages politiques et écologiques « significatifscciv ».
Toute question posée par des journalistes à propos de l’oléoduc a le don d’irriter le Pianiste. En témoigne, par exemple, son interview de juin 2000 à Libération. Les deux journalistes (Christian Losson et Pascal Riche) s’étaient montrés pourtant courtois et objectifs.
Question : « On vous reproche souvent aussi de ne pas savoir penser petit, et de financer d’énormes chantiers, comme l’oléoduc Tchad-Cameroun. »
Réponse : « Cet oléoduc, c’est le résultat d’années de dialogues avec deux gouvernements, la société civile et le secteur privé. Le Tchad est un pays très pauvre : 230 dollars de revenu par tête et par an. Sa seule chance, ce sont ses ressources en pétrole. Peut-on l’aider à exporter en respectant l’environnement et les droits de l’homme, et éviter que les profits soient détournés ? On a pris toutes les précautions : 41 experts ont rédigé 28 volumes sur la seule question écologique, on a photographié chaque arbre et longé, à pied, l’intégralité du futur oléoduc ! J’ajoute que le projet répondait à une demande initiale du gouvernement français, désireux d’aider une ex-colonieccv. »
« On a photographié chaque arbre… longé à pied l’intégralité du futur oléoduc…» La remarque serait amusante si le mensonge était moins gros.
Dans la forêt promise à la dévastation habitent pourtant des êtres humains, et depuis des millénaires. Ce sont les Pygmées-Bagyeli. Mais les mercenaires de la Banque mondiale n’en ont cure.
Les Pygmées-Bagyeli comptent environ 4 500 âmes, leurs campements sont éparpillés dans l’immense forêt vierge. Ils vivent de la cueillette et de la chasse. C’est donc à travers leurs terres que les bulldozers vont, sur une distance de 1 000 kilomètres, tracer une route pour l’or noir, de 30 mètres de large. C’est dans leurs forêts que seront construites les stations de pompage, de surveillance, les pistes d’atterrissage pour les ingénieurs de l’oléoduc, les dépôts et ateliers de réparation, les logements des contrôleurs, etc.
Les Pygmées-Bagyeli sont soutenus par l’ONG londonienne Survival. En juin 2000, celle-ci a invité à Londres le leader du peuple forestier, Jacques Nung. En Europe, celui-ci s’est exprimé avec une infinie prudence : « Je ne dis pas que la forêt sera totalement détruite. Mais des arbres seront arrachés que nous utilisons pour les produits ligneux ou la médecine. Moi qui ai l’habitude de trouver le gibier tout près, il [me] faudra [désormais] faire 15 ou 20 kilomètres. Nous ne sommes pas contre le projet, nous demandons à être davantage impliqués. » Et, plus loin : « Au premier contact, le Pygmée a tendance à dire oui à tout, pour vous mettre à l’aise, mais, deux jours plus tard, il peut dire non. Il faut prendre du temps avec eux, expliquer davantage. Jusqu’à présent, les autres ont toujours décidé pour nous. Maintenant, nous prenons notre destin en main. » Nung conclut : « On nous a dit : on va vous construire des maisons. Mais est-ce que j’ai demandé une maisonccvi ? »
Les chances des Pygmées-Bagyeli face à James Wolfensohn et aux pétroliers sont minces. D’astronomiques profits sont en jeu : les revenus des dix ans à venir du bassin de Doba et de l’oléoduc sont estimés à plus de 10 milliards de dollars. Selon les contrats actuellement en vigueur, les trois quarts de cette somme reviendront aux sociétés multinationales pétrolières.
Le Département social instauré par Wolfensohn et ses experts « indépendants » se sont bien sûr penchés sur le projet de l’oléoduc Tchad-Cameroun. Ils ont conseillé la création d’un « Fonds spécial pétrolier de lutte contre la pauvreté ». Qui en sont les bénéficiaires statutaires ? Des associations de paysans ? Des ONG ? Des syndicats ? Des citoyennes et citoyens des pays ravagés ? Pas du tout ! Les uniques bénéficiaires du Fonds spécial sont les gouvernements de Yaoundé et de N’Dj amena. Aucun mouvement de la société civile, aucune ONG, aucun syndicat ne sont mentionnés dans les statuts du Fonds.
En novembre 2000, le gouvernement tchadien, avec l’accord de la Banque, a prélevé 17 milliards de francs CFA (environ 25 millions de dollars) sur le Fonds. Prétexte : la famine menaçait le nord du pays. Mais Jean-Bawoyeu Alingué, le chef de l’opposition à Déby, a publié des documents indiquant que la majeure partie de la somme prélevée était destinée à des achats d’armesccvii. Le Fonds de lutte contre la pauvreté institué par la Banque mondiale a ainsi servi à financer la guerre menée par le despote contre une partie du peuple tchadien.